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Pendant que l’Ukraine vit une guerre, les politiques belges se font la guéguerre (analyse)

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Une semaine à peine après l’invasion russe de l’Ukraine, les différents acteurs belges, le gouvernement De Croo en tête, en ont déjà fait un enjeu de politique intérieure. Où Vladimir Poutine pourrait influer sur la sortie du nucléaire ou la cote de popularité du PTB…

La citation du stratège prussien Carl von Clausewitz est bien connue: « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Ce à quoi il n’avait pas pensé, c’est qu’une guerre peut aussi devenir le moyen de la continuation de politiques, ou de leur modification. Depuis quelques jours en Belgique, certaines positions changent ou se consolident. Un conflit armé peut avoir des implications directes sur la diplomatie ou sur l’économie d’un pays, y compris lorsqu’il n’en est pas un belligérant.

La guerre n’est jamais drôle, les récupérations politiques ne le sont pas toujours non plus.

La guerre à l’étranger est également susceptible, comme sujet de débat public, d’imposer des revirements ou des durcissements de positions prises par des acteurs strictement nationaux. La Belgique, siège de l’Otan, de l’Union européenne et d’autres institutions internationales, est particulièrement concernée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et a toutes les raisons de s’en préoccuper. Mais comme partout ailleurs, ses acteurs politiques sont aussi fort intéressés à défendre ou à réorienter leurs positions personnelles et partisanes. La guerre n’est jamais drôle, les récupérations politiques ne le sont pas toujours non plus. Mais elles sont inévitables, imposées par le jeu démocratique, où chacun tente de tirer profit ou de ne pas trop pâtir, à la guerre comme à la guerre, de tout événement d’importance. Une invasion militaire, lancée sur le sol européen par une puissance nucléaire en est incontestablement un. La guerre à l’extérieur, alors, devient de la politique à l’intérieur. Quelques jours après le déclenchement des opérations en Ukraine, la Belgique mène donc déjà ses guéguerres politiques à la petite semaine.

De Croo en chef de politique

Dans leurs premières heures tout du moins, les moments historiques servent toujours les dépositaires du pouvoir exécutif. La sidération est un état favorable aux chefs, sous l’autorité desquels se manifeste souvent une forme d’union nationale, qui n’a jamais l’air d’une position politique, et derrière laquelle ceux qui ne se rangent pas sont taxés d’antipatriotisme. En France, le président Macron prolonge, en s’investissant si crânement dans le concert des nations, sa campagne présidentielle qui n’en est toujours, à l’heure où nous écrivons ces lignes, officiellement pas une, reléguant les candidats déclarés, ses opposants, au rang d’insignifiants supplétifs. Chez nous, le Premier ministre Alexander De Croo, libéral, atlantiste et europhile depuis toujours, à la tête d’une alliance pourtant fort fragile, a pu serrer un peu les rangs, et insérer la Belgique dans les circuits diplomatiques occidentaux. Il a également pu s’appuyer sur les ambiguïtés du PTB pour, en séance plénière de la Chambre, le 24 février, qualifier le PTB « d’allié de Poutine », et dans la base libérale les qualifications de « cinquième colonne » ne sont pas loin. Le chef d’orchestre de la Vivaldi a fait entendre la petite musique belge un peu partout dans le concert des nations, et s’invite presque tous les jours à la télévision. On ne peut pas dire que cela ne lui profite pas déjà: dès le 28 février, un grand journal francophone le qualifiait, honneur suprême pour un politique, « d’homme d’Etat ».

Les socialistes font front contre l’agression effective, russe, et ils accusent le PTB de compromission.

Les autres musiciens de la Vivaldi que, comme ministres fonctionnels, l’agression russe mobilise, se multiplient également. Ils étaient trois autour du chef venu présenter les décisions de la Belgique face à « cette nouvelle réalité européenne », le 1er mars, dans ce que l’on appelle le « bunker » du 16, rue de la Loi, pour présenter les décisions prises le matin en conseil des ministres restreint: Sophie Wilmès (MR), Sammy Mahdi (CD&V) et Ludivine Dedonder (PS).

Ministre des Affaires étrangères dont le nom circule, pourtant plutôt peu crédiblement (son parti a déjà été très richement doté en postes internationaux) pour le secrétariat général de l’Otan, poste à pourvoir à l’automne prochain, Sophie Wilmès fait ce que firent Paul-Henri Spaak ou Pierre Harmel pendant la guerre froide, ou Louis Michel pendant la deuxième guerre d’Irak: placer la Belgique à la pointe de son camp du moment.

En se montrant plus accueillant envers les réfugiés ukrainiens qu’avec ceux d’autres pays en guerre plus lointains, le secrétaire d’Etat à l’Asile et aux Migrations, Sammy Mahdi, installe lui aussi sa position dans la quasi-unanimité du temps. Le démocrate chrétien, en conflit avec à peu près toutes les initiatives citoyennes d’accueil et d’hébergement de migrants, s’est d’ailleurs flatté d’avoir lancé un hashtag (#placedispo) qui permette de fédérer et de soutenir les initiatives citoyennes d’accueil et d’hébergement de migrants ukrainiens.

