Carte blanche

Limiteurs d’eau : une menace efficace pour récupérer les impayés ou une pratique qui va à l’encontre des droits fondamentaux ?

Lors de l’audition du Médiateur en Commission du Parlement de Wallonie le 20 janvier dernier, la question des coupures d’eau est revenue dans le débat. Et c’est certainement une excellente chose, en 2020, de se reposer cette question : « Est-il normal de priver d’eau courante des ménages qui ont du mal à s’en sortir financièrement, particulièrement dans un des pays les plus riches du monde ? »

Depuis des décennies, des scientifiques, mais aussi des fans de science-fiction, rêvent de trouver de l’eau liquide sur Mars ou d’autres planètes. Pourquoi ce rêve ? Parce que l’eau est l’une des conditions de l’existence de la vie. Voilà pourquoi, le 28 juillet 2010, l’accès à l’eau a été reconnu par l’ONU comme un nouveau droit de l’homme dans une résolution, qualifiée d’historique, qui déclare que le droit à une eau potable, salubre et propre est un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ».

Pour la plupart d’entre nous, il est évident qu’il est impensable de priver un autre être humain de l’accès à cette ressource vitale. Pourtant, cette vision s’oppose à une autre. Une vision libérale qui voit l’eau comme un service, voire une marchandise dont on peut jouir… à condition de savoir en payer le prix. Malheureusement, c’est cette deuxième optique que la Région wallonne a choisie.

En 2000, la Commission européenne décide d’appliquer le principe du pollueur-payeur à l’eau. Autrement dit, c’est celui qui pollue qui doit payer l’intégralité des coûts d’assainissement des eaux qu’il a usées. Une mesure logique mais la Région wallonne détourne ce principe en « coût-vérité », ce qui veut dire que le prix de la dépollution de l’eau sera réparti entre tous les ménages wallons, et ce peu importe comment ils polluent, puisque ce coût sera inclus dans le prix du mètre cube d’eau. Voilà pourquoi notre facture d’eau a tellement augmenté.

Avec cette politique, on ne s’intéresse pas en profondeur à la responsabilité de l’industrie ou de l’agriculture intensive dans la pollution, l’eau devient tout simplement plus chère pour les ménages. Ainsi, la qualité de votre accès à cette ressource vitale dépend de l’épaisseur de votre porte-monnaie.

Que faire des ménages qui ne savent pas payer leur facture d’eau ?

Une question se pose alors : que faire des ménages qui ne savent pas payer leur facture d’eau ? Pour la ministre Tellier (Ecolo) et les sociétés de distribution d’eau, la réponse est simple : s’ils veulent continuer à avoir accès à l’eau, ils doivent se débrouiller pour payer.

Les sociétés de distribution ont alors un problème : pour couper l’eau chez les « mauvais payeurs », elles doivent avoir l’accord d’un juge. Mais ceux-ci acceptent rarement de priver des ménages du précieux liquide. Du coup, depuis les années 1990, les distributeurs ont trouvé une astuce : les limiteurs d’eau.

Concrètement, les « limiteurs d’eau », ce sont des petites pastilles qui limitent le débit d’arrivée d’eau à moins de 50 litres l’heure. Ils posent des soucis d’hygiène et de dignité humaine, comme l’a démontré le RWLP (Réseau wallon de lutte contre la pauvreté), car le débit d’eau devient tellement faible qu’il est impossible de faire chauffer de l’eau, et donc de prendre une douche, par exemple. Par ailleurs, avec un limiteur d’eau, il faut 6 minutes pour remplir un seau.

Dans son rapport, le Médiateur arrive donc à ces conclusions : « la pose d’un limiteur de débit est contraire à la dignité humaine et aux droits fondamentaux » et « finalement, il y a peu de différences entre une coupure d’eau et la pose d’un limiteur de débit ».

Pourtant, en 2016, le gouvernement PS-cdH de Paul Magnette va reconnaître légalement l’utilisation de ces limiteurs d’eau. Ce dispositif, destiné aux usagers qui ne savent pas payer et qui a surtout un impact sur les familles les plus fragilisées, permet donc légalement de couper l’eau sans devoir recourir à une décision de justice.

Cette position a été confirmée par le gouvernement PS-MR-Ecolo actuel. Le 20 janvier dernier, la ministre wallonne de l’Environnement Céline Tellier (Ecolo) a déclaré : « La pose est plutôt une menace de pose qu’une pose réelle. Dans les faits, il y a très peu de poses de limiteur de débit. Par contre, cette menace permet de recouvrir de 50 à 70 % des montants dus. » En clair, la ministre affirme que menacer de couper l’eau chez les gens est un moyen efficace pour les faire payer. De plus sa réponse est fausse : en 2018, il y avait 2 000 limiteurs d’eau en Wallonie, c’est donc loin d’être une histoire de cas isolés.

On est loin des déclarations de l’ONU sur ce nouveau droit de l’homme

Si le MR, le PS et le cdH s’étaient déjà positionnés clairement, c’est aujourd’hui le parti Ecolo qui se range au soutien des limiteurs d’eau par la voix de sa ministre de l’Environnement.

Cette position est également défendue par d’autres mandataires Ecolo, notamment sur les réseaux sociaux. On a pu lire, par exemple, des publications comme celle de ce conseiller communal de Louvain-La-Neuve qui déclarait « qu’il faut parfois recourir à ce genre de décision si on veut aider l’ensemble des personnes ». Bref, que ce serait un sacrifice nécessaire.

Nous sommes donc loin des déclarations de l’ONU sur ce nouveau droit de l’homme. Mais est-ce réellement une fatalité que de recourir à ces limiteurs ?

En France, sous la présidence de François Hollande, ce système des limiteurs a été supprimé à cause des dérives observées (on comptait pas moins de 300 000 installations par an). En Flandre, leur pose n’est possible que si une commission communale d’avis composée de travailleurs sociaux du CPAS donne son feu vert. À Bruxelles, cette pratique n’est possible que sous décision d’un juge de paix. En Wallonie, la pose de ces limiteurs de débit est non seulement légale mais, en plus, ce sont les distributeurs eux-mêmes qui décident de les installer ou non.

D’autre part, la facture d’eau dans le revenu moyen a crû de 76 % entre 1999 et 2012. Il y a évidemment un lien entre le coût de l’eau et la pose de limiteurs d’eau. À Zelzate, où le PTB participe à la majorité communale, quand les gens ont des problèmes pour payer le loyer de leur logement social, on envoie une assistance pour aider les gens à sortir la tête de l’eau plutôt que de les priver de cette ressource fondamentale. Voici une alternative qui pourrait inspirer la Région wallonne. Le RWLP propose également différentes pistes comme celles d’élargir les compétences du tuteur de l’énergie, d’envoyer des factures mensuelles, de bloquer les frais d’huissier et, surtout, de prendre le temps de discuter avec les gens, pour ramener la confiance et comprendre les raisons qui amènent à ne plus être capable de payer son eau.

À l’heure où la lutte contre la pauvreté doit être l’une des priorités en Région wallonne, peut-on accepter que plus de 2000 ménages voient leur accès à l’eau coupé (ou « limité ») parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer leur facture ?

Comme le montrent le RWLP et le Médiateur wallon, la menace ou la pose de limiteur d’eau n’est pas une solution. Il est donc plus que temps d’interdire la pose de ces dispositifs et de trouver, en collaboration avec le monde associatif, une solution sociale et humaine.

Jori Dupont, Député wallon PTB

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