De gauche à droite: Jean-Géry Godeaux, Salvatore S., Stéphane Moreau et Jean-Pierre Hupkens. © D.R.

Plus de 900.000 euros détournés via de fausses factures dans une intercommunale liégeoise

David Leloup
David Leloup Journaliste

L’Intercommunale de gestion immobilière liégeoise (Igil) vient de déposer plainte contre son ancien comptable soupçonné d’avoir détourné 907.000 euros de deniers publics en trafiquant des factures. L’homme s’était notamment engagé à rembourser 1.000 euros par mois à l’Igil, mais personne n’a jamais vérifié s’il avait payé. Et il ne l’a jamais fait.

Le conseil d’administration de l’Intercommunale de gestion immobilière liégeoise (Igil) vient de déposer plainte avec constitution de partie civile contre l’ancien comptable de l’intercommunale. Salvatore S., né en 1971, en aveux, a détourné 926.000 euros entre 2012 et 2016 pour rembourser des dettes de jeu, selon une information judiciaire diligentée par le parquet de Liège qui vient de se clôturer. De ce montant, 907.000 euros proviennent des caisses de l’Igil et 19.000 euros de la société de son cousin germain. Une société dont il gérait la comptabilité et qu’il a utilisée comme véhicule pour opérer une part importante des premiers détournements réalisés de 2012 à 2014.

La découverte du pot aux roses

L’entourloupe a été détectée en 2016 par le réviseur de l’intercommunale, Manuel Viera, lors d’un contrôle approfondi, explique le président de l’Igil Jean-Pierre Hupkens. « Le comptable a élaboré des mécanismes de fraude particulièrement sophistiqués », poursuit-il. « L’idée était de faire payer le vrai montant d’une facture à l’Igil et d’y substituer une facture d’un montant supérieur, qui rentrait alors dans la comptabilité. La différence entre le vrai montant et le montant supérieur partait ensuite sur un compte qu’il contrôlait. » Bref, il gonflait des factures réelles et empochait la différence.

Une source proche du dossier explique un autre mécanisme de fraude: « Il soumettait plusieurs fois la même facture pour signature à sa cheffe de service après avoir remplacé le numéro de compte du bénéficiaire par le sien et modifié le montant. Par exemple, une vraie facture d’électricité était payée au fournisseur, puis elle était falsifiée et soumise à nouveau pour paiement sur un des comptes bancaires du comptable. » Simple et efficace, apparemment, puisque tous les contrôles internes et externes n’ont rien détecté pendant près de cinq ans… Démasqué, le comptable a pris la fuite lors du contrôle et n’est jamais revenu à son poste de travail.

Pas de plainte en 2016

Les administrateurs de l’Igil étaient au courant d’une bonne partie des détournements – un trou de 541.053 euros – depuis mai 2016 suite à un contrôle approfondi du réviseur sur les exercices 2014, 2015 et 2016. Mais, curieusement, le CA n’a ni dénoncé les faits au parquet ni ne s’est constitué partie civile (1).

Conseillé à l’époque par Me Jean-Dominique Franchimont, grand ami de l’alors administrateur délégué de l’Igil et bourgmestre PS d’Ans Stéphane Moreau, le CA, présidé par Jean-Géry Godeaux (PS), a opté pour une inscription hypothécaire de deuxième rang sur la maison de l’indélicat comptable (valeur: 375.000 euros, soit beaucoup moins que le préjudice), s’est assuré que ses parents se portent garants du remboursement du crédit hypothécaire, et a licencié l’homme de chiffres pour faute grave. Une série de mesures coulées dans une reconnaissance de dette signée le 13 juin 2016 par le comptable, son avocat Me Merodio et le conseil de l’Igil Me Franchimont.

