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Politiciens, consultez le cardinal Mazarin

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

La crise s’éternise, l’intermède carnavalesque devrait idéalement porter conseil et inciter les politiques à revoir leurs classiques. L’occasion est belle de potasser le « Bréviaire des politiciens » du cardinal Mazarin, chef d’oeuvre de cynisme sur l’art férocement subtil de négocier avec efficacité. A savourer sans modération.

Il porta l’art de la simulation et de la dissimulation à un degré proche de la perfection. L’intrigue était devenue chez lui une seconde nature. Jules Mazarin (1602-1661), cardinal de son état, qui guida les premiers pas fort chahutés de Louis XIV à la tête du Royaume de France, tira sa révérence non sans laisser une collection de maximes, trucs et astuces tirés de sa riche expérience du pouvoir, lesquels furent rassemblés dans un opuscule édité en latin à Cologne en 1684, vingt-cinq ans après la mort du prélat.

La saine ( ?) lecture de ce « Breviarium politicorum secundum rubricas Mazarinicas » pourrait inspirer celles et ceux qui peinent à dessiner un futur pour la Belgique. Ou comment repartir de plus belle au charbon en quinze leçons.

Avance toujours masqué

(…) Ne dévoile à personne tes sentiments réels. Farde ton coeur comme on farde un visage. Que les mots que tu prononces, les inflexions mêmes de ta voix participent du même déguisement (…)

Ne donne pas l’impression de dévisager ton interlocuteur, ne te frotte pas le nez, ne le fronce pas non plus, évite d’avoir l’air morose, renfrogné. Sois économe de tes gestes, garde la tête droite et un ton un peu sentencieux. Marche à pas mesurés, et garde en toutes circonstances une posture pleine de dignité.

Ne manifeste que très rarement des sentiments trop vifs, tels l’allégresse ou la stupeur. (…) Même si tu te sens totalement en confiance avec ceux qui t’entourent, prends garde à ne te plaindre de personne, à n’accuser personne (…) Veille à ne pas t’emporter facilement, car, si ta colère s’apaise avec la même facilité, on te fera la réputation d’un homme aux humeurs versatiles.

Dissimule les vices des autres, ou excuse-les. Dissimule aussi tes sentiments, et même n’hésite pas à feindre des sentiments contraires. Dans l’amitié, pense à la haine ; dans la joie, au malheur.

Prévois avant d’agir et mesure tes propos

Garde-toi d’agir ou de décider sous l’effet de l’euphorie ou de l’exaltation, tu commettrais des impairs qui te feraient tomber dans des pièges.

Chaque jour, ou certains jours fixés d’avance, consacre un moment à étudier comment tu réagirais devant tel ou tel événement susceptible de se produire.

Mémorise, de manière à l’avoir toujours à ta disposition, un répertoire de formules pour saluer, répliquer, prendre la parole et, d’une manière générale, faire face à tous les imprévus de la vie sociale.

Si tu dois parler en public, que ton discours soit toujours préparé et écrit à l’avance avec le plus grand soin.

Prends bien soin d’enfumer ton monde

Exerce-toi à être capable en toutes circonstances de défendre un parti aussi bien que le parti contraire et, pour cela, étudie les traités de rhétorique et les grandes plaidoiries des logographes (…) Use habilement de l’optatif (NDLR. mode qui exprime le souhait), de l’amphibologie (NDLR. une proposition à double sens), de l’invocation oratoire, bref, de toutes les figures de rhétorique derrière lesquelles tu peux te cacher.

Si tu es appelé à trancher entre deux partis de manière catégorique, commence par utiliser des formules ambiguës. Par exemple, en faveur du parti que tu veux défendre, parle d’un ton solennel mais en donnant l’impression que tu penches plutôt pour le parti opposé. Ou bien réserve tes conclusions.

Garde toujours des forces en réserve, afin que nul ne puisse connaître les limites de ton pouvoir.

Perce l’intimité de l’autre pour mieux le combattre

Conduis les gens – sans qu’ils s’en aperçoivent – à te raconter leur vie. Le meilleur moyen d’y parvenir est de faire semblant de raconter la tienne. Ils te confieront comment ils ont réussi à abuser les autres, ce qui sera fertile d’enseignement pour interpréter leur comportement actuel. Mais de ta vie à toi, naturellement, prends garde à ne rien dévoiler.

