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Nos députés fédéraux entrent en piste… sans avoir d’ordre à recevoir de celles et ceux qui les ont élus

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Fédéraux ou régionaux, ils sont en piste pour cinq ans, soulagés du poids des urnes. Car enchaîner les élus à leurs électeurs par un mandat impératif n’est pas admis, pas plus que les révoquer pour trahison. La mauvaise humeur citoyenne ravive pourtant la tentation.

Parés à siéger. Après les parlements régionaux, au tour de la Chambre d’accueillir, ce jeudi 20 juin, la cuvée 2019-2024 de 150 députés fédéraux. Le peuple compte sur eux. Et si tout va bien, rendez-vous dans cinq ans pour l’évaluation. Nul doute que ces représentants seront briefés sur la portée de l’article 42 de la Constitution :  » Les membres des deux Chambres représentent la nation, et non uniquement ceux qui les ont élus.  » La piqûre de rappel ne manque pas de sel : honorables élus, gardez-vous de vos électeurs…

La menace est toute théorique, quoique dans l’air depuis bien longtemps. La faute à Rousseau, dit-on souvent : ce grand individualiste devant l’Eternel jetait le trouble dans le Contrat social, qu’il publie en 1762 :  » Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien […] « . Cette imposture exigeait une parade. C’est là qu’un mandat impératif prendrait tout son sens : puisque la souveraineté, propriété du peuple, ne peut être  » aliénée  » et puisque chaque électeur est considéré comme titulaire d’une quote-part de cette souveraineté, alors le représentant élu doit être contraint d’exécuter la volonté de ceux qui l’ont choisi. C’est à eux seuls qu’il sera redevable de son action et si, par malheur, il devait se dérober à sa feuille de route, c’est sa révocation qui s’ensuivra.

Si chaque vote se négocie et devient une incertitude, le système devient ingouvernable.

Derrière le raisonnement, un présupposé :  » Le peuple est bon, ses délégués sont corruptibles.  » Et un soupçon assumé : ce mécanisme de contrôle populaire  » instaure un rapport de méfiance institutionnel « , observe John Pitseys, spécialiste en théorie politique (UCLouvain) et nouveau député Ecolo au parlement bruxellois,  » l’élu se retrouve tenu en laisse pour compenser les effets jugés indésirables de la démocratie représentative « , ce régime où les députés se meuvent sans avoir d’ordres ni de missions précises à recevoir des électeurs (mais bien de leurs partis) et sans craindre d’être renvoyés prématurément pour trahison. Comme la hantise de la sanction périodique de l’électeur ne suffira jamais à cadrer l’élu, il faut le sortir de sa zone de confort. Et pour cela, briser son indépendance, lui refuser la liberté de prendre ses aises dès qu’il a pris ses quartiers dans un parlement, lui infliger une sanction plus immédiate qu’un passage par les urnes tous les cinq ans.

L’élu supérieur à ses électeurs

Démocratiquement radical.  » Le mécanisme souffre d’une mauvaise réputation, admet Anne-Emmanuelle Bourgaux, professeure de droit public (Ecole de droit UMons-ULB), en raison de son image gothique d’Ancien Régime et de l’évocation nauséabonde de régimes totalitaires qui l’ont adopté.  » Procès un peu injuste quand on sait que le mandat impératif a aussi incarné une très vieille tradition de contre-pouvoir face au fait du prince :  » il était au coeur du fonctionnement des Etats provinciaux ou généraux « , porteurs des doléances de leurs ordres, noblesse, clergé, tiers état.

La pratique ne résiste pas à la Révolution française de 1789, lorsqu’après débats, il est décidé que force devra rester à l’intérêt supérieur de la nation plutôt qu’aux intérêts catégoriels et particularismes locaux. Un moyen plutôt commode, jusqu’à l’avènement du suffrage universel, de confondre cet intérêt supérieur avec un intérêt de classe, celui de la bourgeoisie. Ainsi triomphe  » la vision d’un parlementarisme bourgeois qui défend un rapport de distance entre les élus et le corps électoral « , souligne Pascal Delwit, politologue à l’ULB.

D’où le soin mis à prohiber expres- sément le mandat impératif dans la Constitution française en son article 27 ( » tout mandat impératif est nul « ) et dans la Constitution belge à l’article 42 quoique sous une forme moins catégorique que l’interdit français ( » Les membres des deux Chambres représentent la nation, et non uniquement ceux qui les ont élus « ).

La cause était ainsi entendue :  » Nos dirigeants ont endossé depuis le xixe siècle la théorie de la représentation-fonction, qui demande que les élus fassent preuve de supériorité par rapport à leurs électeurs, lesquels ne sont pas censés savoir ce qu’il convient de décider […]. Les élus ne sont plus les relais d’une volonté populaire pré-établie […] l’éventuel mandant, le peuple, n’est plus jugé légitime pour imposer une ligne de conduite aux élus  » (1). Ils se retrouvent en quelque sorte  » désincarnés « , dixit Anne-Emmanuelle Bourgaux, érigés en une caste d’intouchables entre deux passages aux urnes.

Avec le mandat impératif, fini le compromis

Voilà qui n’a jamais été du goût de celles et ceux qui veulent casser les codes et renverser les logiques : les anarchistes hier, aujourd’hui les gilets jaunes et les mouvements citoyens qui aspirent à reprendre la main, ne se satisfont plus de suffrages traités comme des chiffons de papier ni de  » la prémisse de la supériorité des représentants sur les représentés « , selon Anne-Emmanuelle Bourgaux.

Il se pourrait ainsi qu’un avant-goût de mandat impératif pointe timidement le bout du nez dans l’enceinte parlementaire bruxelloise, là où l’unique élu du mouvement citoyen bilingue Agora se prépare à faire ses premiers pas.  » Notre député sera le porte-parole des instructions d’une assemblée citoyenne de 89 Bruxellois prochainement tirée au sort. Il sera donc uniquement mandaté pour porter le combat du mouvement en faveur du tirage au sort « , explique Marie-Line Simon, deuxième sur la liste électorale d’Agora. Autant dire que dans la peau de cet heureux élu, Pepijn Kennis sera suivi de près, à la merci d’un possible renvoi :  » Il pourra être incité à démissionner si l’assemblée devait juger qu’il ne répond plus à ses attentes.  »

Envisagé à grande échelle, le basculement relèverait du périlleux saut dans un inconnu peuplé d’objections techniques et d’obstacles de taille, dont le moindre ne serait pas la levée du secret du vote : sinon, comment repérer les électeurs appelés à signifier son bon de sortie à l’élu qui les aurait déçus ?  » Si chacun se croit investi d’un mandat différent de son voisin, aucun compromis n’est possible. Le mandat impératif empêcherait aussi bien l’adoption des grands compromis qui ont marqué l’histoire de la Belgique que certaines avancées législatives en avance sur l’état des mentalités « , assure Vincent de Coorebyter, professeur de philosophie (ULB).  » Si chaque vote se négocie et devient une incertitude, le système devient ingouvernable « , abonde Pascal Delwit.

Fidèles à la formule consacrée, les députés font donc serment de se distancier de leurs électeurs pour mieux représenter la nation. D’Ostende à Arlon…

(1) Les Paradoxes de la représentation, par Vincent de Coorebyter, La Thérésienne, Revue de l’Académie royale de Belgique, 2018-1.

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