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Pop, tops et flops (4/6): Jo Lemaire

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Issue de la new wave seventies, la Gembloutoise Jo Lemaire cartonne avec la reprise du gainsbourgien Je suis venu(e) te dire que je m’en vais, fin des années 1970 et début des années 1980. Avant de filer vivre en Flandre. Où on la retrouve, près de quatre décennies plus tard.

 » Oui, c’est vrai, dans cette interview que nous avions faite en 1983, toi et moi, j’avais bel et bien affirmé que j’étais plus flamande que certains Flamands. Et quand tu m’as demandé de choisir un homme politique de l’époque, entre Ronald Reagan, François Mitterrand et Wilfried Martens, j’avais pointé ce dernier, ah ! ah ! Mais là, ça faisait un an seulement que j’habitais de ce côté-ci de la Belgique. Depuis, mes opinions sont nettement plus nuancées. Inutile de dire que toute cette radicalisation façon Vlaams Belang ne me plaît pas du tout. S’ils arrêtent le cordon sanitaire, je m’en irai peut-être (sourire). Je ne comprends pas les gens qui essaient de tout diviser. Moi, j’aime rassembler, fédérer. Cela dit, il y a un bout de temps que je n’ai plus rencontré de journaliste francophone.  »

Il y a eu des périodes un peu plus creuses mais je n’ai jamais arrêté de jouer. J’aime ce que je fais.

Jo rit et Jo tutoie, sans doute car nous la croisons depuis la fin des années 1970 dans le cercle alors restreint de la new wave belge. Parce que le rendez-vous pris, dans le village où elle réside aujourd’hui – Bonheiden, à une quarantaine de kilomètres au nord de Bruxelles -, foire pour des raisons logistiques, nous nous retrouvons à Malines dans un snooker qui ne fera pas le décor du prochain Scorsese. Pas très glamour. Contrairement à Madame Josiane Lemaire, 64 ans, portant bien un manteau immaculé assorti à des baskets du même ton, accompagnée d’un éclatant parapluie rouge.

A ses côtés, son  » manager, booker et garde du corps (sic) « , Alex De Pauw qui partage aussi son quotidien privé depuis le début des années 1990, moitié d’un team en duo. Cette configuration semble d’ailleurs avoir présidé le parcours de la fille d’un secrétaire communal et d’une mère  » d’un foyer modeste également composé d’un frère de huit ans plus âgé « . Jo grandit à Gembloux et constitue son premier binôme d’importance en fréquentant les festivals pop du premier mitan des seventies :  » Je n’aimais pas l’école, j’avais usé les bancs chez les soeurs de Notre-Dame à Gembloux. Je leur suis d’ailleurs extrêmement reconnaissante parce qu’elles ont fait de moi la plus grande athée de Belgique (rire). Et puis, après avoir fréquenté des lycées à Namur et Tamines, j’ai laissé tomber les études à 17 ans. C’est là que j’ai rencontré Philippe Depireux.  » Autre Gembloutois enamouré de culture rock, il embarque Jo à la fois dans son coup de foudre – ils se marient en 1975 – et leurs rêves musicaux communs.

Féminité internationale

Joint au téléphone début juillet alors qu’il se remet d’un sauvage passage du Covid, Philippe Depireux restitue les parfums d’époque :  » On doit être en 1977 et j’emmène Jo dans l’aventure d’un groupe de la région nommé Ablaze : de fil en aiguille, elle se met au chant et puis une certaine lassitude s’installe, les compositions tournant en rond.  » Le couple Depireux-Lemaire quitte le navire et se lance sous le nom de Jo Lemaire + Flouze, avec une constante : la qualité de la voix.  » Jo était plutôt timide et, au début, n’avait aucune expérience musicale. Mais elle était de toute évidence assez douée, vocalement très efficace. Les premières prises étaient souvent les bonnes. Elle s’est également mise à écrire une partie des textes. Après deux 45-tours sur un label indépendant, on a signé un contrat de trois albums chez Polygram.  »

