© ANTONIN WEBER

« Parfois, je me sens comme un politicien »: le portrait de Sep Verboom, designer gantois

Il a choisi de tourner le dos à l’industrie traditionnelle du design pour promouvoir un art durable et socialement engagé. Tel est Sep Verboom, Gantois à l’imagination nourrie de ses voyages aux quatre coins du monde mais aussi de ses années au sein des mouvements de jeunesse.

La vie de Sep Verboom est remplie d’univers différents. La politique en fait partie. Pas au sens classique d’exercice du pouvoir – « je ne me sens pas impliqué dans la politique belge », précise-t-il d’emblée – plutôt dans une acceptation qui considère le design comme facteur du changement. Une philosophie déjà matérialisée à travers plusieurs créations du designer gantois de 30 ans, associant artisanat, engagement social et rapports humains. Le tapis Rope Rug, fabriqué par des tisserands philippins désoeuvrés à partir de cordages usagés, la collection de chaises lounge et tables bistro Aya, dont la confection allie l’artisanat indonésien au savoir-faire belge, ou encore la collection vol+maakt, pour laquelle il s’est associé aux tailleurs de pierre de l’entreprise gantoise de travail adapté Compaan afin de concevoir des serre-livres et des lampes de bureau.

Sa plus grosse claque : « Ma rencontre avec des brocanteurs philippins dont les matériaux étaient réutilisés pour créer des objets. J’ai compris que l’Europe n’était pas le standard, seulement une perspective. »

Aujourd’hui, Sep Verboom est à la tête de Livable, une plateforme qui utilise le design comme un outil au service des engagements précités. Livable défend « une perspective qui s’étend au-delà de notre société axée sur l’esthétique et la fonction ». Le trentenaire se bat à la fois contre la propension à dessiner des objets dans le seul but de les consommer, et contre la tendance à proposer des créations inédites certes artisanales, mais destinées à une élite. Il invite à réfléchir à d’autres produits alliant pertinence, permanence et collectivité. « Les intérêts communs sont rarement perceptibles au premier coup d’oeil, ce qui amène souvent à une mauvaise communication, voire à des conflits, soutient-il. Si on prend le temps d’observer et d’apprendre, on découvre toutefois que toutes les facettes du design présentent des intérêts communs. » Sep se voit davantage comme un médiateur, un intermédiaire qui capte les opportunités – ou ces fameux intérêts communs – et essaie de les connecter. « Quand je conçois un produit, je commence toujours à un niveau hyperlocal, même si c’ est au Brésil ou en Indonésie: je parle aux habitants, aux artisans… qui ont tous des besoins similaires, dont celui d’être respecté. J’essaie de cerner les enjeux et de valoriser leurs intérêts. Parfois, je me sens vraiment comme un politicien. » Le créateur a bien conscience que seule une combinaison de décisions allant dans le même sens fera évoluer les choses. « Mais ça doit bien débuter quelque part… et ça a déjà commencé avant moi. Je ne fais que poursuivre ce qui a été entamé. »

Son mantra: « Se réunir est un début, rester ensemble est un progrès, travailler ensemble est la réussite. » (Henry Ford)

L’imagination sans moyens

Autre époque, autre univers. Il y a une petite dizaine d’années, jeune diplômé en design industriel et en développement durable, Sep Verboom se lance comme indépendant. « Très stupide et naïf: je ne suis évidemment pas parvenu à vivre de mon activité. » Il cumule alors plusieurs jobs pour s’en sortir, comme celui de conducteur de voitures de location, qu’il amène au car-wash ou pour faire le plein d’essence. « J’acceptais le moindre job possible en tant que free-lance. » On est alors bien loin de sa reconnaissance par le milieu, qui lui vaudra le prix Henry van de Velde du meilleur jeune talent, le Recycling Designpreis du musée Marta Herford, en Allemagne, ou le titre de Designer de l’année 2020 décerné par la Biennale Interieur, le CID Grand-Hornu, le Designmuseum de Gand, le Vif Weekend et Knack Weekend.

En attendant, lorsqu’une boîte belge, installée en Indonésie, le contacte pour imaginer des créations en rotin pour le Musée du design et endosser ensuite le costume de développeur de projets, Sep saute sur l’occasion. « Pendant deux ans et demi, j’ai eu l’impression d’être un espion infiltré dans l’industrie pour apprendre tous les détails de production et de fonctionnement. » En parallèle, il continue à avancer sur ses projets personnels, mais aucun ne lui permet de rouler sur l’or. De quoi susciter le courroux de son comptable, qui lui signale qu’il vaudrait mieux privilégier le gain d’argent à l’enrichissement en relations humaines. Sep a du mal à joindre les deux bouts, mais il trouve son bonheur ailleurs. « J’étais jeune, je savais où je voulais aller. Ça a terriblement stimulé mon imagination et ma réflexion. D’autant que je recevais beaucoup d’encouragements. »

© ANTONIN WEBER

Le Gantois persévère et prend part à son premier salon: la « Design Junction », à la Design Week de Londres, où il embarque une caisse de lampes. Il est accueilli par le curateur, qui lui propose de déposer sa boîte, le temps qu’il lui indique où se garer pour décharger son matériel. « Sauf que: j’étais venu en avion (rires). Je n’avais pas d’argent pour acheter des décors, j’ai donc créé mon stand avec ce que j’ai trouvé auprès des autres exposants: du papier collant, du carton à découper… » Une anecdote qui illustre parfaitement la philosophie de Sep Verboom: se lancer, quoi qu’il en coûte, pour que les gens apprennent à le connaître, se connectent à lui et tissent un réseau tout autour. « Ce n’est pas toujours évident: il s’agit de les convaincre des qualités et des valeurs qui sous-tendent un produit qu’ils ne peuvent pas encore voir. »

