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Philippe Herreweghe : « Mon rêve, ce serait de devenir cantor à Flagey ! »

En 1970, Philippe Herreweghe créait Collegium Vocale Gent, destiné à faire revivre les sonorités baroques authentiques dans la musique vocale. Le chef voulait convaincre et émouvoir, il a admirablement réussi. Quel ensemble ! Quarante ans plus tard, auréolé d’un éclat international, il affole les statistiques avec plus de 2 000 concerts à son actif. Ses ventes de disques, à faire pâlir les vedettes de la variété, se placent sur les sommets de la discographie. Aujourd’hui, Philippe Herreweghe poursuit son exploration lumineuse de la musique baroque, mais aussi de la musique romantique. Pour fêter ses 20 ans de résidence au palais des Beaux-Arts, il dirigera la Missa solemnis de Beethoven qui s’annonce comme l’événement de la saison. Dans l’entretien qu’il a accordé au Vif/L’Express, le célèbre chef revient sur ce « monument d’intelligence et de profondeur », mais il se raconte aussi en toute franchise, avec la passion et la sérénité d’un très grand artiste.

Le Vif/L’Express : Pourquoi avez-vous choisi la Missa solemnis de Beethoven pour fêter le 20e anniversaire de résidence au palais des Beaux-Arts ?

Philippe Herreweghe : En effet, j’ai l’honneur et le plaisir de jouer dans cette salle prestigieuse depuis vingt ans. Pour répondre à la question, je dois faire un petit retour en arrière. Dans les années 1970, il n’y avait en Belgique que des ch£urs importants ou des ch£urs d’opéra. Collegium Vocale Gent, que j’ai fondé en 1970, était le premier ch£ur de musique ancienne. Nous avons commencé avec 16 chanteurs et nous nous sommes spécialisés dans la musique ancienne de la Renaissance, dans la musique de Bach et dans la musique romantique. Il y environ cinq ans, je me suis rendu compte que cette approche était dépassée. Collegium Vocale a été restructuré en trois sections. La première, composée de six à douze chanteurs, s’occupe de la musique de la Renaissance, de la fin du XVIe siècle. La deuxième section réunit douze chanteurs et un orchestre baroque et se consacre au XVIIIe siècle allemand. J’y ai rajouté une troisième section : un grand ch£ur symphonique composé de cinquante à quatre-vingts personnes. Les chanteurs, âgés en moyenne de 25 ans, viennent de tous les pays européens et sont sélectionnés par une équipe, dirigée par Dominique Verkinderen. Dominique, épouse de Guy Verhofstadt à l’état civil, chante à Collegium Vocale depuis quarante ans. Elle fait environ cinq cents auditions par an. Nos jeunes chanteurs sont extraordinaires, frais, beaux à voir et dynamiques. Ils sont payés et voient beaucoup d’£uvres. Nous faisons six productions par an, choisies dans un répertoire qui va de Haydn à la musique d’aujourd’hui. C’est pour ces jeunes que j’ai choisi Missa solemnis qui est, selon moi, l’oeuvre la plus puissante, tout comme la Passion selon saint Matthieu de Bach. C’est une façon de leur offrir un cursus pédagogique intéressant.

On dit que la Neuvième Symphonie est le sommet de la musique profane et la Missa solemnis, le sommet de la musique religieuse. Pourtant, on l’entend très peu. Pourquoi ?

Pour diverses raisons. C’est une musique très difficile à jouer et à chanter. Même le célèbre chef Wilhelm Furtwängler, grand spécialiste de Beethoven, considéré comme le meilleur interprète de ses Symphonies, disait toujours : « Missa solemnis, c’est trop dur. » Beethoven avait la manie de pousser les interprètes au-delà de leurs limites. De surcroît, le message sous-jacent de la Missa solemnis n’est pas facile à lire. Quand on l’écoute pour la première fois, elle est rébarbative. D’ailleurs, quand vous interrogez les personnes cultivées sur les chefs-d’£uvre de la musique, elles citeront les derniers quatuors de Beethoven ou les fugues de Bach et jamais la Missa solemnis, car elles ne la connaissent pas. Et pourtant, c’est un monument mythique d’intelligence et de profondeur.

