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Marc Jacquemain: « Ce virus nous impose de repenser en termes de communauté »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

La solidarité refleurit. Pour combien de temps ? « La capacité d’amnésie des gens est étonnante », tempère le professeur honoraire de sociologie (ULiège). « Le virus a un effet relativement égalisateur, constate-t-il. Relativement car au moment du décompte, on verra bien que ce n’est pas n’importe qui qui est mort ».

Comment analysez-vous les gestes d’engagement que l’on observe chez ceux qui sont en première ligne durant cette crise sanitaire et dans la population ?

Nous sommes dans un contexte très particulier qui a tendance à remettre le sens du commun et du collectif, effiloché dans nos sociétés, au centre des préoccupations. C’est aussi un cadre très émotionnel puisqu’il faut s’éloigner des gens pour se protéger et se distancier de ceux qu’on aime pour les protéger. Je pense que dans les contextes émotionnels, les gens retrouvent plus un sens du collectif et du geste, choses qu’ils ne feraient pas forcément « à froid ». Ce virus nous oblige à repenser un peu en termes de communauté, parce que nous sommes dépendants les uns des autres.

La peur intervient aussi dans ce retour au collectif, parce qu’on sait qu’on pourrait tous être des victimes?

Oui, mais il n’y a pas que ça. Le sentiment, très affaibli, d’être tous dans le même bateau, resurgit avec cette crise. De ce point de vue, le virus a un effet relativement égalisateur. Je dis bien relativement car au moment du décompte des morts, on verra bien que ce n’est pas n’importe qui qui est mort. On connait tous les romans de sciences-fiction qui racontent que pour que les humains cessent de se faire la guerre, il faut une attaque d’extra-terrestres. Ici, ce n’est pas d’extra-terrestre qu’il s’agit mais d’un extra-humain qui met tout le monde d’accord, d’une certaine façon. Nous avons un destin commun : on coule tous ensemble ou on se sauve tous ensemble.

Peut-on en déduire que ce sentiment collectif n’était pas profondément enterré, pour qu’il resurgisse si vite et si fort ?

Ce n’est pas rien, ce qui arrive ! N’oubliez pas que cette crise est mondiale ni la rapidité avec laquelle elle a surgi et transformé complètement nos vies quotidiennes ! Tout ou pratiquement s’est arrêté du jour au lendemain. Je pense qu’on n’a plus vu ça depuis la Deuxième Guerre mondiale. Donc effectivement, la solidarité chez les gens ordinaires n’a pas disparu mais nos sociétés poussent à l’inverse. C’est même un discours schizophrénique : alors que tout le monde retrouve le sens du collectif, des publicités pour des SUV ou des parfums perdurent à la télévision, qui vont dans le sens de « vivez votre vie comme vous voulez », « surtout, soyez différents des autres », « soyez compétitifs… ». C’est indécent. Depuis le début des années 1980, le fonctionnement de la société essaie de pousser les gens à l’individualisme. La solidarité que l’on observe aujourd’hui veut peut-être dire que les gens sont naturellement meilleurs que ce qu’ils sont au quotidien, compte tenu du monde dans lequel ils vivent. On voit tout de même beaucoup de gens qui continuent à s’occuper d’abord d’eux mêmes. La crise révèle ce que nous sommes au plus profond de nous. Et comme durant la guerre, il y a des résistants et des collaborateurs.

La spontanéité de la solidarité qu’on observe constitue tout de même un signe positif …

Oui. Mais bien avant le virus, une amorce de changement culturel était déjà en route. La solidarité commençait à revenir à travers les problématiques de l’égalité, de l’écologie, l’environnement… Aujourd’hui, on est quand même dans une crise qui rend la mort concrète. Cela nous fait peur mais nous amène à penser au sens de la vie. Ce que je crois, par contre, c’est que les acteurs dominants de la société pensent déjà à la manière dont ils vont relancer ensuite leur agenda, comme avant. Business et shopping as usual. Ce n’est pas un hasard si les Coréens ou les Chinois disent que nous sommes des individualistes irresponsables. Chez eux, la dimension collective a sans doute gardé une importance plus prégnante que chez nous.

Applaudir tous les soirs à 20h aux fenêtres et balcons, est-ce une nécessité de chaleur humaine ou une mode ?

C’est certainement vécu par beaucoup de gens comme quelque chose d’expressivement important. Vous êtes en désarroi et vous exprimez de la sorte que vous vous sentez plus proches des autres que d’habitude. Applaudir aux fenêtres n’est donc pas une mode. Par contre, ce sera très difficile à protéger lorsque les gens auront le sentiment que le danger est écarté parce qu’encore une fois, tous les messages des médias, des entreprises, des politiques vont en sens inverse. S’il y a des divergences entre les pays européens sur les politiques à adopter par rapport à l’épidémie, ce n’est d’ailleurs pas seulement en raison d’avis contradictoires d’experts mais parce qu’il y a sans doute des politiques pour qui ce n’est pas trop grave que quelques milliers de vieux meurent, du moment que l’économie peut se maintenir.

La population pourrait-elle admettre qu’à l’issue de la crise, tout recommence comme avant ?

La capacité d’amnésie des gens est une grande inconnue… Je trouverais normal qu’après avoir été encensés, les métiers de première ligne, les soignants, les facteurs, les éboueurs etc, demandent que leurs mérites soient davantage reconnus. Si on considère aujourd’hui comme des héros ces catégories professionnelles qui figurent souvent parmi les moins bien payées – certains médecins qui font un travail remarquable mis à part – ce serait logique de leur accorder ce qu’ils méritent. Ce serait logique aussi d’arrêter de privatiser les services publics, par exemple. Mais les gens d’en face sont déjà préparés à se battre de toutes leurs forces pour que ça n’arrive pas, j’en suis convaincu.

Regardez ce qu’il est advenu des pompiers de New York après les attentats du 11 septembre 2001. A l’époque, on les encensait. Certains avaient écrit que les Etats-Unis étaient peut être à un tournant de leur existence et allaient redécouvrir les vertus du collectif. Voyez ce qui a suivi: la guerre en Irak.

De quoi va dépendre cette capacité d’amnésie ou de mémoire ?

Cela dépendra notamment de la longueur de la crise et des marques qu’elle laissera. Après les cinq ans de la Deuxième Guerre mondiale, on a connu de vraies transformations, suivies de trente ans durant lesquels la solidarité et le sens du collectif étaient des valeurs montantes. Mais quid à présent, si la crise ne dure que quelques mois et que la plupart des gens s’en sortent indemnes ? On a cru après la crise financière de 2008 que rien ne serait plus comme avant. Ça n’a strictement rien changé, c’est même pire.

Les résistants d’aujourd’hui risquent de passer pour des trublions s’ils continuent à résister après la crise. C’est paradoxal mais c’est lié au rapport de forces dans la société. Car ce n’est pas parce qu’on est tous susceptibles d’être victimes qu’il n’y a plus de rapports de force, de rapports de pouvoir ou d’inégalités dans la société.

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