Certaines gens prennent plaisir à raconter leurs rêves. Profite de cette propension et lance-les sur leur sujet favori, en leur demandant toutes sortes de précisions : tu en apprendras beaucoup sur les secrets de leur coeur (…).

Pour juger de la sagesse et de l’intelligence de quelqu’un, fais-mine de le consulter sur une affaire délicate. A ses avis, tu sauras de surcroît s’il a ou non l’esprit de décision.

Pour démasquer un fourbe, consulte-le sur une affaire, puis, après avoir laissé passer quelques jours, retourne lui parler de cette même affaire. Si, la première fois, il a voulu t’induire en erreur, l’avis qu’il te donnera la seconde fois sera différent : la divine Providence a voulu que nous fussions prompts à oublier nos mensonges.

Défie-toi d’un homme à la promesse trop facile : c’est généralement un menteur, et un perfide.

Des gens trop préoccupés de leur apparence, rien à redouter.

Apprends à tirer les vers du nez de tes interlocuteurs

Tout d’abord, écoute attentivement les raisons de celui qui vient défendre une cause devant toi, et demande-toi si elles sont valables. Puis, observe comment cet homme a coutume de se comporter, et déduis-en s’il y a lieu de mettre en doute sa sincérité. Ainsi quelqu’un qui s’exprime avec beaucoup de flamme, alors que d’habitude il ne se passionne jamais pour rien, ne dit certainement pas ce qu’il pense. D’autre part, celui qui change aisément d’opinion et met autant de fougue à défendre aujourd’hui ce qu’il dénonçait hier a de toute évidence été acheté. (…)

Si tu soupçonnes quelqu’un d’avoir une opinion bien arrêtée sur un sujet mais de n’en rien vouloir dire, soutiens le point de vue opposé au cours d’une conversation. Si ton opinion est effectivement contraire à la sienne, il aura beaucoup de mal, malgré toute la méfiance et la circonspection du monde, à ne pas se trahir en soulevant des objections ou en faisant observer que son point de vue à lui est tout aussi défendable, et, partant, à ne pas te dévoiler le fond de sa pensée (..)

Adapte ta façon d’être et tes propos à celui avec qui tu es en affaires. Aux avares, parle de pertes et de profits, aux dévots de Dieu et de Sa plus grande gloire, aux jeunes vaniteux de succès probables, d’humiliations possibles.

Confronté à un homme que l’appartenance à une coterie rend influent, ou qui est particulièrement bien en cour, ne recule devant aucun moyen pour t’en faire un allié.

Prépare-toi à rater avec succès une mission ingrate

Si l’on te pousse dans une entreprise dont tu as peu de chances de sortir indemne, fais montre de la meilleure volonté du monde, prépare-toi avec ostentation, mais, en même temps, débrouille-toi pour mentionner à tous propos les obstacles qui se présentent dans l’immédiat. Cela te donnera le temps d’imaginer les dispositions contraires qu’il convient de prendre.

Si quelqu’un t’engage à le suivre dans une entreprise, fais-en sorte que les risques les plus grands soient pour lui.

Ne cible qu’un seul adversaire

N’oublie jamais que la prudence exige de ne pas s’attaquer à plusieurs ennemis à la fois. Aussi, pendant que tu travailles à la perte de celui-ci, réconcilie-toi avec tous les autres – provisoirement.

Tiens ta langue en toutes circonstances

Ne fréquente pas les bavards, ces calamités qui sans cesse répètent à qui veut les entendre tout ce qu’on dit.

En toute circonstance où tu peux être surveillé, parle le moins possible. Tu risqueras moins d’être pris en défaut que si tu parles à tort et à travers.

Si néanmoins tu gaffes ou tu dérapes, dis-bien que c’était de l’humour

Si une phrase malencontreuse t’échappe, si tu commets une bévue, prétends immédiatement que tu l’as fait exprès pour mettre l’assistance à l’épreuve ou pour singer quelqu’un. Mets-toi à rire comme si tu étais ravi de l’effet produit, ou au contraire montre-toi fâché qu’on ne t’ait pas compris.

Dans une discussion périlleuse où chaque phrase peut se retourner contre toi, commence par prévenir qu’il n’y a rien de sérieux dans ce que tu dis. A l’occasion, contredis tes interlocuteurs pour voir comment ils réagissent, et fais mine d’être complètement de leur avis le reste du temps. De la sorte, si tu commets un impair, tu pourras toujours te rattraper en rappelant que tu les avais avertis : tu ne faisais que plaisanter.

