Un renouveau citoyen et politique est nécessaire en Wallonie et à Bruxelles. Ainsi qu'un " appel d'air frais " pour redresser ces Régions. La crise actuelle mènera- t-elle à cette exaltation ? Rien n'est moins sûr. © Didier Bauweraerts/ISOPIX

Les trois temps de la révolution francophone, après le coup de poker de Lutgen

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

La crise politique déclenchée par le CDH ouvre la porte à une réforme de la gouvernance et des institutions, un virage socio-économique et une recomposition politique. L’électrochoc est inéluctable.

En tirant la prise de la majorité avec le PS, sur fond de  » dégoût  » des affaires et de blocages politiques, Benoît Lutgen ouvre une nouvelle ère de la politique francophone. Où  » tout semble désormais possible « , concèdent plusieurs de nos interlocuteurs.  » Prenons le temps de laisser décanter la situation et de permettre au CDH de redescendre sur terre, sourit un libéral. Ce qui est sûr, c’est que nous voulons des changements en profondeur.  » Pour imprimer la marque du MR d’ici aux élections régionales et législatives de 2019, que ce soit avec le CDH… ou avec  » une partie du PS « . Mais aussi pour baliser l’avenir.

Le pari, si l’on ne sombre pas dans les querelles d’ego, consisterait à donner une nouvelle impulsion à la Wallonie et à Bruxelles : simplifier, réformer, rénover, libérer, vivifier…  » C’est un appel d’air « , confirment les experts que Le Vif/L’Express a consultés. En toile de fond, le paysage institutionnel et politique francophone est susceptible d’évoluer fortement. Pour autant que les vieux réflexes conservateurs ne reviennent pas au galop. Et à condition que la colère relayée par le PTB ne transforme pas la Belgique francophone en terre insoumise.

Voici les trois temps d’une révolution amorcée par le coup de poker de Benoît Lutgen.

1. Une réforme de la gouvernance et des institutions

Ce sont les affaires qui ont déclenché la crise politique. Ce sont forcément elles qui dicteront le menu des mois à venir, entre discussions épiques sur le décumul, recadrage des rémunérations, dégraissage des intercommunales et autres instruments parapublics…  » Mais cette période offre aussi d’autres belles opportunités en matière de gouvernance, relève Hugues Dumont, constitutionnaliste à l’université Saint-Louis. On pourrait en revenir à un seul ministre-président pour la Région wallonne et la Fédération Wallonie-Bruxelles, en limitant le nombre de ministres, ce qui semble tout à fait possible au vu de ce qui se passe en Flandre. Les écologistes sont demandeurs de revoir les circonscriptions électorales, on pourrait aussi créer une circonscription wallonne et faire en sorte que l’on n’ait plus un parlement de bourgmestres, ce qui n’est pas l’idéal pour avoir une hauteur de vue.  » La suppression des provinces et leur remplacement par des autorités supracommunales de type  » métropoles « , au rôle clarifié, figure au programme de certains partis. De même que la fusion entre communes et CPAS. Mot d’ordre des années à venir : simplifier, au maximum. En plus de dégager les  » parvenus « .

 » Si le parti qui a dominé les entités francophones pendant vingt-neuf ans se retrouve effectivement dans l’opposition, cela engendrera automatiquement de nouvelles pratiques politiques, prolonge Pierre Verjans, politologue à l’université de Liège. Cela devrait, par exemple, provoquer l’émergence de critères objectifs dans l’octroi des subsides pour cicatriser les régions délabrées par les lendemains de la révolution industrielle. Mais tout ne sera pas possible pour autant en matière de révolution des pratiques. La commission du renouveau politique, au parlement de Wallonie, a montré qu’ils étaient peu nombreux à intégrer une logique plus délibérative dans le processus de décision, sous forme de référendums contraignants ou d’élection par tirage au sort. Il me paraît d’ailleurs difficile de croire que des acteurs seraient prêts à se renouveler complètement en se faisant hara-kiri.  »  » Pour avoir de grands changements, paradoxalement, il faut une période de grande stabilité, prolonge Min Reuchamps, politologue à l’UCL et spécialiste des questions de gouvernance. L’idée de reconnaître le vote blanc aux élections et d’occuper les sièges ainsi obtenus par des citoyens tirés au sort, par exemple, a fait son chemin au PS et même au MR. Seuls des partis puissants comme eux pourraient lancer une telle révolution.  »

