Carte blanche

Lettre à Annie Cordy: « raciste » n’est pas une insulte, c’est une analyse socio-politique (carte blanche)

Le tunnel Léopold II devient le tunnel Annie Cordy et je reçois des messages de menace parce que moi, une femme noire, Belgo-Congolaise, j’ai osé dire que votre chanson  » Cho ka ka o  » est raciste.

Chère Annie, ils ont cru que j’insultais votre oeuvre alors que je ne faisais qu’exercer mon métier d’analyste. Dire que la chanson que vous avez interprétée est raciste ne fait pas de vous une personne méchante – ni raciste d’ailleurs ! Peut-être avez-vous involontairement ou inconsciemment suivi la mode du dénigrement des Noirs ? Peu importe votre intention, votre bonne foi, votre talent et votre gentillesse légendaire, la chanson « Cho ka ka o » a contribué à renforcer des stéréotypes sur les Noir.e.s. Il ne s’agit pas de réduire votre oeuvre monumentale à cette seule chanson, mais d’en faire une brève analyse.

Les images. Depuis quand le blackface n’est pas raciste ?

Dans le clip de la chanson, les lèvres en gros plan sont exagérément charnues et rougies, tout comme dans la représentation de Père Fouettard. Les acteurs sont coiffés à l’africaine, ils portent des collants noirs et des cheveux tressés et bouclés, arborant ainsi un « blackface intégral ». Peut-être l’ignorez-vous, mais le blackface a été inventé au temps de l’esclavage. Il permettait aux acteurs blancs de se moquer des Noirs, en leur donnant des caractéristiques stéréotypées (voleurs, niais, ayant le rythme dans la peau, etc.). Le blackface est un racisme par mépris, par moquerie. Sous la forme du divertissement, le racisme n’est pas facile à reconnaître pour l’oeil non averti, pour les esprits profanes. Les personnes qui m’envoient des messages de menace ne savent pas que le blackface est raciste, et n’ont clairement pas les clés pour analyser une oeuvre sous l’angle du respect des droits humains. D’ailleurs, quand, et comment auraient-ils pu acquérir les éléments de base à une analyse antiraciste ? En subissant le racisme ? En suivant une formation spécifique sur le sujet? Dans le même ordre d’idées, il leur sera tout aussi difficile de percevoir ce qui pose problème dans le fait que vous ayez choisi un rythme musical antillais. Pourtant c’est du racisme par « appropriation culturelle ». Car il s’agit de commercialiser la culture des dominés économiques et politiques, pour prolonger leur exploitation. Autrement dit, après l’oppression de leurs corps, dans les champs de coton par exemple, on s’approprie leurs richesses culturelles et intellectuelles, sur le terrain du divertissement et de l’art.

Madame Cordy, vous portiez une tasse sur la tête, ce qui renvoie à une pratique de portage ancestrale des femmes africaines. Pourquoi a-t-on tant besoin d’imiter l’accent, les attitudes ou les coutumes des personnes d’origine africaine ? Quel type de valorisation cette moquerie apporte-t-elle aux Blancs ? De même, les enfants dansant à vos côtés portent des foulards noués. Il faut se rappeler ce que cet accoutrement signifie : voulant calmer les ardeurs sexuelles de leurs maris esclavagistes puis colons, dans certains pays tels que la France, les femmes blanches ont exigé des « lois tignons ». Les femmes esclaves puis les colonisées avaient l’obligation « intersectionnelle »[1] – à la fois raciste et misogyne -, de se couvrir les cheveux avec un tissu. Voulant contrecarrer cette injonction somptuaire de sobriété, elles choisirent des foulards, fièrement multicolores, et inventèrent l’art de les nouer. « Singer » cet accoutrement, revient à se moquer de leurs stratégies de résistance et de résilience. Je suis héritière de cette résistance, chère Annie, et aujourd’hui encore, je porte cet étendard coloré. Mais je sais que la souffrance de me voir ainsi humiliée ne mettra jamais en cause le besoin qu’ont certains d’idolâtrer cette chanson qui leur rappelle leur joyeuse jeunesse.

Le texte. Pourquoi ne percevons-nous pas le racisme tacite ?

