© Hatim Kaghat pour Le Vif/L'Express

« Peu à peu, on verra de riches Africains acquérir des objets de leur histoire »

Guy Gilsoul Journaliste

Le Belgo-Congolais Didier Claes est devenu l’un des marchands d’art africain les plus respectés. Il sera à l’affiche du prochain Brussels Gallery Weekend qui marquera en grande pompe la réouverture des galeries bruxelloises.

Belge par son père, Congolais par sa mère, Didier Claes aura affronté méfiance, voire railleries. Lors de sa première participation à la Brafa (le grand rendez-vous bruxellois des amateurs fortunés d’art et d’antiquités), on le prit même pour un agent de maintenance… Aujourd’hui, il en sourit. Le quadragénaire a réussi, et ce n’est qu’un début. Recevant au premier étage de sa galerie, l’homme est détendu, et son élégance respire l’aisance et la maîtrise. Il sait prendre le temps. Ambiance cosy, lumière tamisée : on chercherait en vain une faute de goût dans le salon. Sur le mur, deux peintures de l’artiste français Jean-Pierre Pincemin (1944-2005) invitent au silence. Leur texture rouge, la découpe géométrique minimale et le rythme créé répondent avec pertinence aux cinq pièces africaines disposées avec soin dans l’espace.

Dès votre enfance, vous baignez dans les odeurs, les formes et l’intensité des objets d’art africain…

En vingt ans, l’amateur et le collectionneur ont beaucoup évolué »

De 1971, date de ma naissance, à 1986, je vis au Congo. Mon père parcourt le pays et les diverses ethnies en quête d’objets traditionnels que la population, après tant d’années de colonisation, a appris à mépriser. Du coup, dans la famille de ma mère, originaire de l’ethnie Yanzi, on ne prend pas ce vendeur de  » bikeko  » (NDLR : image, statue, statuette, en lingala) très au sérieux, même si les oeuvres rejoignent l’Europe et le musée de Kinshasa voulu par Mobutu. Et lors de vacances d’été en Belgique, je commence, à 13 ans, à vendre à mon tour mes toutes premières pièces au marchand bruxellois Philippe Guimiot. Deux ans plus tard, toute la famille rentre en Belgique. Contre l’avis de ma mère, je vais me faire un peu d’argent de poche en fouillant dans les malles ramenées par mon père et en rejoignant le marché aux puces. Mais l’Afrique me manque. En 1993, je retourne à Kinshasa et, comme mon père, je parcours le pays en quête d’objets. Ce travail en brousse va me donner quelques longueurs d’avance sur les confrères européens qui, le plus souvent, n’ont pas cette pratique du terrain à l’époque.

Vous devenez alors courtier au service des marchands, entre autres du Sablon, le célèbre quartier des antiquaires à Bruxelles. Comment ça se passe quand vous décidez de rejoindre leur confrérie ?

Quand je décide de me hisser au rang de marchand, certaines portes se ferment – en 1995, on me refuse l’accès à la Bruneaf par exemple (NDLR : rendez-vous annuel des antiquaires du Sablon). Mon origine africaine ne fait pas très sérieuse. En réaction, je décide de rejoindre New York où, à ma grande surprise, le plus réputé des marchands, Merton Simpson, est aussi noir de peau. On sympathise, il me met en contact avec l’un ou l’autre des grands collectionneurs américains et c’est l’envol… Sept ans plus tard, après avoir connu de beaux succès dans les foires, je reviens à Bruxelles, auréolé de cette étiquette US. Désormais, on me respecte. J’ouvre ma galerie et participe peu après à la Brafa dont je suis aujourd’hui le vice-président. Ensuite, ce sera la Tefaf de Maastricht (NDLR : la plus prestigieuse des foires d’art au monde) ou encore la Biennale des Antiquaires de Paris. Cet automne, je participerai à la première de la Tefaf à New York.

Au mois d’octobre, vous quitterez le sacro-saint quartier du Sablon pour le haut de la ville et le voisinage des prestigieuses galeries d’art contemporain, comme Almine Rech et Xavier Hufkens. Pourquoi ce déménagement ?

Masque Chokwe, Angola
Masque Chokwe, Angola© MUSÉE DE DUNDO, ANGOLA/COLLECTION PRIVÉE, BELGIQUE/PHOTO : STUDIO PHILIPPE DE FORMANOIR-PASO DOBLE

Poser l’art africain au coeur d’un tel environnement répond à un changement de mentalité. En vingt ans, l’amateur et le collectionneur ont beaucoup évolué. La beauté qu’ils recherchent dans une oeuvre d’art moderne par exemple, ils la découvrent avec le même bonheur dans le dessin d’un meuble ancien ou dans une statuette africaine. Et vice versa. Leurs achats se diversifient. Pour l’exposition que je présenterai au Sablon à l’occasion du Brussels Gallery Weekend (en principe réservé aux galeries d’art actuel), j’ai réuni une douzaine de pièces dont l’aspect formel entretient des affinités avec les esthétiques du cubisme et de ses dérivés. Une forme de classicisme visant l’équilibre et l’eurythmie à travers des audaces parfaitement contrôlées.

Une beauté qui a un prix…

Bien sûr, mais il s’agit de relativiser. S’il faut en effet compter entre 5 000 euros et 15 000 euros pour un objet authentique, 100 000 pour une pièce de belle qualité et plus d’un million pour un chef-d’oeuvre ; cela reste dix fois moins que les prix atteints par les arts moderne et contemporain. Il y a peu, un Picasso a été adjugé 140 millions, un Basquiat 43 millions, là où le record de prix pour une statue Senoufo n’atteint  » que  » 11 millions.

