Carte blanche

Mettre fin aux paradis fiscaux: c’est maintenant ou jamais! (carte blanche)

Philippe Lamberts, co-président des Verts européens, et Gilles Vanden Burre, chef de groupe Ecolo-Groen à la Chambre, insistent pour que la Belgique prenne le leadership pour mettre fin au « business model » des paradis fiscaux, après l’accord du G7.

Chaque seconde, l’équivalent du salaire annuel d’un infirmier part vers un paradis fiscal au profit des super-riches et des multinationales. Ces dernières seules soustraient plus de 245 milliards de dollars à l’impôt chaque année. Misant sur l’absence d’harmonisation fiscale à l’échelle internationale, elles élaborent des stratégies consistant à transférer artificiellement leurs profits via des filiales dans des pays-refuges à l’imposition faible, voire nulle. Quant aux États, plutôt que de se soucier du bien-être de leurs citoyens et de l’environnement, ils rivalisent entre eux pour attirer ces sociétés à coup de législations fiscales avantageuses.

Mais le temps est venu de mettre fin au « business model » des paradis fiscaux et à cette course indécente au moins-disant fiscal. C’est en tout cas ce que permet d’envisager l’accord du G7 du week-end dernier concernant l’introduction d’un taux minimal global d’imposition des sociétés, pour autant que l’Europe relève sérieusement son niveau d’ambition. Et en matière de leadership, il y a une place à prendre pour la Belgique.

Une réelle fenêtre d’opportunité

Les tabous tombent les uns après les autres. En témoigne la séquence de la semaine dernière, qui s’est ouverte avec un accord entre le Parlement européen et le Conseil de l’UE concernant l’obligation de transparence fiscale des multinationales, une directive bloquée depuis 5 ans par les États membres. Bien qu’encore imparfait, le deal constitue une avancée majeure face à l’opacité dont se prémunissent les sociétés pour jouer au chat et à la souris avec les administrations fiscales.

C’était ensuite au tour des grands argentiers des pays du G7 (Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni) de s’engager sur les contours d’une réforme du système fiscal international en deux volets : une nouvelle clé de répartition pour taxer les multinationales là où elles exercent leurs activités plutôt que là où elles déclarent leurs profits, et l’introduction d’un taux d’imposition minimal mondial sur les sociétés « d’au moins 15% ». Les plus optimistes entrevoient la possibilité d’un deal final avant l’automne, en fonction de l’évolution des négociations au sein du G20 et de l’OCDE.

Enfin, la Commission européenne devrait également proposer en juillet une « redevance numérique », ou « taxe Gafa », afin que les multinationales de l’économie digitale (les Gafa – Google, Apple, Facebook, Amazon – mais aussi Uber, Airbnb, etc.) paient leur juste contribution au budget européen.

Vers un changement de paradigme?

Le vent est donc en train de tourner. Et l’accord de principe obtenu au G7 sur un impôt minimum effectif mondial marque potentiellement un tournant majeur pour la justice fiscale puisqu’il permettrait d’enrayer la dynamique décroissante en cours. Le taux théorique de l’impôt des sociétés a été divisé par près de deux depuis 1990, passant d’un taux moyen global de 40% à 24%. Les taux effectivement appliqués, basés sur l’offre de régimes préférentiels, sont en réalité souvent bien plus bas.

Mais avec l’introduction d’un seuil international, calculé pays par pays, une multinationale payera le même taux plancher effectif quel que soit l’endroit où elle réalise ses bénéfices, ce qui rend caduc le business model des paradis fiscaux, dont les avantages deviennent de facto obsolètes. Le principe est simple: si un pays taxe une multinationale à un taux inférieur au taux minimum global, le pays où se trouve sa maison-mère pourra récupérer la différence. Bien calibrée, la proposition pourrait donc faire voler en éclat le totem de la concurrence fiscale au profit de règles du jeu plus équitables.

Le diable est dans le détail

Néanmoins, comme souvent en fiscalité, le diable se cache dans les détails. Trois problèmes principaux peuvent être identifiés. Tout d’abord, la règle de répartition des nouvelles recettes fiscales envisagée privilégie de manière disproportionnée les pays d’origine des multinationales, soit les pays riches principalement issus du G7, au détriment des pays du Sud, pourtant fortement lésés par l’évasion des multinationales. Ensuite, les géants du numérique comme Amazon, Tesla ou Uber pourraient passer entre les mailles du filet : la mesure doit s’appliquer aux sociétés dont les bénéfices dépassent un certain seuil, et ces dernières font peu de profits ou fonctionnent à perte. Rien n’est perdu, bien sûr, et les prochaines semaines feront l’objet de négociations intenses sur le volet numérique. Enfin, et c’est sans doute là que le bât blesse le plus, le taux minimum issu de l’accord est insuffisant.

L’Europe en manque d’ambition

La dynamique actuelle est pourtant basée sur une proposition ambitieuse venue d’outre-Atlantique. Mais c’était sans compter sur la volonté du Royaume-Uni et des États européens, France en tête, d’affaiblir la mesure : alors que l’administration Biden propose un seuil de 21%, les États européens poussent quant à eux pour un compromis à 15%.

Cependant, la différence est de taille : en passant de 15 à 21%, les recettes fiscales additionnelles pour l’UE passent du simple au double, soit de 50 à 100 milliards d’euros par an. D’ailleurs, les experts recommandent même plutôt un taux de 25% pour avoir un impact global suffisant.

En réalité, au jeu de dupes de la concurrence fiscale, l’Europe est championne. Premiers responsables des pertes fiscales à l’échelle mondiale, les États membres de l’UE se font aussi la guerre entre eux : 80% des recettes fiscales leur échappant sont en réalité engrangés par d’autres États membres.

La Belgique en leader

Bien que reconnue pour ses positions favorables à plus d’intégration européenne, dans le domaine fiscal, la Belgique a souvent fait l’autruche. Il est temps qu’elle montre l’exemple et en appelle à une ambition européenne forte.

Elle a d’ailleurs tout à y gagner : dans le scénario le plus favorable, la Belgique engrangerait 15 milliards d’euros additionnels, soit 5 milliards de plus qu’avec le compromis actuel. C’est l’équivalent du montant total des subsides européens perçus pour financer son plan de relance. C’est aussi 5 fois ce qu’il faudrait pour adapter les allocations sociales au seuil de pauvreté. Peut-on réellement se permettre, à l’heure de la reconstruction post-covid et du Green Deal, de se priver de ressources essentielles pour la santé, l’éducation, la protection sociale ou la rénovation énergétique des bâtiments?

Défendre l’intérêt général

L’évasion fiscale n’est pas seulement injuste, elle alimente la croissance des inégalités socioéconomiques, sape la confiance des citoyens dans nos institutions et gaspille de précieuses ressources, pourtant indispensables pour servir l’intérêt général.

En l’état, le deal n’est ni historique ni suffisant. Il ne tient qu’aux chefs d’État et de gouvernement, Belgique en tête, de redresser la barre pour qu’il le devienne. Mettre fin aux paradis fiscaux est à portée de main mais il faut frapper fort. C’est maintenant ou jamais!

Philippe Lamberts (Co-président du Groupe des Verts/ALE au Parlement européen) et Gilles Vanden Burre (Chef de groupe Ecolo-Groen à la Chambre)

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