Carte blanche

Pauvres, mais citoyens avant tout!

Citoyenneté et pauvreté, le neuvième rapport bisannuel du Service interfédéral de lutte contre la pauvreté qui vient tout juste d’être publié, met le doigt sur un point particulièrement sensible pour les personnes qui vivent en situation de pauvreté: le manque de reconnaissance.

Proposé au début de l’année 2016 par des associations dans lesquelles des personnes pauvres se rassemblent, le thème de la citoyenneté s’est rapidement imposé comme une urgente nécessité. Car les personnes concernées peinent à prendre la place qui leur revient légitimement dans la société. Ne se qualifient-elles pas elles-mêmes de « transparentes »? D’un côté, elles doivent se mettre à nu pour pouvoir ‘exister’ à travers différentes formes d’aide, de soutien et de solidarité. D’autre part, elles sont par toutes sortes de conditions, de règles et de lois, qui les privent de droits, invisibles et non existantes.

La concertation organisée tous les deux ans par le Service a donné lieu à de nombreux échanges qui ont clairement mis en évidence comment les situations de pauvreté mettent sous pression la citoyenneté des personnes. Au bout du compte, elles n’ont pas les mêmes droits, sont soumises à des contrôles intrusifs et à des violations de leur vie privée et se retrouvent face à des choix et des prises de responsabilités rendues très difficiles, voire impossibles

Pouvez-vous imaginer un seul instant que le fait de vous installer avec votre nouveau partenaire ou d’accueillir temporairement chez vous, par esprit de solidarité, un ami dans le besoin puisse avoir comme effet de diminuer, voire de supprimer, vos revenus ou ceux de votre partenaire ou ami ? Pourriez-vous vous résoudre à mettre vos enfants à la porte quand ils auront 18 ans parce que vous vivrez « mieux » financièrement en étant séparés ?

Débuter une relation amoureuse et cohabiter, « faire l’hôtel » pour ses enfants majeurs, aider des amis dans le besoin… Tout ça a l’air tellement évident pour la plupart d’entre nous. Mais ça l’est beaucoup moins pour les personnes en situation de pauvreté. Cohabiter permet de partager certains frais. La perte de revenus à laquelle s’exposent les allocataires sociaux qui font ce choix annule cependant les fameuses économies d’échelle dont ils pourraient bénéficier. Peut-on résoudre cette équation impossible ? Des pistes existent. Une première consiste à évaluer l’impact de la catégorisation, tant pour les personnes concernées que pour les autorités publiques, sur les coûts et bénéfices à court et à long terme. Pour la sécurité sociale, la question de l’abolition du statut de cohabitant peut clairement être posée. Pour le revenu d’intégration, la différence entre les montants du revenu d’intégration peut être atténuée sur la base d’une estimation plus réaliste des économies d’échelle.

La cohabitation n’est malheureusement pas l’unique problème. Imaginez plutôt : vous faites partie de la communauté des gens du voyage et vous souhaitez demander une adresse de référence, nécessaire pour recevoir votre courrier et accéder à vos droits. Accepteriez-vous d’exhiber les tickets de caisse de vos courses effectuées dans des magasins situés aux quatre coins de la Belgique, pour démontrer que vous vous déplacez réellement ? Trouveriez-vous normal de devoir déclarer à votre organisme de paiement votre souhait de faire du bénévolat au sein d’une maison de quartier et de vivre dans l’incertitude à cause des possibles conséquences négatives sur votre allocation ?

La crainte de la fraude sociale, le contexte sécuritaire et les évolutions technologiques font ainsi peser sur la vie privée des personnes en situation de pauvreté une pression bien plus forte que sur la plupart des autres citoyens. Le rapport ne remet pas en cause la nécessité d’un contrôle par les autorités publiques pour vérifier si les conditions d’octroi d’un droit sont remplies. Mais il est essentiel de s’assurer que les moyens utilisés sont bien proportionnels aux objectifs poursuivis. Des analyses d’impact et des « tests pauvreté » existent déjà en Flandre et au niveau fédéral. Il reste à les généraliser en y intégrant l’évaluation de l’impact qu’une nouvelle réglementation peut avoir sur la vie privée des personnes.

Par ailleurs, les personnes en situation de pauvreté doivent pouvoir conserver la propriété et le contrôle de leurs données personnelles, au même titre que les autres citoyens. Sommes-nous tous bien égaux devant l’exigence de transparence? La déclaration de travail volontaire à son organisme de paiement est par exemple un obstacle de taille à la volonté de s’engager dans la société et son principe mériterait d’être revu.

Comment réagiriez-vous si l’école que fréquentent vos enfants vous faisait gentiment remarquer que vous auriez mieux fait de prévoir un fruit frais comme en-cas, alors que vos moyens ne le permettent pas? Parce que vous avez dû vous contenter de colis alimentaires faute de pouvoir vous procurer de la nourriture en suffisance, pour vous et votre famille. Tout en prouvant une nouvelle fois que vous êtes vraiment dans le besoin.

Pouvez-vous seulement imaginer que la petite maison délabrée que vous occupez menace de faire voler en éclats votre famille? Parce que les services sociaux s’interrogent sur l’environnement dans lequel vos enfants doivent grandir et menacent de les placer si vous ne trouvez pas un logement de meilleure qualité. Comment se sortir de cette situation alors que vous êtes toujours en attente d’un logement social qu’on vous promet depuis des années? Prendrez-vous le risque de faire déclarer votre maison inhabitable et vous retrouver à la rue parce que vous avez simplement voulu dénoncer son insalubrité auprès du propriétaire? Car même si le bourgmestre de votre commune et les services compétents doivent tout faire pour trouver une solution à votre problème, ils ne sont nullement tenus à une obligation de résultat. Après tout, ne sont-ils pas eux-mêmes confrontés à une pénurie de logements abordables et de qualité?

Les personnes qui vivent en situation de pauvreté ne demandent aucune faveur. Tout ce qu’elles veulent, c’est être considérées comme des citoyens à part entière. Ni plus, ni moins. Elles veulent faire valoir des droits afin de pouvoir prendre des responsabilités et aller de l’avant, avec leurs enfants, leur famille, dans leur communauté. Cela ne sera possible que si elles sont outillées pour cela et qu’on leur en laisse la possibilité. En outre, il est essentiel de soutenir les associations dans lesquelles des personnes en situation de pauvreté peuvent se rencontrer, s’engager et ainsi concrétiser leur citoyenneté. Comme l’exprimait si fièrement ce participant au dialogue: j’ai encore du mal à réaliser, en fait! Moi, qui viens de mon petit milieu, waouh! J’ai mon mot à dire dans la société. Je fais de la politique!

Henk Van Hootegem et Veerle Stroobants, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale (www.luttepauvrete.be)

Le neuvième rapport bisannuel Citoyenneté et pauvreté a été transmis aux différents gouvernements et parlements du pays. Il est disponible sur le site du Service interfédéral de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale www.luttepauvrete.be.

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