La plupart des collectionneurs d’art africain sont européens. 3 % seulement seraient originaires d’Afrique. Comment l’expliquer ?

On compte en effet à peine une trentaine de collectionneurs africains dans le monde, la plupart appartenant à la diaspora. C’est très peu. Mais cela change. D’ici vingt ans, je fais le pari que l’Afrique sera plus riche que l’Europe. Regardez la situation économique au Maroc, au Bénin, au Sénégal ou encore en Afrique du Sud. Au Congo, les investisseurs attendent avec impatience les élections afin de s’assurer de la réalité démocratique du pays. Peu à peu, on verra alors, comme en Chine, de riches Africains acquérir les objets de leur histoire. Parallèlement, les pouvoirs politiques ont compris l’importance de ramener les populations vers leurs racines. Or, en Afrique, les vrais représentants du patrimoine culturel sont d’une part, la tradition orale (qui se perd), d’autre part la sculpture (éparpillée dans le monde). Mobutu avait bien compris l’importance de cette dernière en réunissant dans un musée quelque 45 000 pièces. Mais depuis, le bâtiment a été pillé. Le quart des collections a disparu, et souvent le meilleur… Aujourd’hui, on assiste à un nouveau départ. Cela passe par exemple par la construction, pour 10 millions de dollars financés par l’agence coréenne de coopération internationale, d’un nouveau musée dans le voisinage du Palais du peuple. Sa première pierre a été posée par le président Kabila en juillet dernier. Encore faudra-t-il associer à ce projet des équipes scientifiques qui dresseront le catalogue des oeuvres pour les protéger du vol et des reventes. Prévoir aussi un accompagnement éducatif. Il y a urgence : les jeunes Africains sont perdus. Ils ne savent plus d’où ils viennent, ce qui a construit leur singularité, leur imaginaire, leur vision de la vie.

D’où votre volonté de remplacer les termes d’art  » premier  » ou  » primitif  » par  » classique  » pour désigner ce trésor essentiel à l’Afrique ?

Oui, et on se doit de reconstituer  » leur  » patrimoine. Il faut ouvrir le débat. Les demandes de restitution d’oeuvres ayant quitté de manière illicite leur territoire (NDLR : objets issus devols voire de pillages dans les musées à l’occasion de troubles locaux ou objets de fouilles sortis clandestinement) se multiplient. En tant que marchand, je suis partie prenante. Car il ne faut pas viser seulement les collections muséales (NDLR : cette question englobe depuis peu les collectionneurs privés qui, de bonne foi, ont acquis des pièces volées). Et la manière d’agir peut surprendre. En Angola, Sindika Dokolo, un riche et jeune industriel congolais, collectionneur à la fois d’art contemporain et classique africain, est sensibilisé à cette question. Un jour, dans un village non loin de Luanda, nous visitions un petit musée local. Tout était faux ! C’était consternant… Depuis, nous chassons les oeuvres volées durant la guerre ethnique qui ensanglanta le pays entre 1975 et 1992. A chaque fois, Dokolo propose le rachat et offre la pièce récupérée à un musée public.

Au-delà du regard formel ou anthropologique, au-delà de l’analyse objective, comment percevez-vous ces fétiches, statuettes et masques dont les fonctions sont indissociables d’une manière de penser le monde ?

Ces oeuvres sont en effet souvent  » chargées « , même si au fil des ans et des divers propriétaires, elles perdent de ce pouvoir. Mais c’est le cas chez nous aussi : il suffit de penser au poids symbolique d’un meuble ancien, par exemple, ou de la bague qu’auraient portée votre grand-père et votre père. Cette charge, je la ressens personnellement intuitivement devant une pièce africaine. Et cela me guide. Je me souviens de l’émotion, du choc même qui m’a saisi lorsque j’ai découvert des oeuvres qui avaient été enfermées dans une malle jamais ouverte depuis un siècle. Je vais même vous dire plus, et ce n’est pas du tout par vantardise : cela se produit en moi même si l’objet est enveloppé dans un sac et donc invisible.

Brussels Gallery Weekend

Mother and Daughter, Gregory Crewdson, 2014.
Mother and Daughter, Gregory Crewdson, 2014.© Gregory Crewdson

Comme chaque année depuis neuf ans, un comité de cinq directeurs de galeries sélectionne une trentaine de galeries bruxelloises afin d’ouvrir la saison en  » groupe ». Pendant quatre jours et dès le 8 septembre, chacune d’elles visera à attirer le beau monde des grands collectionneurs, optant soit pour l’audace novatrice, soit pour la signature confirmée. Si la plus grande surprise vient cette année de l’inscription de Didier Claes au menu, on note par exemple l’exposition de quelques monstres sacrés comme le peintre italien Francesco Clemente (chez Jablonka Maruani Mercier), le peintre américain Frank Stella (chez Keitelman) ou encore le plasticien américain Paul McCarthy (chez Xavier Hufkens). Spectacle encore avec l’inénarrable provocateur anglais John Isaacs (chez Aeroplastics) ou la venue du photographe américain Gregory Crewdson (chez Daniel Templon), dont les oeuvres sont construites avec les moyens habituellement réservés au cinéma. Parallèlement, d’autres galeries profitent de ce week-end pour ouvrir à leur tour leur saison.

Du 8 au 11 septembre, à Bruxelles. www.brusselsgalleryweekend.com

Par Guy Gilsoul – Photo : Hatim Kaghat pour Le Vif/L’Express.

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