Maxime Prévot (CDH) et Paul Magnette (PS) avaient tous les atouts en main pour devenir, à leur manière, des Macron belges. Les affaires leur ont brûlé les ailes.
Maxime Prévot (CDH) et Paul Magnette (PS) avaient tous les atouts en main pour devenir, à leur manière, des Macron belges. Les affaires leur ont brûlé les ailes.© Eric Lalmand/Belgaimage

Plusieurs de nos interlocuteurs, experts comme politiques, n’excluent pas que PS et MR finissent par se retrouver à table, à la rentrée de septembre, pour sauver les meubles après l’enlisement des discussions sans les socialistes. Les deux principales forces francophones s’allieraient pour préparer 2019 et au-delà. Avec, en vue, une refonte institutionnelle. Et un front commun face à de probables revendications flamandes. Au menu, notamment, une régionalisation accrue qui a déjà été défendue tant par des élus PS, dont l’actuel ministre socialiste des Pouvoirs locaux, Pierre-Yves Dermagne, que par les hommes forts du MR wallon, Pierre-Yves Jeholet et Jean-Luc Crucke. Une étape vers la Belgique à quatre qu’ils appellent de leurs voeux.  » Attention, toutefois, à prétendre comme ils le font, que cela pourrait se faire facilement entre francophones, met en garde Hugues Dumont. La Constitution permet de transférer les matières communautaires vers la Région wallonne et la Commission communautaire française (Cocof) à Bruxelles, mais cette dernière n’a pas les reins assez solides pour gérer une matière comme l’enseignement. Ce serait une catastrophe. L’autre hypothèse, un transfert effectif vers les Régions, ne peut se faire sans les Flamands. Cela nécessite une septième réforme de l’Etat.  »

Une prise tirée par un politique, et voilà le paysage belgo-belge potentiellement sens dessus dessous.  » Il est impératif d’envisager encore une simplification des institutions bruxelloises, ajoutent plusieurs de nos interlocuteurs. Après le scandale du Samusocial, la presse flamande s’est une nouvelle fois déchaînée sur cette complexité qui pose d’autant plus de problèmes qu’elle cache peut-être d’autres cadavres dans le placard.  » L’enjeu premier du moment, c’est bien de mettre de l’ordre dans la maison francophone et de laver le linge sale en famille. Mais, dans la foulée, et ce n’est pas rien, il s’agit de préparer l’avenir de la Belgique. Les francophones ne peuvent venir aussi fragilisés qu’ils le sont pour l’instant à la table des négociations après les élections de 2019. Message reçu ?

2. Un virage socio-économique

A terre, la Wallonie doit se redresser. Il y a urgence. Or, voilà la Région plongée potentiellement dans un tumulte de longue durée. Tant les syndicats que les patrons s’en inquiètent. Car l’horizon est clair : en 2024, la période transitoire de la loi de financement prendra fin, la Wallonie verra une part de la solidarité nationale s’évanouir.  » L’essentiel de la solidarité interpersonnelle continuera à s’exercer au niveau de la sécurité sociale, temporise Giuseppe Pagano, professeur d’économie à l’université de Mons. Mais elle est, elle aussi, attaquée à deux niveaux : des compétences sociales ont déjà été transférées aux entités fédérées et les mesures d’économie du fédéral en réduisent l’ampleur.  »

La nécessité de prolonger le redressement de l’économie et de l’amplifier constituent une clé pour l’avenir de la Belgique.  » Il ne faut pas mettre en danger le plan Marshall, insiste l’économiste montois. Indépendamment des coalitions au pouvoir, il doit faire l’objet d’un consensus général.  » Les futurs négociateurs politiques le concèdent. Mais insistent : il est urgent d’accélérer le mouvement. Car si des indicateurs témoignent d’un frémissement depuis plusieurs années, il reste de lourdes incertitudes : la difficulté à développer les petites et moyennes entreprises au-delà d’un certain stade, l’incapacité à rattraper le retard au niveau des exportations face à la Flandre, l’urgence de mener à bien la transition vers une économie durable… Sans oublier le retard accumulé en matière d’enseignement et de formation.