Tout d’abord, le titre « Cho ka ka o » contribue à forger le fantasme occidental d’une Afrique où des Noir.e.s sont d’éternel.les sauvages, vivant de trocs et n’étant « jamais entrés dans l’Histoire » (Sarkozy, 2007). Un contexte archaïque où les Noir.e.s n’ont pas su se séparer du règne animal où on trouverait, comme l’explique cette chanson dont vous n’êtes que l’interprète, « des serpents rampant du soir au matin, dans tous les recoins ». La récurrence de ce type de chanson est un racisme par « martelage d’un stéréotype ». La peau noire, quant à elle, a souvent été associée au chocolat, c’est du racisme par « objectivation » ou par « fétichisation ». Vous souvenez-vous que c’est grâce au Congo et à l’Afrique que le chocolat belge a fait rayonner le label « Belgique » ? En coulisse, le cacao et le sucre sont des produits pour lesquels mes ancêtres ont été et sont encore fouetté.e.s. Enfin, le texte de la chanson est écrit en « petit nègre », pour souligner le stéréotype selon lequel les Noir.e.s sont incapables de s’exprimer correctement.

L’artiste. L’in-intention ou l’inconscience d’avoir fait une oeuvre raciste en efface-t-elle les effets ?

Chère Annie, aviez-vous l’intention de faire une chanson raciste ? Certainement pas ! Mais même avec les meilleures intentions du monde, cette chanson a contribué à renforcer les stéréotypes sur les Noir.e.s en général et les Antillais.e.s en particulier. Alors, en quoi l’analyse basée sur la recherche en psychologie sociale, révélant le caractère raciste de cette chanson remet-elle en cause toute votre carrière ? Analyser une seule de vos oeuvres n’enlève rien à votre courage et à votre longévité artistique.

En tant que Belge, j’accepte la complexité de mon héritage et de mon identité culturelle mais je refuse que l’on continue à se mentir. Analyser n’est pas effacer ni dénigrer, c’est essayer de comprendre. De même que reconnaître le caractère raciste de cette chanson devrait nous permettre de faire preuve d’un minimum de maturité, de bon sens et de décence, face à des populations africaines qui ont été exploitées pour le plaisir d’avoir du bon chocolat chaud au petit déjeuner.

Quoiqu’il en soit, la misogynie et le classisme qui consistent à dire que vous n’êtes pas valable parce que populaire, « meneuse de revue », ne sont pas des arguments pertinents. Le plus important à mes yeux est le changement de paradigme amorcé par la secrétaire d’Etat à l’Egalité des Chances, Nawal Ben Hamou. Il y a à peine 1 an, il était inconcevable de remettre en question l’omniprésence de Léopold II dans l’espace public, aujourd’hui, personne ne semble le déplorer. Votre nom pour renommer le tunnel Léopold II est le fruit d’un vote populaire, nous apprécions ce processus, la féminisation urbanistique est en marche ! Une nouvelle classe politique ose féminiser nos toponymies, nous félicitons son courage.

Avant de vous laisser à votre repos, chère Annie, j’aimerais conclure par un questionnement. Les Belges ne sont-ils pas les plus braves de tous les peuples de la Gaule ? Alors pourquoi feraient-ils preuve de « fragilité blanche »[2], en ayant peur d’une franche analyse antiraciste ?

Par Mireille – Tsheusi ROBERT, Présidente de Bamko-cran asbl avec le soutien de :

Estelle Depris – Sans Blanc De rien

Françoise Vergès – politologue féministe decoloniale

Apolline Vranken – architecte féministe

Gia Abrassart – Café CONGO

Brenda Odimba (Black Lives Also Matter in Belgium)

International Congo House

Fatima-Zohra Ait El Maâti, initiatrice d’Imazi.Reine

Christian Lukenge, militant décolonial et anti-raciste.

[1] Concept créé par Kimberlé Crenshaw afin de désigner le fait d’être au croisement de plusieurs discriminations.

[2] La « fragilité blanche » (Robin Di Angelo) est la hantise et les vives émotions, voire les passages à la violence de certaines personnes lorsqu’un.e Noir.e leur parle de racisme.

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