La période 1977-1979 connaît un semblant de révolution culturelle : la fièvre punk/new wave ringardise initialement les générations précédentes, et chaque firme de disques – comme on dit alors – n’a qu’une obsession : dégotter les nouveaux Sex Pistols, Clash, les futurs U2, Simple Minds ou Talking Heads. Jo Lemaire + Flouze, mené par le batteur-compositeur Philippe Depireux, tranche sur le marché sonore : les cuivres, sax et clarinette, l’humour distancié, belgicain, affûtent un répertoire personnalisé par Jo, son allure un rien garçonne, son pep, sa sympathique électricité et un chant qui concurrence sans problème la féminité internationale. Qui, de Patti Smith à Deborah Harry de Blondie, revendique alors sa part de créativité et de succès. Jo Lemaire se souvient forcément :  » On est tombés sur Firmin Michiels qui avait signé les Kids (groupe punk anversois) et qui, plus tard, travaillera avec Axelle Red et Renaud. Sylvain Van Holme, ex-Wallace Collection (lire aussi Le Vif/L’Express du 16 juillet), a produit notre premier album. Je chantais en alternance avec un job de caissière dans un magasin, près de la porte et des courants d’air (rire). Et on faisait beaucoup de concerts. C’était une époque assez folle quand même : si un groupe jouait trop longtemps, l’organisateur enlevait la prise.  »

Gainsbourg

Alors que Jo Lemaire + Flouze se fait connaître au Benelux et en France, la reprise d’un titre de Gainsbourg élargit considérablement son aura. Initialement composé en 1973 par le chanteur-clopeur français qui vient de faire un infarctus, Je suis venu te dire que je m’en vais est féminisé en 1981 par Jo en venue et pond un sacré tube. Mais pas complètement.  » On a vendu plus de 100 000 copies de la chanson en Belgique et, au final, environ 250 000 à l’international », se souvient Philippe Depireux. Mais le label français n’a pas voulu sortir en single cet extrait de notre troisième album, ce qui a semblé incompréhensible. Le titre aurait pu alors devenir un tube encore plus grand. La mode belge en France n’existait pas encore…  »

A 64 ans, Jo Lemaire reste toujours aussi glamour, dans le look et dans la voix.
A 64 ans, Jo Lemaire reste toujours aussi glamour, dans le look et dans la voix.© philippe cornet

La version synth-pop de Jo & compagnie signe aussi la fin de Flouze, le couple Lemaire-Depireux se séparant abruptement. Lors d’une tournée en France, la chanteuse a eu un coup de foudre pour l’un des techniciens du groupe, Fa Vanham. Elle file vivre avec lui à Bilzen, bourg du Limbourg, fameux pour son festival jazz et rock. Une autre vie,  » plus rock and roll  » débute. Là encore, un autre triplé d’albums se construit avec l’amant-comparse :  » Je suis partie de Gembloux avec une petite valise et mon dictionnaire. Et même si c’était toujours la Belgique, c’était excitant parce qu’un peu inconnu. Professionnellement parlant, la Flandre était moins  »bonne franquette » que la Wallonie, plus sérieuse. Concorde, paru en 1983, sera le premier album avec Fa. J’ai beaucoup travaillé sur le son, les interprétations, j’ai eu l’impression qu’il y avait plus de place pour ma voix que chez Flouze. En studio, Fa et moi étions totalement investis, c’était une plaie pour les musiciens et les techniciens (rire).  » Jean-Marie Aerts, ex- guitariste d’Arno, producteur de Concorde, confirme la symbiose du couple/duo :  » Pour moi, ce disque est celui d’une histoire d’amour, d’une fusion. Et il y avait beaucoup de sentiments dans la voix de Jo.  »

Jusqu’à mon dernier souffle, je me battrai pour récupérer mes droits, mon argent.

On dit alors que Gainsbourg envisage d’écrire pour Jo : le projet restera à l’état de mirage.

