Claude Demelenne

Moreau et ses millions: cette gauche malade du fric (carte blanche)

Claude Demelenne essayiste, auteur de plusieurs ouvrages sur la gauche

Stéphane Moreau n’est pas un cas isolé. Dans un passé récent, plusieurs leaders socialistes européens ont entretenu un rapport trouble avec l’argent, souligne l’essayiste Claude Demelenne.

Contrairement à ce que prétendent ceux qui agitent le slogan « tous pourris ! », la plupart de nos élus ne sont pas des hommes – ou des femmes – d’argent. Ils se comportent de façon décente. Rares sont les petits Moreau en puissance. Ils sont pourtant trop nombreux, parmi les leaders historiques du socialisme européen, à avoir appliqué une rigueur à deux vitesses. Sévère pour le citoyen ordinaire. Laxiste quand leur cassette personnelle était en jeu.

Comment ne pas être troublé par les choix de carrière de nombreuses grandes figures de la social-démocratie européenne, lorsqu’elles quittent la scène politique. Ces choix révèlent leur priorité obsessionnelle : rentabiliser leur carnet d’adresses. Et s’assurer des revenus comparables à ceux des patrons de choc que la gauche politique sermonne pour leurs salaires indécents.

Gerhard Schröder, un curieux « camarade »

Fin 2005, après avoir saccagé le modèle social allemand par ses réformes ultralibérales – le fameux Agenda 2010 – et promu les mini-jobs à 450 euros mensuels, l’ex-chancelier social-démocrate allemand, Gerhard Schröder, s’est fait engager par la société russe Gazprom. Il est devenu conseiller de Goldman Sachs, puis de la banque Rothschild. A la clé, des rentrées financières de plusieurs millions d’euros. Sans oublier que le camarade Schröder est aussi devenu membre du directoire du groupe pétrolier britannique TNK-BP, ce qui lui garantit une rémunération complémentaire de 200.000 euros par an.

Quant à Peer Steinbrück, candidat social-démocrate malheureux à la Chancellerie allemande en 2013, ses besoins financiers n’ont jamais été minces. Lorsqu’il était ministre des Finances, ledit Steinbrück améliorait ses fins de mois difficiles en donnant des conférences – près d’une centaine pendant son mandat – facturées à 7.000 euros. Lorsqu’il ne fut plus ministre, il a revu son tarif à la hausse : 25.000 euros pour chaque causerie. Steinbrück s’est également fait remarquer en déclarant que le salaire du Chancelier – 16.600 euros mensuels – n’était pas suffisant.

Tony Blair roule sur l’or

Le cas de Tony Blair, ancien Premier ministre travailliste du Royaume-Uni, est encore plus interpellant. Depuis qu’il a quitté ses fonctions politiques, en 2007, outre des conférences monnayées à 50.000 euros pièce, Blair est hyperactif comme consultant tout terrain. Grâce à diverses sociétés portant son nom, distillant moult conseils privés au monde de la finance et à des Etats pas toujours des exemples de vertu démocratique, ce social-démocrate – très – light a accumulé des sommes d’argent considérables, estimées à près de 75 millions d’euros. Il aurait notamment gagné 1,24 million d’euros en trois heures, en servant d’intermédiaire dans une transaction commerciale impliquant le Qatar.

Dominique Strauss-Khahn, le mégalo

En 2012, à peine tournée la page du scandale sexuel de l’hôtel Sofitel de New-York, Dominique Strauss-Kahn, ancien porte-drapeau du PS français, se reconvertit en banquier d’affaires. Il s »empresse de monnayer au prix fort son expertise économique auprès de grands patrons et de gouvernements étrangers, dont celui de Serbie ( en compagnie d’un autre ami du prolétariat, l’ex-chancelier autrichien social-démocrate, Alfred Gusenbauer).

Il crée également avec Thierry Leyne, un homme d’affaires franco-israélien, la société LSK – Leyne – Strauss-Kahn & Partners – basée au Luxembourg et censée faire de DSK un poids lourd de la finance internationale. « Dans cinq ans, je serais plus gros que la banque Lazard », fanfaronnait à l’époque l’ex-patron du Fonds Monétaire International. Avant de déchanter : criblé de dettes, son associé se suicide. La société LSK est déclarée en faillite. Elle était construite sur du sable. Dominique Strauss-Kahn intégrera également le conseil de surveillance de plusieurs banques, notamment la banque Crédit Dniepr, du milliardaire ukrainien Viktor Pintchoukse. Aujourd’hui, il poursuit ses lucratives activités de conseil, notamment auprès de banques et fonds d’investissement russes.