Le PS et la politique de cent ans

La ministre socialiste de la Défense, Ludivine Dedonder, elle, s’est solennellement félicitée de l’aide militaire apportée à la résistance ukrainienne et du déploiement de soldats belges dans les pays de l’Otan limitrophes de l’Ukraine et de la Russie. Il y a un tout petit peu plus de cent ans, en octobre 1921, le socialiste Edouard Anseele avait participé, à La Louvière, à une manifestation pacifiste où les jeunes gardes socialistes avaient brandi un drapeau floqué d’un fusil brisé. Quelques semaines de polémiques plus tôt, un syndicaliste allemand avait pris la parole à une rencontre internationale syndicale organisée à Morlanwelz. Quelques semaines de polémique plus tard, Anseele démissionnait, avec les autres ministres socialistes, du gouvernement d’union nationale formé pendant la guerre et confirmé juste après. Les élections législatives anticipées n’étaient guère favorables au POB, qui perdait deux sièges. Les socialistes savent, depuis, combien il est coûteux d’être taxé de compromission avec l’agresseur allégué, allemand hier. Aujourd’hui, les socialistes font donc front contre l’agression effective, russe, et c’est le PTB qu’ils accusent de compromission. Et les fusils qu’ils portent ne sont pas brisés.

Raoul Hedebouw a compris qu'il ferait mieux de faire le gros dos, le temps que passe ce fort mauvais moment pour le PTB.
Raoul Hedebouw a compris qu’il ferait mieux de faire le gros dos, le temps que passe ce fort mauvais moment pour le PTB.© BELGA IMAGE

Ecolo et la politique des tranchées

Aucun ministre vert n’était présent, le 1er mars, à la conférence de presse du « bunker » fédéral. Les écologistes se retranchent pour consolider, sur la sortie du nucléaire, une position que le poids de la Russie en matière d’approvisionnement énergétique (6% du gaz, plus de 30% du pétrole et un quart de l’uranium consommés en Belgique l’an dernier) menace allègrement. Les prix de ces matières premières, et en particulier du gaz, qui est, en Europe, fourni à 40% par la Russie, est appelé augmenter encore davantage. Jusqu’au 18 mars, date prévue pour que le gouvernement décide définitivement s’il éteint les sept réacteurs nucléaires en activité en Belgique ou s’il maintient un ou deux réacteurs plus longtemps, les verts ne tenteront aucune sortie. Ils profitent de l’embarras du PTB pour qu’on ne leur reproche pas trop leur traditionnel pacifisme, et se replient derrière l’accord de gouvernement et le compromis de décembre 2021. Celui-ci prévoit que le régulateur (la Creg), Elia (le gestionnaire de réseau de transport d’électricité), l’Agence fédérale pour le contrôle nucléaire et le SPF Affaires économiques fassent rapport au gouvernement mi-mars, y compris en considérant l’impact de la situation géopolitique sur les prix et la sécurité d’approvisionnement. En attendant, les émissaires écologistes rappelleront, défensivement, que les pays qui ont choisi le nucléaire sont ceux qui sont les moins avancés dans la transition énergétique.

Le MR et la drôle de politique

Dans ce qui devrait être le même camp mais qui est pourtant pratiquement le camp d’en face, les libéraux francophones, appuyés de l’extérieur par la N-VA, ont ajouté une gamme, géopolitique celle-là, à leur « carpet bombing » en faveur du maintien en activité des centrales nucléaires belges. Les cris d’alarme du Giec et la COP26 avaient vu le MR attaquer le surcroît d’émissions de gaz à effet de serre en cas de sortie du nucléaire (les sept réacteurs belges ont produit 52% de l’électricité générée en Belgique en 2021). L’inévitable isolement de la Russie sur le plan international lui font cultiver une fibre patriotique énergétique, que traduirait le maintien du nucléaire, afin de ne pas dépendre de la Russie de Poutine, et surtout de son gaz (personne ne parle jamais de son pétrole ni de son uranium). Le président du MR est allé jusqu’à qualifier, sur Twitter, de « fou et indigne » le comportement d’un des plus importants alliés de la Belgique, lorsque la ministre allemande des Affaires étrangères, l’écologiste Annalena Baerbock, s’était montrée réticente à exclure les banques russes du système Swift.

Le CDH, DéFI et les va-t-en-politique

Depuis l’opposition francophone, les centristes de DéFI et du CDH ne peuvent que suivre et amplifier le mouvement majoritaire de l’opinion et du Parlement. Ils reprochent donc au gouvernement, à la Défense, aux Affaires étrangères, à l’Asile et aux Migrations et à l’Energie de ne pas en avoir fait assez, pas assez vite et pas assez fort pour aider l’Ukraine et pour contrer la Russie.

Le PTB et la politique froide

Tout absorbé par son opposition, non pas historique (dans les années 1970 et 1980, le jeune parti maoïste défendait, avec la Chine, un renforcement de l’Otan contre « le social-impérialisme » de l’Union soviétique) mais déjà ancienne contre « l’impérialisme étatsunien », le PTB a gravement sous-estimé la réalité de la menace qui pesait sur l’Ukraine. Quelques jours avant l’invasion russe, Raoul Hedebouw se demandait pourquoi les Américains « diraient maintenant la vérité sur l’Ukraine ». Quelques heures plus tard, à la Chambre, le député fédéral Nabil Boukili était pris pour cible par l’ensemble des intervenants des autres partis, ministres compris. Une petite manifestation « pour la paix » et la suppression d’un article daté d’une semaine avant la guerre pour dire qu’elle n’aurait pas lieu sur le site Internet de Solidaire plus tard, et le PTB comprenait qu’il ferait mieux de faire le gros dos, le temps que passe ce fort mauvais moment. Dans le rapport de son dernier Congrès, le PTB s’inquiétait d’une « nouvelle guerre froide » entre Etats-Unis et Chine, dont l’Otan, donc la Belgique, serait un instrument. Il est aujourd’hui coincé sous le feu d’une très chaude guéguerre.

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