Stratego grandeur nature

Pour cela, le designer peut toutefois compter sur une imagination alimentée avec passion durant sa jeunesse, à De Pinte, près de Gand. Avec ses trois frères dans le jardin de ses trois voisines, chez une « femme très créative et un peu folle » qui lui enseigne la peinture, le dessin et la poésie le mercredi après-midi, ou même aux rares cours de musique auxquels il prend part, Sep s’ouvre à la créativité. Au Patro, aussi, où il participe aux camps et devient animateur. « Ce sont mes meilleures années. On forme alors un groupe d’amis unis, bien qu’on ne soit pas de la même école, on a des responsabilités et une volonté commune de s’amuser ; avec les enfants en journée et, le soir, entre nous autour d’un verre. On apprend à avoir des contacts sociaux, à se comporter avec les autres, à explorer les limites… Ça me m’a offert davantage de liberté et de force pour entreprendre un tas d’autres choses par la suite. »

Son plus gros risque: « Me lancer comme designer indépendant. Les premières années, j’ai dû cumuler plusieurs jobs pour payer mes factures. »

Chaque semaine, le jeune Sep s’émerveille de pouvoir se plonger dans des imaginaires différents. Il aime par-dessus tout les activités faisant appel à la fantaisie, comme ce Stratego grandeur nature adapté du célèbre jeu de stratégie. « J’avais vraiment l’impression d’être le soldat ou l’espion, je m’imaginais dans un autre monde. », se souvient-il, le sourire aux lèvres.

Le soir, lors des veillées, il savoure les séances d’improvisation, souvent organisées en fin de camp, où il invente des sketchs ou des « bêtes blagues ». « Je ne me suis jamais cantonné à une seule forme de créativité. Gamin, je n’hésitais pas à crâner en dansant, par exemple. Aujourd’hui, je danse toujours, mais parce que cela agit un peu comme une thérapie, une méthode de relaxation. C’est du temps pour moi que je passe les yeux fermés, à laisser mon corps exprimer des choses dont je n’avais pas conscience. » Après les jeux au jardin, les mercredis après-midi « création » et le Patro, Sep passe par la case Maison des jeunes et festival I Love Techno. Il commence à se sentir à l’étroit à De Pinte. Le jeune homme, qui découvre l’illustration sur les vieux MacBook et l’impression à l’encre dans son école secondaire, émigre vers Gand, puis Courtrai, où il étudie le design industriel.

Ses dates clés

  • 2005: « Je rejoins l’enseignement technique, en option graphisme, impression et médias pour enfin créer en apprenant. »
  • 2009: « J’entame des études de développement durable à la haute école Vives de Courtrai. »
  • 2013: « Je démarre mon stage à Berlin auprès de la designer Joa Herrenknecht, qui aura une grande influence sur mon travail. »
  • 2015: « Je crée officiellement la Livable Platform, une plateforme qui utilise le design comme outil de développement social, durable et environnemental. »
  • 2020: « Je débute l’enseignement d’un cours en création durable à l’académie de Gand (Kask). »

Durabilité créative

C’est dans la cité des Eperons d’or qu’il se frotte pour la première fois au concept de durabilité. Dans un premier temps, il reste bouche bée devant l’étagère d’une dizaine de mètres de l’Howest (Hogeschool West-Vlaanderen), qui déborde de formes abstraites à fusionner ou de prototypes d’aéroglisseur… « Quelques semaines plus tôt, je ne savais pas qu’il était possible d’apprendre à inventer des produits et là, je tombais sur des créations d’élèves incroyables! C’était un nouveau monde et j’avais envie d’en faire partie. Ou, au moins, de mieux le comprendre. » Logé chez sa compagne de l’époque à Gand, le futur designer fait quotidiennement la navette en train pour suivre des cours qui mettent l’accent sur l’importance de l’ergonomie des objets. La durabilité? On n’en parle pas trop, l’industrie ne semble d’ailleurs pas s’y intéresser. Contrairement à l’étudiant.

A l’issue d’un stage au sein de la société mouscronnoise Limited Edition, où il imagine des tapis à partir de vieux jeans qu’il assemble, Sep se donne pour mission d’en apprendre plus. Il se lance alors dans un cursus en développement durable à la haute école Vives, toujours en Flandre-Occidentale, et se retrouve trois ans plus tard à Cebu, aux Philippines, en stage comme recycling manager. Il y rencontre Ma Nida Cabrera, activiste locale, conseillère en récup’ et impliquée dans un projet social soutenant des femmes en leur permettant de concevoir des sacs à main recyclés. « Je sentais qu’il y avait quelque chose à changer, mais je ne savais pas encore quoi. » Ses connexions avec des brocanteurs et ses nombreuses visites dans des décharges, où il découvre des dizaines de ventilateurs, serviront de déclic. Son idée: fabriquer un luminaire à partir du cadre en métal récupéré de la soufflerie et de rotin tressé par des artisans locaux. Intitulé Fan, il lui vaudra un Ovam Ecodesign Award en 2012… mais aussi quelques soucis de gestion, puisque, dès son retour en Belgique, il doit collaborer à distance avec les artisans philippins. C’est là qu’il apprend à combiner les intérêts communs. Comme plus tard, dans des projets au Brésil, au Pérou ou en Belgique.

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