Escroqueries

Jo quitte Fa en 1989, après trois albums communs, et mène alors une carrière entre succès et coups de mou. Toujours depuis la Flandre. Avec des hauts comme l’album Duelle de 1990, signé par la branche française de Warner-Chapell Music, l’un des principaux éditeurs planétaires de musique. Ecrit en grande partie par Jo, le voilà disque d’or dans l’Hexagone sans qu’une tournée ne s’y matérialise :  » Simplement, je n’avais pas de groupe ! Ce n’est pas facile pour les musiciens parce que je leur demande beaucoup…  » Etape notoire : après avoir contribué à un opus en hommage à Will Tura (l’Adamo du Nord), Jo reprend, en 1998, sur Enkelvoud, son répertoire original traduit en néerlandais et puis cartonne l’année suivante avec Une vie. Disque-spectacle événementiel où elle s’empare des incunables de Piaf, la môme préférée de sa mère. Un triomphe live : Jo remplit à trois reprises l’Ancienne Belgique, donne plus de 200 shows y compris au Canada et en France.

Mais la période en principe glorieuse annonce aussi le retour involontaire des vieilles cartes faisandées du business. Une histoire de manager/avocat, de contrats douteux, de pourcentages biaisés, toujours en cours devant la justice. Ce qui agace Jo :  » Jusqu’à mon dernier souffle, je me battrai pour récupérer mes droits, mon argent. Je m’en veux énormément parce que j’étais arrivée au bout du contrat avec la personne en question, j’aurais dû écouter mon instinct qui me disait de ne pas resigner mais je l’ai quand même fait !  » Pas sûr que les sommes envolées dans cette histoire et une autre similaire – 350 000 euros au total – rejoindront un jour l’escarcelle de Jo et Alex.

Point d’ancrage essentiel, les concerts ne se sont jamais arrêtés, et le live a continué d’être la graine fertile de multiples projets des années 2000 : récitals avec orchestre symphonique, soirées événementielles de New York à Hong Kong, tours de chant sur le thème de la douce France et de Paris, plongées dans le fado ou le folk irlandais, répertoires chantés en quinze langues, en Européenne convaincue. Au fil du temps cependant, les visites en Belgique francophone se font rares. Tout comme les albums, le dernier en date, Jo prend la mer, en 2003.  » Il y a eu des périodes un peu plus creuses mais je n’ai jamais arrêté de jouer, assure-t-elle. J’aime ce que je fais. Je me rappelle le jour où mon papa est décédé. J’avais une télé en direct et j’y suis allée. C’est une bête phrase mais elle est vraie : The show must go on ! D’ailleurs après les concerts (1), j’aime prendre une heure ou deux pour parler avec les gens. Au début, j’ai pu avoir un ou deux problèmes avec un flamingant qui m’a attaquée sur la langue française, mais sinon… « 

(1) Jo Lemaire devrait jouer sous le label Belpop 80 avec plusieurs artistes flamands – Red Zebra, Elisa Waut, Arbeid Adelt! , entre autres – à Bruxelles en 2021.

La disco à Jo

Pop, tops et flops (4/6): Jo Lemaire

Trois albums sortis sous le nom Jo Lemaire + Flouze entre 1979 et 1981, et onze autres en solo entre 1983 et 2003. Depuis, excepté une apparition en 2006 sur une compilation d’interprétations en… latin, intitulée Pirana Project, c’est le silence discographique. D’autant plus assourdissant que les différents labels concernés au fil des décennies – des majors comme Universal ou WEA – ne se sont jamais donné la peine de proposer des rééditions. Conséquence, hormis l’inclusion dans quelques best of, notamment la série VRT Belpop, les chansons de Jo Lemaire avec ou sans Flouze, ne sont écoutables que sur Spotify et des sites équivalents. Et encore, de façon très partielle. D’autant plus frustrant que rééditer les trois premiers Flouze et quelques excellents albums ultérieurs, comme le très réussi Concorde de 1983, montrerait que l’univers de Jo, chantant en français ou en anglais, n’a rien perdu de son charme.

Pop, tops et flops (4/6): Jo Lemaire

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