Le redressement économique de la Wallonie doit faire l'objet d'un consensus par-delà les coalitions et les partis. Il faut sacraliser le plan Marshall, estiment des experts.
Le redressement économique de la Wallonie doit faire l’objet d’un consensus par-delà les coalitions et les partis. Il faut sacraliser le plan Marshall, estiment des experts.© Frédéric Sierakowski/Isopix

 » Oui, il est urgent de provoquer un électrochoc en Wallonie « , clame Bruno Colmant, professeur d’économie à l’ULB, à l’UCL et à l’Ichec. La veille de la rupture décidée par Benoît Lutgen, il publiait dans L’Echo une chronique au vitriol dont le titre était éloquent :  » La Wallonie se meurt sous l’emprise syndicale et le clientélisme politique.  »  » Les affaires ont amplifié le sentiment d’urgence, nous explique celui qui fut auparavant chef de cabinet de Didier Reynders (MR) aux Finances, avant d’opérer un recentrage dans ses positions. La Wallonie a une économie semi-publique et c’est une bonne chose. Mais s’il y a une partie qui fonctionne bien, avec des outils performants et des pôles de compétence amplifiant la créativité wallonne, il y a tout un autre pan qui subit le poids d’une trop lourde charge administrative. Il faut qu’un vent d’économie de marché souffle sur la Wallonie.  » C’est ce qu’il nomme une  » jouvence politique « . Une rupture, dont le moment est peut-être venu…

Avec les libéraux en nouveaux chefs d’orchestre ? L’apparition du MR au sein de la majorité wallonne, pour autant qu’elle ne se fasse pas après une longue période de torpeur, n’est pas pour déplaire au patronat wallon. Mais paradoxalement, celui-ci réclame surtout de la stabilité. En toile de fond souffle à nouveau cette autre brise qui avait soufflé en 2014 : il est nécessaire, en Wallonie et à Bruxelles, de conclure un pacte social liant les deux grandes forces, PS et MR, pour mobiliser toutes les forces vives dans le combat du redressement. Bien sûr, c’était avant l’ouragan des affaires.  » Mais honnêtement, je ne vois pas le PS dégager si facilement dans ce contexte « , murmure un expert qui connaît bien les rouages du fonctionnement francophone.

3. Une recomposition politique

Le coup de poker de Benoît Lutgen va-t-il provoquer un tremblement de terre politique plus profond dans cette terre francophone traditionnellement conservatrice ?  » Ce changement de cap doit être l’occasion d’un nouvel élan citoyen pour rassembler tous ceux qui veulent offrir de nouvelles perspectives, disait-il au moment de claquer la porte des majorités. Ce n’est pas un risque, c’est un espoir.  »

A l’heure où tous les regards sont tournés vers Paris et Emmanuel Macron, est-on à la veille d’une recomposition politique de grande ampleur ? Avec une Wallonie insoumise réunissant le PTB et des socialistes tentés par le mélenchonisme. Avec un mouvement En marche ! porté par des centristes et des citoyens – une stratégie que Benoît Lutgen verrait d’un bon oeil, lui qui a lancé des réflexions en ce sens. Sans oublier un Mouvement réformateur amplifié, la bande à Charles Michel avalant les droitiers du CDH et les déçus du socialisme libéral. Et un PS appelé à être marginalisé, comme c’est le cas en France. La politique fiction est intellectuellement intéressante. Ce serait une façon de rebattre les cartes et de créer de nouveaux équilibres, plus en phase avec le xxie siècle. Le moment de crise et de  » dégagisme  » engendré par Lutgen en serait le déclencheur. Si le Brexit a eu lieu, de même que les élections de Trump et de Macron, peut-on encore dire qu’une telle révolution est impossible ?