Pourquoi ne pas avoir saisi la justice immédiatement, comme l’a fait le CPAS de Liège en 2018 quand il a découvert une fraude du même type? Administrateur de l’Igil depuis fin 2013 et président du CA depuis 2019, Jean-Pierre Hupkens (PS) s’explique: « Il fallait essayer de récupérer de l’argent au profit de l’intercommunale. Alors, est-ce qu’on a choisi la bonne stratégie ou la mauvaise à l’époque? J’y ai souscrit, je pensais que c’était une bonne solution. Mais on peut se tromper évidemment… » Une chose est sûre: en ne judiciarisant pas l’affaire, le risque de fuite dans la presse était minime car personne n’était fier, à l’Igil, de s’être fait escroquer pendant près de cinq ans « à l’insu de son plein gré »…

Benoît Drèze (CDH), administrateur à l’époque, défend le choix du CA: « Il y a deux possibilités: ou bien on essaye de récupérer l’argent, et si la personne indélicate est solvable elle va conditionner un remboursement au fait de ne pas saisir la justice, ou bien vous saisissez la justice mais alors vous avez moins de chances de récupérer l’argent, ou alors beaucoup plus tard. » Cela reste à voir, car la maison ne pourra être vendue par l’Igil qu’au terme du prêt hypothécaire, lequel échoit en… 2030. « C’est effectivement lointain, mais c’est certain », tempère Benoît Drèze, qui a quitté l’Igil en juin 2019 et la vie politique fin 2020.

Le fisc s’en mêle

Mais la stratégie du CA de ne pas judiciariser l’affaire va être contrecarrée par un acteur inattendu: l’administration fiscale. Suite à un contrôle des comptes de l’intercommunale par le SPF Finances, qui détecte les détournements passés, le parquet du procureur du roi de Liège est alerté par le fisc. Une information judiciaire s’ouvre en octobre 2019. Alors que le réviseur de l’intercommunale ne s’était focalisé que sur les années 2014, 2015 et 2016 pour identifier un « trou » de 541.053 euros, les enquêteurs de la police judiciaire fédérale de Liège passent la comptabilité de l’intercommunale au peigne fin depuis l’embauche du comptable en 2011. Et découvrent un nouveau trou de quelque 366.000 euros. Ce qui fait grimper les détournements à 907.000 euros.

Pris de vitesse par la justice, le CA de l’IGIL a donc décidé, lors de sa réunion du 19 mai dernier, de mandater Me Aline Biemar afin de « déposer plainte avec constitution de partie civile en les mains d’un juge d’instruction » contre son ancien comptable et contre la société qu’il a instrumentalisée pour opérer une partie des détournements. La plainte a été déposée le 29 juillet. L’avocate, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, est également chargée de réaliser une enquête de solvabilité approfondie sur les biens du comptable et de son épouse, ainsi qu’une enquête de patrimoine sur les parents du comptable « afin d’envisager une éventuelle succession bénéficiaire ».

L’Igil ne vérifie pas si elle est remboursée

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Dans la reconnaissance de dette signée le 13 juin 2016 par le comptable, ce dernier s’est engagé à rembourser l’intercommunale de la manière suivante : par la vente (future) de sa maison au profit de l’Igil, par l’obtention d’une garantie financière de ses parents pour rembourser l’emprunt hypothécaire au cas où il ne le paierait plus, mais aussi « par l’obtention d’un prêt pour solde des sommes détournées dans les trois mois de la signature de la présente ». Et le texte se poursuit ainsi: « Dans l’attente du prêt précité, par le remboursement d’une somme mensuelle de 1.000 euros minimum » à l’Igil.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, personne au sein de l’Igil n’a jamais vérifié si l’homme s’acquittait de ces traites mensuelles de remboursement. Et il n’en a jamais payé une seule…

Jean-Pierre Hupkens vient de s’en rendre compte il y a quelques mois. « Effectivement, nous avons vérifié chaque année que le remboursement du crédit hypothécaire avait été correctement effectué auprès de la banque. Mais personne n’a jamais suivi si les 1.000 euros mensuels avaient été payés par le comptable à l’Igil. » Qui est responsable de ce fiasco? Sophie Lefranc, qui était directrice administrative de l’intercommunale en 2016, devenue fonctionnaire dirigeante de l’Igil en juin 2018, botte en touche: « Il y avait à l’époque un administrateur délégué et une secrétaire du conseil, également administratrice. »