« Partie du coeur, puisse-t-elle aller au coeur », telle était sa devise. La Missa solemnis avait pour but d' »éveiller des sentiments religieux et d’en assurer la pérennité ». Que reste-t-il de ce message ?

Tout d’abord, il faut se demander si Beethoven était religieux ou non. On sait qu’il était fondamentalement anarchiste, révolté, libre-penseur et caractériel. Il détestait l’Eglise en tant qu’institution établie. Je pense qu’il avait une religion qui était la sienne. Il s’intéressait aux philosophies orientales et au message de la Bible. Il a écrit cette messe pour l’intronisation de l’archiduc Rodolphe, son élève princier et son protecteur, comme archevêque d’Olmütz. La messe n’est pas servile. Elle n’exprime pas du tout la foi de façon suave. Pour moi, c’est une messe de doute profond, d’effroi et d’interrogation devant Dieu. Ou devant le néant. Ce qui m’interpelle, c’est le degré fascinant et incommensurable de la facture musicale, cette espèce d’abîme d’imagination musicale qu’avait Beethoven. Le doute métaphysique me fascine moins. Je pense que l’art a pour fonction d’être artistique. Le monde des arts n’a rien à voir avec la réalité. La vraie musique est au-delà de ça.

Vous avez une formation de médecin psychiatre. Quels sont les points communs entre l’univers de la science et celui de la musique ?

Il n’y a pas de liens. Parfois, on me dit qu’avec ma formation de psychiatre je peux comprendre les gens pour mieux les manipuler. C’est ce qu’on veut entendre, mais c’est faux. La psychiatrie n’a rien à voir avec le métier de musicien. Petit, j’avais un certain don pour la musique, j’étais un bon pianiste, mais je ne pouvais pas envisager de carrière musicale, car il n’y avait pas d’orchestre à Gand. Dès l’âge de 14 ans, j’ai dirigé aussi, en amateur, un petit ch£ur et j’ai trouvé cela fascinant. Comme mon père était médecin de famille, je me suis dirigé vers la médecine. Après le doctorat, j’ai voulu me spécialiser en psychiatrie. Dans mon esprit, les psychiatres étaient des hommes qui portaient le noeud papillon, collectionnaient des £uvres d’art et avaient des artistes pour amis. J’imaginais qu’ils vivaient de philosophie, d’art et de science, cela me fascinait. Voilà donc la raison pour laquelle j’ai choisi la psychiatrie, tout en continuant, en amateur, la musique et la direction de Collegium Vocale.

Avant d’y tomber complètement…

Oui. L’Etat belge a fait un mauvais investissement avec moi [ rires]. J’ai étudié la médecine pendant sept ans, j’ai travaillé comme assistant en psychiatrie pendant trois ans et j’ai remplacé quelques fois mon père pendant les vacances. Ma carrière médicale se résume à cela. Et puis, devant une église en Wallonie, j’ai rencontré Gustav Leonhardt, mon idole, qui a tellement contribué au renouveau de la musique baroque. Il cherchait un ch£ur et quand il a entendu chanter Collegium Vocale, il nous a proposé d’enregistrer l’intégrale des cantates de Bach. A partir de ce moment, je me suis consacré exclusivement à la musique.

Les « baroqueux » ont fait beaucoup de recherches d’authenticité. Selon vous, il faudrait faire la même chose avec la musique romantique. Un exemple de votre façon de faire ?

C’est un vaste problème. Aujourd’hui, on joue la musique du passé. A l’époque, il s’agissait de la musique contemporaine. L’art est un jeu d’intelligence en rapport avec l’époque. Il faut donc mettre en avant l’esprit du compositeur, essayer de le « servir », pour que le message puisse parvenir à nous avec une grande force. Comment arriver le plus près possible de ce message originel ? En réfléchissant sur les bonnes éditions et les bons instruments. Prenons l’exemple des fresques de la Chapelle sixtine. Il y a l’original, chef-d’£uvre de Michel-Ange. Et puis, il y a différentes reproductions, sur des carrelages, par exemple. Ce qui est le plus beau, c’est évidemment l’original.

Quelle place occupent les esthétiques contemporaines dans votre répertoire ?

