Herman Van Rompuy et Philippe Moureaux autour d'une même table, en 2008. © Belga

Oser parler des humiliations vécues par les Wallons et par les Flamands

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Un dialogue fort entre Philippe Moureaux (PS) et Herman Van Rompuy (CD&V) évoque des moments et des déclarations du passé où nos communautés se sont entrechoquées. Une partie d’un livre passionnant mettant en dialogue le Nord et le Sud.

Faire dialoguer des personnalités du Nord et du Sud sur leur rapport à la Belgique, à notre mémoire collective, à ces images qui restent ancrée de façon indélébile au fond de nous: tel est le livre que publient plusieurs universitaires de l’UCLouvain (Olivier Luminet et Valérie Rosoux), de la KU Leuven (Elke Brems), de l’ULB (Ariane Bazan) et de l’UAntwerpen (Marnix Beyen) aux presses universitaires de Louvain.

Objectif? Mieux faire connaître la richesse de chaque communauté par la découverte de lieux ou de personnalités, quasi inconnu·es de l’autre côté de la frontière linguistique. Susciter aussi le débat sur des sujets parfois conflictuels, comme la deuxième guerre mondiale. « Ce sont les non-dits qui créent des crispations, explique Olivier Luminet, spécialiste de la mémoire collective à l’UCLouvain. En instaurant un dialogue, on donne la possibilité à chaque partie d’expliquer son point de vue et ainsi, de réunir les communautés. »

Le point de départ de cet ouvrage n’est autre qu’une discussion ayant eu lieu au Sénat entre Olivier Luminet et Philippe Moureaux, l’ancien homme fort du PS bruxellois décédé fin 2018. « Ce qui m’avait frappé d’emblée, dans ses propos, était son constat, identique à notre groupe de recherche, du degré élevé d’incompréhension face à certains événements ou actes du passé entre communautés linguistiques, souligne Olivier Luminet. Une situation, sur laquelle il s’était particulièrement étendu, était celle de la collaboration et de ses implications dans la vie belge des décennies qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Hugo Schiltz (ancien homme fort de la Volksunie, avec qui il avait des contacts amicaux – Ndlr) lui avait ouvert les yeux sur certaines réalités complexes qui avaient poussé certains Flamands à s’engager dans différentes formes de collaboration avec les Nazis et sur les répercussions politiques mais aussi psychologiques de la répression qui a suivi après la guerre. Philippe Moureaux me faisait part de sa sensibilité personnelle pour le traitement de certains dossiers de collaboration, notamment lorsqu’il était ministre de la justice et de l’impossibilité de discuter de ce sujet, de manière sereine, à l’intérieur de son parti. La thématique de la collaboration et de sa répression est un sujet de discussion inabordable entre francophones et Flamands me disait-il. »

Inabordable: ce simple mot est le déclencheur de ce projet consistant à mettre face-à-face des personnalités pour confronter leur regard sur le pays.

Le fossé des grèves de 1960-61 et de la frontière linguistique de 1963

Forcément, Philippe Moureaux devait faire partie de ces rencontres. Non pas avec Hugo Shiltz, décédé en 2006, mais bien avec Herman Van Rompuy, ancien Premier ministre et président du Conseil européen. Leur rencontre, passionnante, a eu lieu le 5 mai 2015 sur le campus de la KULeuven.

Chacun est appelé à choisir trois événements de l’histoire de Belgique qui les ont marqué. « La plupart de ces souvenirs se situent dans le contexte des années 1960 et 1961, entame Philippe Moureaux. « La période de 60-61, ce sont les grandes manifestations, auxquelles j’ai peu participé, à l’exception d’une d’entre elles à Bruxelles, qui m’a profondément marqué et qui a été, en effet, à l’origine de mon intérêt pour le fédéralisme, pour le mouvement wallon et pour André Renard en particulier. Je me suis d’ailleurs inscrit peu de temps après au Mouvement populaire wallon. J’étais ‘communisant’, sans être membre du parti communiste. Cet intérêt initial pour le fédéralisme est lié à une autre période majeure pour moi, celle des années 80- 81, période pendant laquelle je deviens ministre presque par hasard, d’abord à l’Intérieur, puis à la Justice. » Ce seront ensuite les années des réformes de l’Etat successives.

« Les grèves de 60-61, cela se traduisait pour moi par les trams, qui avaient un retard incroyable, renvoie Herman Van Rompuy. Pour le reste, je ne les associais à aucune connotation idéologique. En revanche, ce qui était important pour moi, c’étaient les négociations de Val Duchesse sur les lois linguistiques de 63 et les marches sur Bruxelles; étant, bien entendu, totalement étranger au nationalisme flamand. »

Les grèves de 1960-61 ont surtout marqué les Wallons, moins les Flamands. « Pourtant, c’est un événement majeur du côté francophone qui va vraiment conduire au tournant fédéraliste du parti socialiste avec toutes les conséquences que cela implique sur le plan des négociations, y compris avec la Volksunie », dit Philippe Moureaux. « En Flandre, le tournant décisif, ce sont les lois linguistiques de 63 qui ont provoqué un boost comme on dit maintenant pour le mouvement flamand, prolonge Herman Van Rompuy. En réalité, c’était le début de la Volksunie, qui, à un moment donné, occupait 18 sièges, ce qui représentait 15 à 20 % de l’électorat flamand. »