Pour Jean-Pierre Hupkens, la responsabilité du non suivi est séquencée. « À partir du moment où Madame Lefranc est devenue fonctionnaire dirigeante de l’intercommunale, en 2018, il m’apparaît qu’elle doit se soucier du suivi de la convention. Avant cela, ce suivi incombait effectivement à l’administrateur délégué (NDLR: Stéphane Moreau, qui remettra son mandat le 16 juin 2017 pour redevenir simple administrateur). Après son départ, la responsabilité du suivi revient au président de l’intercommunale (NDLR: Jean-Géry Godeaux, dont le mandat s’est achevé en juin 2019, remplacé par Jean-Pierre Hupkens). »

Embauché « au pif » par son bourgmestre

Pour la petite histoire, le comptable est originaire d’Ans et a été embauché à l’Igil en 2011 par un certain… Stéphane Moreau, bourgmestre d’Ans et administrateur délégué de l’Igil. « Cette candidature avait été proposée par Monsieur Stéphane Moreau », indique le procès-verbal du CA du 9 mars dernier. « Mais rien évidemment ne laissait présager à l’époque que le comptable allait siphonner les déniers publics de l’intercommunale », précise une source proche du dossier. « L’homme inspirait confiance, était discret et travaillait avec efficacité. » Mais un membre du CA actuel dénonce les conditions de son engagement: « Il y a juste eu une mise en concurrence de deux candidats. Aucun profil de fonction n’a été établi, et il n’y a pas eu d’examen lors de la sélection du candidat. À cette époque, les engagements n’étaient pas soumis au CA, comme c’est le cas depuis 2019, à la demande du président Hupkens. »

Audit externe de l’ère Moreau

Cette affaire d’escroquerie aux fausses factures a resurgi au CA du 9 mars de l’Igil, le jour même où la conseillère communale et administratrice Elena Chane-Alune (Vert Ardent/Ecolo) a demandé la mise en place d’un « audit ‘anti fraude’ sur la gestion de l’Igil » durant le mandat d’administrateur-délégué de Stéphane Moreau. La réalisation d’un audit de gestion sur les pratiques du passé durant l’ère Moreau a été attribuée à la société Elerius, dont le rapport est attendu « avant la fin de l’année », assure Jean-Pierre Hupkens.

La technique de détournement de fonds utilisée par le comptable était l’édition de fausses factures avec de faux numéros de comptes. « Aujourd’hui encore, l’intercommunale ne dispose pas d’un système de contrôle interne permettant d’attirer l’attention lors des changements de numéros de compte », remarque un administrateur. En attendant, les factures doivent être signées par deux personnes au moins. Une procédure mise en place sous l’impulsion du président actuel.

Créée en 1997, l’Igil gère les infrastructures du Palais des Congrès de Liège et des futures Halles des Foires à Bressoux, logées dans la filiale Liege Expo. Son patrimoine immobilier comprend également l’Hôtel van der Valk Liège Congrès (concédé en emphytéose). L’intercommunale est un peu particulière puisqu’elle ne compte parmi ses membres que… deux communes: Liège et Chaudfontaine. Son capital a récemment été ouvert à la Province de Liège.

(1) En juin 2016, le CA était composé comme suit : Jean-Géry Godeaux (président, PS), Stéphane Moreau (administrateur délégué, PS), Marie-Claire Lambert (vice-présidente, PS), Pierre Gilissen (vice-président, MR), Jean-Pierre Hupkens (PS), Julie Fernandez Fernandez (PS), Yolande Lambrix (PS), Anne Thans-Debruge (MR), Benoît Drèze (CDH), Daniel Wathelet (Ecolo).

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