Carte blanche

Non, le complotisme n’éclaire pas le débat

Le 3 septembre dernier, François-Xavier Heynen publiait une opinion dans les colonnes du Vif. Le philosophe entendait principalement y développer une métaphore maritime ayant la vocation d’éclairer la transmission et la construction de la science.

En particulier, la métaphore en question constituait le marchepied vers l’idée selon laquelle « la science, pour être authentiquement moderne, doit prendre le risque de naviguer entre […] deux phares [légitimes] », à savoir celui de l' »expert » et celui du « complotiste ». S’il n’est pas dans mon intention d’ergoter ici sur ce qui pourrait s’apparenter à des détails philosophiques d’ordre technique, il m’est difficile de rester silencieux – en tant qu' »amateur de rationalité » – sur ce qui, selon moi, constitue le réel danger d’une telle proposition.

À l’heure où la frontière entre science et opinion se fait tous les jours plus diffuse, suggérer que « le complotisme éclaire le débat » ne fait qu’attiser les flammes d’un feu dont les répercussions se comptent malheureusement parfois en vies humaines.

Une mécompréhension de la nature de l’expertise

De prime abord, le premier « phare » de la métaphore proposée par François-Xavier Heynen – celui de l’expert – ne devrait pas vraiment prêter à confusion. Que l’expertise revête un rôle d’attracteur de la pensée scientifique – bien sûr sans être exempte d' »écueils » potentiels – est tout à fait plausible. Néanmoins, la manière dont l’auteur délimite les contours précis de l’idée d’expertise apparaît rapidement comme suspecte.

Pour commencer, l’expert est présenté comme celui « qui est apte à déclarer le vrai ». S’il n’est bien sûr pas impossible que certains scientifiques en déficit d’humilité se reconnaissent dans une telle présentation, il ne s’agirait pas d’enfermer la grande diversité des experts dans cette vision étriquée – certains diraient « scientiste » – de la notion. En l’occurrence, s’il est une manière de capturer l’idée d' »expert », ce n’est certainement pas par le biais d’une quelconque appropriation de la vérité, mais plutôt par celui de la compétence ou de la fiabilité. Sous ce prisme, sera considéré comme expert dans un domaine donné tout qui témoignera d’une compétence reconnue dans ce domaine, ce qui autorisera à considérer, du moins jusqu’à preuve du contraire, que les informations qu’il transmet (dans son domaine) sont fiables (mais pas forcément « vraies » ou « certaines »).

Ensuite, et aux antipodes de ce que François-Xavier Heynen suggère, un quelconque « phare de l’expert » ne saurait être pensé comme abritant « un expert particulier » (ici l' »expert gouvernemental »). C’est presque un lieu commun de la philosophie des sciences contemporaines que d’affirmer qu’il est hasardeux de se fier à un expert isolé. En l’occurrence, l’expertise scientifique ne se construit qu’en communauté. Dit autrement, la parole la plus fiable – mais, rappelons-le, non nécessairement « vraie » – est celle du consensus d’experts, consensus qui s’est lentement élaboré dans le temps, au gré des corrections, amendements ou revirements propres à la dynamique de la recherche scientifique.

En définitive, il ne s’agit dès lors nullement pour nous, citoyens, de faire confiance en un expert donné parce qu’il serait ce « phare de vérité » dans la tempête, sorte de « réceptacle automatique de notrebienveillance ». Plutôt, notre rationalité nous exhorte à proportionner notre confiance aux degrés de fiabilité des discours que nous rencontrons. Et il se fait que, parmi ces discours, celui des experts, parce que construit au fil d’un long travail communautaire mobilisant des personnes compétentes, se révèle souvent le plus fiable[1].

Une mécompréhension de la nature du complotisme

Passé la description du « phare de l’expert », la métaphore de François-Xavier Heynen se prolonge dans le développement du second attracteur supposé de la pensée scientifique, à savoir le « phare du complotiste ». Le moins que l’on puisse dire ici, c’est que, d’emblée, le philosophe n’y va pas de main morte. Selon lui en effet, « une étape d’essence complotiste se loge au fondement du cheminement cartésien », ce qui, par une extension plutôt controversée sur le plan philosophique, place ipso facto une telle étape au coeur de toute démarche scientifique moderne. Dit autrement et sans détour aucun : le complotisme serait essentiel à la science, car lui seul permettrait de « maintenir le doute » face au phare de l’expert.

