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« Les tours résidentielles sont la réponse d’architectes paresseux à la densité de population élevée »

Auteur du livre « Pour des villes à échelle humaine », l’architecte et urbaniste danois Jan Gehl, âgé de 81 ans, se consacre depuis cinquante ans aux villes vivables. « Faites passer les gens avant les voitures, et dans dix ans vous aurez à nouveau une vie publique digne de ce nom ».

Pensez d’abord à la vie sociale, ensuite à l’espace et puis seulement aux bâtiments : c’est la règle d’or de Jan Gehl pour les urbanistes. Les métropoles que sont Bogota, New York, Moscou et Melbourne ont fait appel à lui et ont suivi sa vision. Après sa visite en Belgique, l’affable Danois est convaincu que Bruxelles doit suivre.

Copenhague, la ville natale de Gehl, est l’exemple type de la ville sans voitures. « Entre-temps, il est clair que la vie numérique n’est pas une alternative à la vie publique », dit-il. « Rien n’intéresse plus l’humain que d’autres humains. Il a besoin de contact, de rencontres. La pratique le démontre chaque fois: là où l’espace public est revalorisé, par exemple à l’aide de circuits pédestres et cyclistes, les gens suivent massivement. »

D’où vient ce contre-mouvement d’après vous?

Pour commencer, il y a ce que j’appelle « la privatisation de la vie ». Partout, les annonces vous crient : « Achetez votre maison ! Creusez votre piscine ! Il faut un exemplaire à soi de tous les objets d’usage courant. Nous commençons à réaliser qu’ils ne nous rendent pas plus heureux. Que toutes ces possessions nous isolent.

Et puis, il y a la démographie. Autrefois, les familles vivaient ensemble ; aujourd’hui beaucoup de gens vivent seuls, souvent dans des appartements de ville de plus en plus petits. S’ils veulent entrer en contact avec leur entourage, ils ont le choix: soit ils regardent la télévision du matin au soir, soit ils quittent leurs quatre murs et ils font une promenade pour voir ce qu’il se passe en ville.

Plus on reconquiert de places sur la voiture, plus il y a de l’espace pour la vie publique, pour les événements culturels, parades et festivals. Bref, pour de la qualité de vie. À Copenhague, tous les coins de rue et les places sont pleins de vie. C’est formidable.

Le fait que la classe moyenne voyage de plus en plus joue également un rôle. Elle veut les mêmes circonstances agréables pour leur ville que ce qu’elle voit à Rome, Venise et Paris.

Au tournant du siècle, il y a un facteur qui s’est ajouté: le réchauffement climatique. Depuis, nous savons que nous devons adapter notre mode de vie, que nous devons moins consommer. En partageant plus, par exemple.

Cependant, la motivation la plus forte c’est peut-être notre « maladie sédentaire ». Les gens qui ne bougent pas assez tombent plus rapidement et plus souvent malades. Cela coûte une fortune à notre société. Rien que pour cela, une politique de marche et de cyclisme est un must dans nos villes. Il n’y a pas de meilleure prévention.

Comment traduire ce contre-mouvement en politique?

C’est simple, en invitant les gens. Prévoyez des arbres et des bancs. Invitez les enfants sur une place et ils viendront. Faites pareil pour les personnes âgées, à qui leur généraliste recommande souvent de sortir tous les jours. Prévoyez de larges sentiers de promenade et vous aurez des promeneurs. Accompagnez-les éventuellement d’une campagne ou d’un slogan, comme à Melbourne : « Dans cette ville, nous marchons », dit-on là-bas.

Adaptez votre politique de mobilité aux cyclistes. À Copenhague, tout type de déplacement est plus facile et confortable à vélo qu’avec n’importe quel autre mode de transport. Bref : faites passer les personnes avant les voitures, et dans dix ans, vous aurez une vie publique digne de ce nom.

À New York, où il était presque impossible de trouver un banc, j’ai proposé d’interdire une partie de Times Square à la circulation automobile. Quelques heures après, il y avait déjà un monde fou.

Dans d’autres villes, la population a besoin de plus de temps pour s’adapter à la nouvelle situation. Après que la rue principale de Copenhague ait été transformée en rue piétonne, les gens ont continué à marcher sur le trottoir. Ils semblaient hésiter : pouvons-nous vraiment marcher sur la route ? Mais ils ont fini par le faire.

Et sur beaucoup de places interdites à la circulation automobile, le silence règne jusqu’à ce que le premier café ouvre ses portes. Les patrons d’horeca découvrent vite ces nouveaux endroits, et en moins de temps qu’il faut pour le dire, vous avez quatorze cafés et une atmosphère conviviale.