Le « Lion sans dents » et « Plus un centime pour la sidérurgie wallonne »

La perception des événements et l’impact de certaines prises de parole sont importantes dans l’histoire communautaire du pays. Ainsi, lorsque Philippe Moureaux évoque le soutien de Guy Spitaels à l’industrie des armes wallonnes, au début des années 1990, Herman Van Rompuy souligne: « Ça ne m’intéressait pas du tout, cette crise des armes. Par contre, les propos de Spitaels sur la Flandre décrite comme ‘un lion sans dents’ ont sans nul doute contribué à la percée du Vlaams Belang. On a tendance à l’oublier. La déclaration strictu sensu de Spitaels était la suivante: ‘Le lion flamand rugit, mais il n’a pas de dents’. L’impact de cette métaphore est immédiat, catastrophique et, dans une grande mesure, irréversible. Les propos de Spitaels ont été perçus comme une provocation, parce que là, on touchait à l’identité flamande, ce n’était pas une déclaration comme les autres. La formule a frappé l’âme, le coeur, le lieu même de certaines frustrations. Et c’était précisément cela qui était visé par une déclaration comme ‘le lion flamand rugit mais il n’a pas de dents’. »

« Le mal était fait, prolonge ensuite Herman Van Rompuy. On avait vraiment humilié les Flamands. J’ai alors déclaré: ‘Je ne parle plus le français pendant les conférences de presse’. S’ensuivent les élections, avec le Zwarte Zondag (l’éclatante victoire du Vlaams Blok aux élections en 1991 – Ndlr) et, en janvier, Guy Spitaels annonce qu’il devient ministre-président de la Région wallonne. Pour nous, c’était le début du séparatisme. Certains sont allés chez Jean-Luc Dehaene et ont dit : ‘Si Spitaels devient ministre-président wallon, toi tu dois devenir ministre-président de la Flandre’. Au bout du compte, il ne l’a pas fait. Mais on était dans cette logique : puisque le président du Parti socialiste ne choisit pas la Belgique, qu’il choisit la Wallonie, eh bien que la Wallonie prenne son sort en main! »

Philippe Moureaux revient, pour sa part, sur des déclarations de Luc Van den Brande, ancien homme fort du CVP dans les années 1990, ou de Bart De Wever avant sa fulgurante ascension. « La Wallonie vivait en espérant que l’État central l’aiderait, souligne-t-il. Dans ces circonstances, Van den Brande a joué un rôle très négatif quand il a dit: ‘Plus un centime pour la sidérurgie wallonne’. Vous vous souvenez de cette déclaration? Elle a profondément touché l’opinion publique wallonne. » « C’est étonnant de prendre conscience des sentiments d’humiliation qui passent d’un côté à l’autre », constate Herman Van Rompuy. Philippe Moureaux prolonge: « De la même façon, c’est comme la N-VA qui amène des faux billets à la Louvière. C’est dire: ‘Vous êtes des pauvres à qui on doit donner l’aumône pour vous permettre de survivre’. C’est aussi une humiliation. »

L’importance des mots et des humilitations est énorme, de même que la nécessité d’en parler avec le recul, ce à quoi s’essaie ce passionnant livre.

Herman Van Rompuy choisit, pour sa part, les grèves scolaires et les crises congolaises des années 1950 comme souvenirs marquants. Ainsi qu’un autre, plus récent. « L’expérience la plus traumatisante de ma carrière a été le cartel formé par le CVP et la NVA entre 2007 et 2009, raconte-t-il. Je me retrouvais dans mon propre parti, dans mon propre groupe parlementaire, à devoir dire: ‘Je ne veux pas être associé à cela’. Cela a été pour moi la période la plus malheureuse de ma vie politique. Sur le plan émotionnel au sein de mon parti, cela a vraiment été pour moi une période cauchemardesque. Au début, la N-VA avait cinq sièges et nous vingt-cinq, je crois. Mais en réunion, c’était cinquante-cinquante, pour ne pas dire plus. Une partie du CVP avait, en effet, sympathisé avec la N-VA. Je rejoignais ce groupe parlementaire ‘avec des semelles de plomb’. » Comme quoi, même ces perceptions communautaires à deux visages contiennent des nuances…

Les autres rencontres mettent face-à-face les journalistes Nina Verhaege et Christian Laporte, les réalisateurs Adil El Arbi et Jan Verheyen, les poètes Dirk Van Bastelaere et Laurence Vielle, les écrivains Kristien Hemmerechts et Vincent Engel… pour autant de de dialogues qui composent une vivifiante psychanalyse de la Belgique.

Dialogues sur la Belgique. Souvenirs, images, questions, éd Presses universitaires de Louvain

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire