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Pédophilie : de demi-vérités en demi-pressions, l’enlisement du cardinal Danneels

En acceptant d’aider en privé l’ancien évêque de Bruges Roger Vangheluwe, le cardinal Godfried Danneels a mis le doigt dans un engrenage fatal. Car le verbatim de sa « médiation », enregistré à son insu, est accablant.

Par MARIE-CÉCILE ROYEN

Le jeudi 8 avril 2010, Mgr Godfried Danneels comptait sans doute profiter d’une journée agréable à l’abbaye Saint-Pierre de Steenbrugge, à Bruges, à l’invitation d’une association chrétienne de retraités dont il allait être fait membre honoraire. C’était sans compter son vieil ami et ancien collègue Roger Vangheluwe, 73 ans, l’évêque de Bruges…

Quelques jours auparavant, Roger Vangheluwe lui avait confié par téléphone une « chose terrible » : l’abus sexuel commis pendant treize ans sur son neveu, de 1973 à 1986. Abus qui n’aurait pris fin qu’à la suite de l’intervention du père de la victime, en 1986. Cet aveu tardif ne devait rien au hasard.

En effet, depuis quelque temps, Mgr Vangheluwe était mis sous pression par son neveu, aujourd’hui âgé de 42 ans, qui réclamait sa démission. Au cours de cet entretien téléphonique, qui fut bref, ou lors d’un suivant, l’évêque a-t-il prié son ami d’intervenir dans cette affaire ? Mgr Danneels dit « ne pas s’en souvenir ». Il soutient qu’il n’avait pas préparé la médiation à laquelle il a pris part, le 8 avril, et qui a été rendue publique par les quotidiens De Standaard et Het Nieuwsblad (28-29 août), sur la base d’un enregistrement clandestin réalisé par le neveu.

En tout cas, Vangheluwe profita de la présence de son ami à Steenbrugge, le 8 avril, pour lui demander de le rencontrer, sa famille et lui. L’avocat du cardinal Danneels, Me Fernand Keuleneer, raconte la scène: « Le cardinal hésite et préfèrerait ne pas le faire ce jour-là. Il demande à son ancien collègue de téléphoner à sa famille. Mgr Vangheluwe le fait et informe le cardinal que sa famille est déjà en route et que cet entretien leur fera du bien. Si le cardinal a été naïf, c’est bien à ce moment-là, en répondant positivement à cette demande. »

Un prélat bien froid, une victime d’abord soumise A 15 heures, la victime et quelques membres de sa famille arrivent. Le neveu est surpris de voir Danneels déjà installé dans la pièce. Il s’attendait à rencontrer le nouvel archevêque de Malines-Bruxelles, Mgr André-Joseph Léonard, auteur d’un discours énergique, le 4 avril, sur la nécessité de mettre fin au règne du silence sur les crimes de pédophilie dans l’Eglise. Les autres se retirent, laissant Danneels et le neveu Vangheluwe en tête-à-tête.

Leur entretien – ou plutôt devrait-on dire, leur négociation ?- est accablant. Le début est saisissant de froideur. La victime se lance : « Eh bien, j’ai été abusé pendant toute mon enfance par mon oncle Roger. Sexuellement et, encore à présent, moralement ; et j’ai le sentiment qu’il faut que je réagisse, qu’il est de mon devoir d’en témoigner auprès d’une instance plus élevée. » Réponse ennuyée de Godfried Danneels : « Et qu’espérez-vous exactement ? Je connais déjà l’histoire, il m’a tout raconté. Ce n’est pas la peine de tout reprendre depuis le début, mais que voulez-vous que je fasse, moi ? ».

En réalité, l’homme Godfried se dérobe (« Je n’ai rien à voir avec tout ça ») et renvoie toute responsabilité, passée ou à venir, dans le camp d’autrui. De façon toute rhétorique, le neveu est invité à préciser ses demandes, cependant qu’au fil de l’entretien, le cardinal lui dispense ses conseils. Et ceux-ci vont dans une seule et même direction : attendre le terme normal de la carrière de l’évêque, dans un an, pour ne pas créer un scandale qui serait préjudiciable à tous ; procéder à une réconciliation générale, après que l’évêque ait demandé pardon…

Lorsque l’évêque de Bruges et les cinq membres de la famille Vangheluwe les rejoignent, Danneels s’anime un peu. Le cardinal tutoie « Roger » avec émotion, quand celui-ci demande pardon aux siens : « Oui, comme je te vois, tu es aussi dans cette souffrance, pas seulement X (NDLR: il cite le prénom de la victime), mais lui aussi ».

Aucune solution ne se dégage. Au bout d’une heure, la bagarre familiale se rallume sur le point de savoir s’il faut ou non rendre public le comportement de l’évêque Vangheluwe. Ayant fait son mea culpa en petit comité, celui-ci s’accroche à sa mitre. Une partie de la famille – dont les parents de la victime – ne veulent pas d’un scandale qui les éclabousserait, eux, qui se sont tus pendant vingt-quatre ans.

Un enregistrement désormais aux mains de Wim De Troy

Depuis le début de la rencontre, le neveu enregistre les propos. Pour tenir sa femme au courant, dira-t-il plus tard, et avoir une preuve des aveux de son oncle. Jusqu’à la mi-août, il n’a pas fait usage de cet enregistrement.

Pourquoi la victime a-t-elle rendu public cet entretien qui ne présente personne sous son meilleur jour ? « C’est une réaction à la campagne de dénigrement de l’Eglise, qui a confirmé, par la voix du porte-parole de l’évêché de Bruges, que des indemnités lui avaient été versées par l’évêque pour acheter son silence… Mais l’argent lui servait à se soigner », a expliqué en substance son avocat.

Le neveu a d’abord demandé au procureur du roi de Bruges de prendre sa défense, en s’appuyant sur ce que révèle la séance enregistrée où, de fait, il n’est pas question d’une « demande d’argent ». Celui-ci a refusé. Le neveu s’est alors tourné vers le juge d’instruction bruxellois Wim De Troy, en charge des suites de l’Opération Calice, à qui il a remis le son de la rencontre du 8 avril, ainsi qu’au Standaard et au Nieuwsblad.

Une atteinte irrémédiable à l’image du cardinal « Presque tout le monde s’accorde pour dire que, du point de vue juridique, rien n’est à reprocher au cardinal », soutient Me Keuleneer. De fait, les faits sont prescrits depuis 1996 et aucun acte de même nature n’était sur le point d’être commis, qui aurait pu justifier le reproche d’abstention coupable. « De notre part, nous estimons en outre que le cardinal a agi correctement du point de vue moral », ajoute l’avocat. Il aligne les arguments de défense: Danneels tente de mettre la famille à l’abri d’une tornade médiatique, il veut éviter ce « problème » au nonce apostolique (NDLR : vrai supérieur hiérarchique des évêques), le « pardon est la réponse catholique proposée à un pêcheur repentant », des pressions ne sont pas exercées sur la victime puisqu’à « maintes reprises », le cardinal s’enquiert de ce qu’elle souhaite…

Lors de cet entretien, Mgr Danneels ne demande pas à son ancien collègue de démissionner, alors que, relatant cette séance du 8, où il se serait borné à « écouter », le cardinal avait déclaré, le 24 avril : « On peut insister sur une demande de démission et attendre son acceptation. » Le style, c’est l’homme, dit-on. Celui de Mgr Danneels était particulièrement ondoyant.

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