Quelle impression vous a fait Bruxelles? Là aussi, il y a une nouvelle zone piétonnière dans le centre.

Bruxelles n’a pas la réputation d’être une ville agréable. Les institutions européennes mettent évidemment une pression énorme. Mais je vois que Bruxelles travaille dur pour atteindre le niveau qu’on peut attendre d’une ville moderne européenne.

Pascal Smet, le ministre bruxellois de la Mobilité (sp.a) estime que notre capitale souffre surtout d’un « problème de navetteurs » : beaucoup de Bruxellois n’ont plus de voiture, mais il y a une masse de navetteurs qui se déplacent en voiture. Que pouvons-nous y faire ?

Si vous voulez de la pollution, des nuisances et des accidents, et si vous ne voulez rien faire pour le climat, vous devez surtout vous accrocher à ces voitures de société. C’est complètement dingue que la Belgique continue à les stimuler fiscalement. Il est urgent de revoir ce système. On ne peut pas en même temps décourager et encourager l’utilisation de la voiture.

Le nombre d’habitants de nos villes augmentera encore considérablement, ce qui risque de les priver à nouveau d’oxygène. Comment éviter cela ?

En construisant plus densément que ce que nous faisons actuellement. Et jusqu’en banlieue. La densité faible actuelle de banlieue date du temps où l’essence était bon marché. Ce temps est révolu.

Mais ne construisez pas trop haut! Prenez Rotterdam où il y a beaucoup de tours. Il y a toujours beaucoup de vent, et il fait âpre. Le vent descend et joue entre ces buildings, et les rues sont toujours à l’ombre. Si on va à Amsterdam le même jour, il fait nettement meilleur. Là le vent souffle au-dessus des constructions basses et les rayons de soleil atteignent les rues.

C’est vraiment criminel de rendre les villes du nord-ouest de l’Europe encore plus froides qu’elles ne le sont déjà, rien que par l’architecture. Si vous vous y prenez intelligemment, vous pouvez faire entrer le soleil dans la ville.

La construction dense peut se faire avec ou sans sentiment. À Paris et à Barcelone, cela a été fait de façon subtile. Mais à Dubaï par exemple, ils collent les gratte-ciel les uns aux autres, sans réfléchir. Les tours résidentielles sont la réponse d’architectes paresseux à la densité de population élevée. Évidemment, cela coûte beaucoup plus cher d’obtenir la même densité en constructions basses, de faire entrer le soleil, et de faire en sorte que les habitants ne peuvent pas voir ce qui se passe chez les autres.

L’aménagement urbain peut-il être un levier contre l’inégalité?

Je crains que non. Si vous rendez un quartier plus habitable, le prix des maisons augmente. Alors, on attire les personnes plus aisées, et les nouveaux venus plus démunis sont refoulés. Cela prouve que l’aménagement urbain crée de la valeur, mais peut aussi favoriser l’inégalité. Pour lutter contre cela, il faut des solutions politiques. Et une politique sociale aux règles plus strictes.

Par exemple: dans un quartier rénové, 20% de tous les appartements et maisons doivent rester payables pour les personnes qui ont un revenu faible. Il y a toujours moyen de réguler le marché, pour empêcher les prix de flamber. À Copenhague par exemple, c’est le cas pour les appartements à louer.

Pensez-vous que vous remporterez votre lutte pour une ville vivable et durable ?

(Fermement) Oui. Les principes derrière cette ville ne sont pas neufs. Suite à notre amour pour la voiture nous l’avons négligée quelque temps, mais l’homo sapiens est un être intelligent : nous allons y revenir. Partout dans le monde, la population gémit sous l’aménagement urbain misanthrope. Ce n’est pas étonnant si ces dernières années plus de deux cents villes ont fait appel à mon bureau de consultation.

Il y a une autre bonne nouvelle: depuis 2009, la voiture est sur son retour. L’industrie automobile essaie de faire croire aux gens que tout ira bien – plus de routes plus larges – mais cette histoire en train de se terminer.

En Australie et aux États-Unis, les jeunes obtiennent de moins en moins leur permis de conduire et il y en a de moins en moins qui ont une voiture. En Inde et en Chine, ils n’en sont pas encore là, mais ils roulent déjà moins de kilomètres qu’avant 2009. Nous réalisons enfin que la voiture est un reliquat d’une autre époque. Son règne est terminé.

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