Pourtant, les observateurs ne sont pas forcément convaincus de l’imminence d’un tel basculement.  » Je n’ai pas l’impression qu’une manoeuvre typiquement politicienne puisse créer ce genre de choses, balaie le politologue Pierre Verjans. Nous n’avons pas du tout la même dynamique que celle créée par Macron en Belgique francophone. Chez nous, ce sont davantage des discussions d’appareil.  » Pour avoir un Macron, décode-t-il, il faudrait une personnalité brillante issue du sérail, dont la réputation de sérieux s’est forgée à un poste ministériel, pour ensuite casser les codes et bousculer les rapports de force avec son charisme naturel. A la limite, le ministre-président wallon, Paul Magnette (PS), ou son vice-ministre-président, Maxime Prévot (CDH), auraient pu jouer ce rôle, mais ne se sont-ils pas brûlé les ailes en tardant à s’ériger en chevaliers blancs en cette période affairiste ?

Et si la vraie recomposition politique francophone venait du PTB qui capitalise la colère des citoyens ? Ce serait, pour certains, un
Et si la vraie recomposition politique francophone venait du PTB qui capitalise la colère des citoyens ? Ce serait, pour certains, un  » gauchisme catastrophe « .© Aurore Belot/Isopix

 » Je ne suis pas nécessairement optimiste quant à la perspective d’une recomposition politique de grande ampleur, acquiesce Min Reuchamps. Nous entrons bientôt dans deux années électorales, 2018 avec les communales et 2019 avec les régionales et législatives, ce ne sont paradoxalement jamais des moments propices à de grands changements. Notre système électoral, à la proportionnelle, atténue en outre les révolutions, contrairement aux Etats-Unis ou à la France. J’ai enfin le sentiment que les partis cherchent davantage à ne pas trop perdre qu’à gagner. La décision de Benoît Lutgen peut d’ailleurs être vue de la sorte.  » Ce seront donc les urnes, en 2019, qui secoueront l’échiquier ou le feront imploser. A moins que l’un ou l’autre mouvement réellement citoyen ne voie le jour.  » Par définition, ce qui est imprévisible est forcément imprévisible « , sourit Pierre Verjans.

Les deux politologues rappellent que la Belgique francophone n’est d’ailleurs pas à l’abri d’un séisme de grande ampleur, d’ores et déjà annoncé dans les sondages : un score canon pour le PTB en 2018 et 2019. Il a déjà été crédité de plus de 20 %. Le marasme actuel pourrait le porter à des sommets vertigineux.  » Si ce résultat constituerait un tournant, ce ne serait pas l’expression d’une nouvelle manière de faire de la politique « , tempère le politologue liégeois.  » Le plus grand danger pour la Wallonie serait de tomber dans un tel gauchisme, contreproductif pour l’économie « , prévient Bruno Colmant. Une menace d’autant plus grande que la Flandre nationaliste y trouverait du grain à moudre pour son discours confédéral.  » L’élément rassurant, c’est que la N-VA ne semble pas en mesure d’obtenir un mandat de l’électeur pour son programme indépendantiste caché « , glisse Hugues Dumont.

La crise ouverte par le  » dégoût de Benoît Lutgen  » n’est pas qu’une simple péripétie de la vie politique, c’est une remise en cause profonde de la dynamique au sud du pays. Parce que le PS peut s’effacer après trente ans au pouvoir. Parce que cela contraint les acteurs francophones à se remettre en question. Enfin. Au bord du gouffre, dans une période où le fossé entre politiques et citoyens n’a jamais été aussi béant, à quelques pas d’échéances électorales cruciales pour notre avenir collectif.  » Voilà pourquoi on ne parle pas de mettre « simplement » le MR à la place du PS, grince un ténor bleu. Ce que nous éprouvons, ce n’est pas de l’allégresse, mais un sentiment d’extrême gravité.  »

Ceci est bien une crise. Qui pourrait devenir profonde. Et qui mènera à une révolution, douce ou brutale, mais inéluctable.

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