Rentabiliser leur carnet d’adresses

Plus modestement, feu Karel Van Miert, qui fut président des socialistes flamands et commissaire européen, a également bien rentabilisé son carnet d’adresses. Après sa carrière politique, il a siégé dans les conseils d’administration de nombreuses entreprises. Il a également travaillé pour Goldman Sachs et Rabobank. Quant à feu Jean-Luc Dehaene, figure historique du Mouvement ouvrier chrétien,après sa carrière politique, il s’est enrichi en devenant l’administrateur-sandwich d’innombrables banques et entreprises privées.

Rien d’illégal, mais…

Il n’y a rien d’illégal dans les activités très lucratives des ex-stars de la social-démocratie européenne. Rien de comparable avec les affaires pourries de Bettino Craxi, pape du socialisme italien dans les années 1980, condamné à vingt-sept ans de prison pour corruption. Ou la fraude de Jérôme Cahuzac, l’ex-ministre socialiste français du Budget qui détenait des centaines de milliers d’euros sur le compte d’une succursale d’une banque suisse à Singapour.

Rien de comparable, mais il n’empêche, comment ne pas s’étonner que de nombreux dirigeants de gauche , lorsqu’ils ne sont plus ministres, n’aient qu’une préoccupation : faire fructifier leurs petites affaires en pantouflant dans les conseils d’administration des banques et des multinationales ou en jouant les consultants chic et choc au service des puissants de ce monde. Comment ne pas s’étonner qu’aucun d’entre eux ne songe à mettre ses compétences au service du monde associatif, de collectifs de chômeurs, voire du mouvement altermondialiste ? L’idée n’effleure même pas ces sociaux-démocrates reconvertis en capitalistes rouges, tout en continuant à distribuer des leçons de morale à la terre entière.

L’enrichissement, la nouvelle boussole

Pas de misérabilisme : un mandataire politique de gauche ne doit pas gagner le salaire minimum pour défendre efficacement son électorat populaire. Il existe cependant un problème lorsque l’enrichissement personnel paraît être la principale boussole de certains « camarades », comme c’est le cas de l’ex-bourgmestre socialiste d’Ans et ex-dirigeant d’intercommunale, Stéphane Moreau.

A force de s’attabler dans les mêmes restaurants étoilés que les grands bourgeois, de fréquenter les mêmes endroits branchés que les bobos friqués, de faire appel aux mêmes agences de pub que les élites de droite, d’évoluer dans le même monde doré que les tops managers aux salaires surréalistes, une certaine aristocratie social-démocrate européenne s’est coupée du réel. Elle a vécu dans sa tour d’ivoire. Plus encore en temps de crise, son comportement s’apparente à un pied-de-nez adressé aux classes populaires qu’elle prétend défendre.

Ils ont dopé les inégalités !

La social-démocratie du fric (Blair, Schröder, Strauss-Kahn…), a perdu ses repères. Durant les deux dernières décennies, elle n’a cessé d’envoyer des messages calamiteux à ses cadres intermédiaires et autres Moreau boy’s : « Camarades, enrichissez-vous ! ». Stéphane Moreau et ses amis étaient complètement décomplexés par rapport à l’argent, les (très) hautes rémunérations, les montages fiscaux… Sans gêne, ces curieux « socialistes » ont dopé les inégalités . Au sommet de sa gloire, fin 2016, Moreau accordait généreusement à ses salariés une prime de Noël de… 35 euros, mais se réservait un bonus de plusieurs centaines de milliers d’euros.

Le capitalisme financier, c’est cool

Il est simpliste de hurler au populisme lorsque le peuple se rebelle contre l’arrogance de certaines élites. Certes, les gestionnaires de gauche ont droit à une rémunération correcte. Est-il pour autant excessif d’attendre d’un parti de gauche qu’il soit exemplaire face aux tentations de l’argent facile ?

Agir de la sorte, ce n’est pas brandir l’étendard d’une pureté dangereuse. C’est tout simplement renouer avec le message de Jean Jaurès : le socialisme est une morale. Sans morale, comment espérer que les élus de gauche trouvent la force, et plus encore l’envie, de mener une autre politique ? Une politique plus sociale, moins soumise aux diktats d’un capitalisme financier qu’ils prétendent combattre mais dans lequel, finalement, ils vivent bien, en parfaite quiétude.

Claude Demelenne, essayiste, auteur de plusieurs ouvrages sur la gauche

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