Depuis quinze ans, l’essentiel de mon répertoire est symphonique. La musique ancienne en constitue un tiers et la musique contemporaine est quasi inexistante. Autrefois, les systèmes de pensée étaient partagés par tous. On le voit avec Bach, par exemple. Aujourd’hui, la musique est éclatée. Les différents compositeurs sont comme des îlots, complètement isolés et notre système de pensée exprime la sublimation de la consommation et de l’entertainment. C’est la raison pour laquelle on s’accroche à l’art du passé et le « vieillard » que je deviens petit à petit s’intéresse principalement à la musique ancienne, le fondement de notre société.

Dans votre carrière, quelles auront été les rencontres importantes ?

Tout d’abord, Marcel Gazelle, mon professeur à Gand, très grand pianiste qui accompagnait Yehudi Menuhin. Mon idole est Gustav Leonhardt, l’un des pionniers du renouveau de la musique baroque, un vrai « aristocrate », très grand musicien, doté d’un sens du rythme hors du commun. Chez Nicolas Harnoncourt, un autre « baroqueux », j’admire sa force de vision, sa grande puissance et son intelligence. Je dois beaucoup à Christoph Prégardien, ténor allemand avec qui j’ai enregistré des cantates et des oratorios de Bach. Je pense aussi à mes compagnons de route : Marcel Ponseele, virtuose du hautbois baroque, et la jeune violoncelliste allemande Marie-Elisabeth Hecker, le génie total !

Le marché du disque connaît de graves difficultés. Or vous vous offrez le luxe de créer « PHI », votre label. Caprice de star ?

Pendant trente ans, j’ai eu une très bonne collaboration avec Harmonia Mundi. Mais, à la fin, des restrictions qui me gênaient sont apparues. Mon label me permet d’être le maître à bord. J’ai beaucoup de liberté et je peux décider ce que je veux enregistrer. J’ai aussi envie de promouvoir certains artistes. Je connais depuis longtemps Charles Adriaenssen, le CEO d’Outhere, propriétaire de plusieurs labels de musique classique et de musique du monde. En 2010, on s’est « trouvés » et la création de PHI s’est imposée comme une évidence. Les enregistrements sont importants. Un CD est un moment de compétition olympique et aussi une carte de visite qui laisse des traces. Il paraît que je suis le deuxième plus gros vendeur, après Pavarotti, de disques classiques dans le monde. Certains, dont la Passion selon saint Matthieu, de Bach, et le Requiem, de Fauré, se sont vendus à 250 000 exemplaires. Ces temps sont évidemment révolus et l’univers du disque ne sera plus jamais ce qu’il a été. Mais je n’ai aucune inquiétude. Les gens vont continuer à écouter de la musique.

Imaginons qu’un mécène vous poste un chèque en blanc. Quel rêve souhaiteriez-vous réaliser ?


J’aimerais consolider les groupes que j’ai fondés : le Collegium Vocale et l’Orchestre des Champs-Elysées. Pour pouvoir répéter dans de bonnes conditions, je voudrais domicilier les ensembles dans un bâtiment prestigieux. Mon rêve est d’être associé à Bruxelles, de participer un peu plus à sa vie musicale et de ne plus mener cette vie de saltimbanque. J’adore Flagey et je rêve de m’y mettre dans des conditions de « cantor », musicien à domicile. Je voudrais instaurer une complémentarité avec le palais des Beaux-Arts et travailler en bonne intelligence et en bonne entente avec Paul Dujardin qui y accomplit un travail fantastique.

Missa solemnis, de Beethoven, direction Philippe Herreweghe, le 15 novembre à 20 heures, au palais des Beaux-Arts, à Bruxelles. A 18 h 15, projection du documentaire Collegium Vocale, 40 ans de passion, de Pierre Barré et Thierry Loreau.

Propos recueillis par Barabara Witowska

Philippe Herreweghe EN 6 DATES

1947 Naissance à Gand 1957 Entrée au Conservatoire de Gand et cours avec le pianiste Marcel Gazelle 1965 Début des études de médecine 1970 Création de Collegium Vocale et début de la collaboration avec Gustav Leonhardt et Nicolas Harnoncourt 1991 Fondation de l’Orchestre des Champs-Elysées 2000 Début de la collaboration avec l’Orchestre philharmonique royal des Flandres.


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