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Lobbies: jusqu’où la transparence?

A l’occasion de la sortie du film The Brussels Business, nous avons enquêté sur les lobbies qui tournent autour des institutions européennes. Les efforts de régulation de ce secteur particulier commencent à porter leurs fruits. Mais la transparence reste un idéal.

Le quartier européen est envahi par les lobbyistes. Ils sont entre 15 000 et 30 000, selon les estimations. Il y a un quart de siècle, lorsque la CEE comptait douze membres, moins de 700 lobbyistes fréquentaient les institutions européennes. C’est dire si cette activité s’est développée.

« Les lobbies sont inhérents à la politique, mais, ici, le manque de transparence était évident. Il y avait beaucoup d’ambiguïté, estime la députée Isabelle Durant (Ecolo). Des députés se faisaient offrir un voyage d’étude pendant un week-end, dans un hôtel de luxe, avec épouse et enfants. On a aussi vu des lobbyistes qui étaient engagés comme assistant parlementaire. Un mélange des genres très gênant. »

Les députés ne savent pas toujours non plus à qui ils ont affaire, qui le lobbyiste représente réellement, avec quels moyens financiers. Or les lobbies peuvent s’avérer puissants et influents. « En 2010, le parlement voulait imposer un étiquetage alimentaire permettant d’identifier les produits trop caloriques avec un système très lisible de feux rouge et orange. La Confédération de l’industrie alimentaire a avoué avoir investi plus d’un milliard d’euros pour faire abandonner l’idée aux députés européens », raconte Natacha Cingotti de l’ONG Alter-EU qui dénonce les dérives des lobbies.

Aujourd’hui, c’est la modernisation des marchés publics européens qui fait l’objet d’un lobbying acharné. « En un mois et demi, j’ai reçu une soixantaine de lobbyistes, confie le député et rapporteur Marc Tarabella (PS). Ce sont des fédérations patronales, des syndicats, des fédérations de PME, des entreprises comme EDF, Alstom ou même la chaîne de télévision allemande ZDF qui s’inquiète de devoir confier la fabrication de décors de plateau à l’étranger. » Dans un récent entretien au magazine luxembourgeois Le Jeudi, la commissaire Viviane Reding confiait qu’une vingtaine de lobbyistes étaient sur la tête de chaque fonctionnaire de son département.

Pour la fameuse directive REACH sur les produits chimiques, deux-tiers des amendements adoptés étaient des copier-coller provenant de l’industrie. Idem pour les gaz réfrigérants utilisés dans les frigos et les systèmes de climatisation. Un lobby très intense a également poussé les décideurs européens à maintenir la mesure de sécurité interdisant d’emporter des liquides à bord des avions, le temps que les constructeurs mettent au point des lecteurs pouvant identifier les liquides. Au sein d’une Europe à 27, le marché des scanners aéroportuaires est gigantesque…

Dans le film-documentaire The Brussels Business (au cinéma Vendôme d’Ixelles dès le 19 avril et sur Arte en septembre), Matthieu Liétaert et Friedrich Moser montrent comment l’European Round Table of Industrialists (ERT), qui réunit les 50 plus grosses entreprises de l’UE, a influencé la création du marché unique, sous la présidence de Jacques Delors. Ce puissant groupe de lobbying, créé par Etienne Davignon en 1983, est toujours associé à toutes les grandes décisions de l’Union en matière économique, financière, environnementale, sociale, etc.

Plus rare, mais plus grave : des eurodéputés se laissent corrompre. Il y a tout juste un an, trois députés des principaux groupes politiques, un Roumain, un Slovène et un Autrichien, ont été piégés par des journalistes du Sunday Times. Se faisant passer pour des lobbyistes, ceux-ci leur proposaient des sommes allant jusqu’à 100 000 euros pour introduire un amendement ciblé dans une directive en discussion. Le code de conduite des parlementaires récemment adopté découle de ce scandale.

Bref, la situation est devenue tellement anarchique voire opaque, que, sous la pression d’associations comme Alter-EU ou le Corporate Europe Observatory, les responsables européens ont du se résoudre à tenter de réguler les lobbies. Mais la bataille a été rude. Les résistances homériques. Le film de Matthieu Liétaert raconte qu’il aura fallu plus de trois ans à l’ancien commissaire Siim Kallas (Estonie) pour imposer l’idée d’un registre unique de la transparence, permettant aux fonctionnaires européens de mieux identifier leurs interlocuteurs. Trois ans ont ensuite été nécessaires avant que le registre devienne opérationnel.

Et encore, la version actuelle n’est pas ce qui était prévu à l’origine : le Transparency Register n’est pas obligatoire. En le baptisant de la sorte, les responsables européens espèrent qu’aucune entreprise de lobbying n’osera se soustraire à la transparence. Près d’un an après son ouverture, le registre vient de dépasser les 5 000 entreprises inscrites, mais seulement 2 000 lobbyistes y sont enregistrés de manière individuelle.

« Ce système est appelé à évoluer, estime Isabelle Durant qui a participé à son élaboration. Ce n’est pas un outil figé. Il faudra l’évaluer. Le registre peut encore devenir obligatoire. » A Washington, le première centre mondial des lobbyistes avant Bruxelles, le registre est obligatoire et cela fonctionne mieux La transparence est devenue un gage démocratique. « D’autant que la démocratie reste encore nationale et que ces nouveaux acteurs que sont les lobbyistes fonctionnent sur des marchés de plus en plus globaux », note Matthieu Liétaert.

La transparence sans contrôle est pourtant risquée. Dans l’actuel registre, les entreprises déclarent sur l’honneur le nombre de personnes et les montants affectés au lobbying. Alter EU a déjà pointé quelques curieuses déclarations. « Au départ, Business Europe, la très puissante confédération des entreprises européennes, avait déclaré 550 000 euros par an pour son lobbying, raconte Natacha Cingotti. C’était moins que ce que dépense notre ONG fédératrice Friends of the Earth. Nous avons saisi la Commission et demandé à avoir accès à des documents. Finalement, le montant déclaré a été rectifié et multiplié par huit… »

Alter EU a fait le même exercice avec le Cefic (industrie chimique), qui a aussi du multiplier sa déclaration par huit, et le pétrolier Shell. Pour ce dernier, la plainte de l’ONG a été rejetée par la Commission. Elle est actuellement examinée par le médiateur européen.

La transparence est un long combat. Le registre est public. On peut le consulter sur http://europa.eu/transparency-register. La Commission européenne compte sur la vigilance des médias, des ONG voire des citoyens pour dénicher les erreurs. « Le site sera très bientôt simplifié pour que cette vigilance fonctionne à plein régime », se réjouit Antonio Gravili, porte-parole à la Commission. A suivre.

Thierry Denoël
La bande-annonce

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A lire dans Le Vif/L’Express : notre visite guidée d’une école pour lobbyistes à Bruxelles.

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