Si on te cherche et te provoque, réplique toujours sans méchanceté

Si tu es offensé personnellement, le mieux est de faire comme si de rien n’était, car une querelle en amène une autre, et l’offenseur et toi seriez ensuite en guerre perpétuelle. Peut-être finirais-tu par en sortir vainqueur, mais cette victoire serait pire qu’une défaite car entre-temps tu te serais attiré bien des rancunes.

Si l’on te cherche ouvertement querelle et qu’il ne t’est pas possible de l’ignorer, aie toujours en mémoire un choix de répliques spirituelles ou d’anecdotes charmantes et choisis-en une en rapport avec la situation, mais qui te permette de détourner la conversation vers d’autres sujets (…)

Si tu ne peux éviter de critiquer certaines personnes, ne t’en prends jamais à leur manque de jugement ou de compétence. Dis, par exemple, que leurs projets, leurs initiatives, sont en tous points dignes d’éloge. Fais-leur cependant remarquer les graves ennuis auxquels ils s’exposent, ou le coût élevé de leur entreprise.

Garde toujours le triomphe modeste

Ne te vante pas d’avoir influé, par tes conseils, sur les décisions de quelqu’un. Une autre fois, il refuserait de t’écouter. En revanche, si, pour n’avoir pas suivi tes conseils, quelqu’un a subi un échec, retiens-toi d’ironiser sur son compte et laisse les événements se charger de te venger.

Ne fais jamais perdre la face

Quand tu auras triomphé d’un adversaire, ne cède pas à la tentation de l’insulter par-dessus le marché. Ne te gausse pas de tes rivaux, retiens-toi de les provoquer et, chaque fois que tu seras vainqueur, contente-toi du plaisir de la victoire sans t’en glorifier en paroles ou en actes.

Prends garde à ce que rien dans ta conduite, tes gestes, ta démarche, tes bons mots, tes commentaires et le ton sur lequel tu les fais, tes rires, tes engouements, ne puisse jamais être tenu pour blessant (…) Si ton visiteur vient de subir un échec, surtout ne te moque pas de lui : au contraire, trouve-lui des excuses, laisse-lui soulager son coeur et, le cas échéant, efforce-toi de l’aider.

Veille à bien te couvrir avant de virer de bord

Si tu médites une volte-face politique, rencontre au préalable – et secrètement- un théologien ou un quelconque expert, et obtiens son approbation pleine et entière. Puis arrange-toi de manière que ce soit lui qui t’en fasse la suggestion devant témoins, lui qui t’y incite et – mieux encore – lui qui ait l’air de faire ouvertement pression sur toi.

Ne t’engage jamais par écrit sans te ménager une issue

Si, dans un engagement par écrit, tu décèles un risque d’être lésé, rajoute quelques clauses vagues pour pouvoir l’interpréter différemment. (…) Quelque promesse que tu fasses, agis toujours comme je viens de l’indiquer : il te sera aisé ensuite de trouver des raisons d’y manquer.

Si tu aspires à devenir ministre, prétends ne pas en être digne

Comme il est toujours désagréable d’essuyer un refus, ne demande rien que tu ne sois certain d’obtenir.

Ne va pas t’imaginer que ce sont tes qualités personnelles et ton talent qui te feront octroyer une charge. Si tu penses qu’elle te reviendra pour la seule raison que tu es le plus compétent, tu n’es qu’un benêt. Dis-toi qu’on préfère toujours confier une fonction importante à un incapable plutôt qu’à un homme qui la mérite. Agis donc comme si ton seul désir était de ne devoir tes charges et tes prérogatives qu’à la bienveillance de ton maître.

Pour obtenir une fonction, il faut prendre les devants, promettre des passe-droits à des gens influents, utiliser au mieux les services d’intermédiaires discrets et, par la suite, se faire une règle d’honorer ses engagements. Dans le même temps, il faut se déprécier ouvertement, et même avec outrance. Prétendre, par exemple, qu’on se sent indigne de cette charge et que, pour cette raison, on n’en éprouverait que plus de gratitude si on l’obtenait.

Laisse aux autres la gloire et la renommée. Ne t’intéresse qu’à la réalité du pouvoir.

Cardinal Mazarin, « Bréviaire des politiciens », présenté par Umberto Eco, arléa, 1996.

Les intertitres ne sont pas tirés de l’ouvrage.

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