Nul n’est besoin d’être un rationaliste militant ou un fervent chevalier de la science pour s’opposer farouchement à cette idée aux répercussions potentiellement délétères (sur le plan épistémologique certainement, mais aussi, je le crains, sur le plan éthique). Certes, et pour faire écho à ce qui a été décrit plus haut quant au rapport entre experts et vérité, la science est d’abord et avant tout, non pas le lieu de la certitude, mais le lieu du doute. Dans cette perspective, le travail scientifique ne consiste pas tant en l’élaboration d’un discours « vrai » que dans le questionnement constant des discours qui n’ont pas encore été révélés faux. En creux, ce que ceci implique n’est pas que les meilleures théories contemporaines (par exemple quant au mode de propagation du Covid19) sont « vraies », mais plutôt qu’elles consistent en les discours les plus résilients ou robustes face aux tentatives incessantes de les mettre en défaut.

Ceci étant, si la science est bien le lieu du doute, elle n’est pas le lieu de n’importe quel doute. Si les experts débattent par exemple aujourd’hui du mode de propagation exact du Covid19, ils ne débattent plus vraiment sur la question de savoir si la terre s’avère plate ou (approximativement) sphérique. La raison en est que, dans le second cas de figure mais pas dans le premier, un consensus plutôt robuste a vu le jour au niveau communautaire, consensus au regard duquel toute tentative de réfutation sera perçue comme peu féconde (et en tout cas peu sujette à mobiliser d’importants moyens humains et financiers). Dans le jargon, on parlera ici du doute scientifique comme d’un doute « raisonnable », c’est-à-dire un doute qui vise préférentiellement les théories encore considérées comme relativement fragiles ou associées à d’importants enjeux humains. En d’autres termes eux aussi consacrés, l’attitude propre à une communauté scientifique relève d’un « scepticisme organisé ».

Revenant au texte de François-Xavier Heynen, la question cruciale est maintenant celle-ci : qui exactement maintient vivant le « doute raisonnable » ou le « scepticisme organisé » propre à l’entreprise scientifique? En substance : les experts eux-mêmes! Ceux à qui revient le rôle crucial de « détecter les failles dans les discours d’experts » s’avèrent ainsi être les scientifiques eux-mêmes – les « pairs », dans le jargon -, et certainement pas, contre ce que François-Xavier Heynen suggère, de quelconques complotistes. En l’occurrence, un complotiste type – pour se fixer les idées, disons une personne qui prétend que le Covid19 est inoculé par l’entremise de la 5G – ne doute jamais de la science dans le but de la faire progresser. Il ne s’agit par exemple pas pour un tel complotiste de mettre à l’épreuve des hypothèses de transmission de la maladie pour identifier celles qui seraient les plus plausibles. Plutôt, il s’agit pour lui d’abord de postuler une vérité, pour ensuite disqualifier toute parole qui n’y conduirait pas inexorablement. Le doute n’est ainsi pas le moteur du complotisme. Il n’est que le sous-produit obligé de sa confiscation d’une (prétendue) vérité.

Non, le complotisme n’éclaire pas le débat

À ce dernier égard, lorsque François-Xavier Heynen écrit que « [l]a parole de l’expert n’est pas celle du doute scientifique, elle est celle de la maitrise d’une discipline », il opère un renversement bien surprenant des rôles de l’expert et du complotiste, renversement articulé à une mécompréhension de la nature exacte de ces rôles. Car, en définitive, qu’on ne s’y trompe pas : loin d’être un phare « légitime » qui « éclaire le débat », le complotisme s’articule à une épistémologie viciée dont l’intention première n’est pas de participer à mieux comprendre le monde qui nous entoure, mais plutôt de promouvoir des intérêts divers (idéologiques, financiers, politiques, …) qui, aux antipodes de la démarche scientifique, ne souffrent aucune contradiction[2].

Olivier Sartenaer

Philosophe (physicien)

Lauréat de l’édition 2019 de la bourse Wernaers de spécialisation en communication et vulgarisation scientifiques (FNRS)

Chargé de cours invité en épistémologie à l’UCLouvain

[1] Voir à ce sujet : https://plus.lesoir.be/292869/article/2020-04-07/carte-blanche-coronavirus-et-chloroquine-quels-experts-doit-croire

[2] S’il est vrai que certains complots existent ou ont existé (comme par exemple l’assassinat de Jules César ou le Watergate), ceux-ci n’ont paradoxalement jamais été révélés par une pensée de type complotiste, mais plutôt par une investigation conventionnelle de type scientifique. Pour en savoir plus sur les déterminants épistémologiques, psychologiques et sociaux de la pensée complotiste, voir Lewandowsky, S., & Cook, J. (2020). The Conspiracy Theory Handbook. Disponible sur : http://sks.to/conspiracy

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