Rachid Benzine © Tim Dirven/Reporters

« Les responsables musulmans belges doivent sortir du déni »

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Le Français Rachid Benzine est islamologue. Il enseigne à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et à l’UCL. Si les musulmans belges souffrent incontestablement de discriminations, leurs responsables, dit-il, doivent s’opposer plus franchement aux discours salafistes et wahhabites que  » la Belgique a laissé prospérer depuis cinquante ans « .

Le Vif/L’Express : Y a-t-il des raisons de penser que les musulmans de Belgique vivraient différemment ces moments tragiques que les Belges d’autres confessions ou que ceux qui n’en ont pas ?

Rachid Benzine : Je ne le pense pas. Les musulmans de Belgique sont avant tout des Belges. Les événements que la Belgique vient de connaître touchent tout le monde, quelles que soient les appartenances culturelles et religieuses. Mais il y a aussi un danger, qui est celui de la stigmatisation. On l’a vu le dimanche 27 mars à la Bourse : ce grand danger vient d’une distorsion de la réalité qui définirait un « nous » par rapport à un « eux », qui serait incompatible avec ce que « nous » sommes. Cela pousserait une partie de la population à l’enfermement sur elle-même, ou pire à une rupture avec la société.

Doivent-ils « s’autoriser à vivre comme avant », comme le dit le psychopédagogue Bruno Humbeeck, ou bien doivent-ils s’attendre à ce qu’il y ait « un avant et un après » pour eux en Belgique après le 22 mars ?

Il y aura un avant et un après. On ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. Il faut continuer à vivre, bien sûr, mais en sachant qu’il y a eu une déchirure. Il faut continuer à vivre malgré tout.

Quelque chose doit changer donc… Quoi ?

La société belge doit sortir d’un certain nombre de dénis.

Lesquels ?

D’abord, elle est inégalitaire. Quand on voit l’état de certaines communes, le communautarisme, les discriminations, l’état de certaines écoles où il n’y a plus de diversité… Il y a des soucis sociaux, économiques et de diversité vis-à-vis d’une partie des Belges. Le fort taux de chômage des jeunes à Molenbeek, c’est un fait. Ce n’est pas une excuse, bien sûr, mais c’est un terreau de frustrations, sur lequel vont jouer des personnes qui veulent entrer en rupture. Tout le monde sait que le facteur social et économique joue. Avec des horizons si bouchés, il est important de prendre en considération cette jeunesse-là…Seuls ceux qui n’habitent pas ces quartiers peuvent dire que ça n’a rien à voir ! A l’intérieur, on ne ressent pas les choses de cette manière hautaine et extérieure, celle des quartiers huppés, où les enfants vont dans de bonnes écoles et rencontrent de la diversité. Ensuite, certains responsables musulmans doivent regarder la réalité en face : il existe des groupes musulmans qui créent une rupture dans la société à partir de revendications religieuses. Il faut combattre ces discours de rupture.

Mais comment ?

Par l’histoire, par l’anthropologie. Il faut que le niveau d’instruction sur l’islam s’élève, pour affronter des courants salafistes ou wahhabites qui s’inscrivent en rupture. Il faut travailler contre cette matrice idéologique de rupture, que la Belgique a laissé prospérer pendant des décennies.

Ça, c’est la théorie. Mais en pratique, les assignations faites aux musulmans de se désolidariser, de descendre dans la rue, etc., sont-elles légitimes ?

Non, car elles posent un problème de légitimité, justement, en posant une population comme suspecte. Si on demande de crier, c’est qu’on est suspicieux, et c’est un grave problème politique. Les Belges doivent descendre dans la rue en tant que citoyens. Si des associations musulmanes le font aussi, tant mieux. Mais la réponse est sociétale, pas communautaire. Ce n’est vraiment pas le moment de communautariser les enjeux…

Cela risquerait de les cabrer en les rejetant en dehors du « nous » collectif, en les posant en suspects, voire en coupables, là où les autres ne seraient que victimes, d’accord. Mais comment réagir alors à ces assignations ?

D’abord, avant d’appeler les uns et les autres à descendre dans la rue, il faudrait voir qui l’a fait. Je n’ai pas vu trois ou quatre millions de Belges manifester ces derniers jours… Ensuite, comment distinguer un musulman d’un non musulman dans une manifestation ? Au faciès ? J’ai vu des femmes voilées allumer des bougies, à la Bourse ! Il faut que la société belge examine sa propre réalité, plutôt que de la fantasmer dans des assignations identitaires. Descendre dans la rue, oui. Mais pas en tant que musulman, en tant que citoyen. Si on commence, en Belgique, à confessionnaliser les rapports sociaux, on joue le jeu de Daech. Il faut créer un collectif, pas instaurer un « nous » contre un « eux », les musulmans contre les non musulmans, les Belges contre les non Belges, etc. Commencer comme ça, c’est commencer à déshumaniser l’autre, à l’exclure de sa propre réalité.

Un reportage du Monde dans une école d’Anderlecht montre tout de même des adolescents de confession islamique en proie à des incertitudes. « De quel côté de l’histoire je suis ? », se demande l’un d’entre eux…

Ces questions identitaires sont le propre de la jeunesse. Mais c’est à la société, au bout d’un moment, de lui montrer qu’elle en fait partie. Si vous n’arrivez pas à ancrer cette jeunesse dans un territoire, elle s’invente un territoire fictionnel. Et quand vous êtes dans la fiction, vous pouvez très vite virer dans le fantasme…

C’est la raison pour laquelle on trouve davantage de soutien à ces actes de violence parmi les musulmans qu’ailleurs ?

Notez d’abord qu’ils sont extrêmement minoritaires. La Belgique, à travers les conflits qui l’ont marquée depuis 1830, a toujours intégré les autres. Elle n’a pas fait suffisamment le travail depuis les années 1950-1960 avec cette population-là. Il faut qu’il y ait un « nous » belge, qui intègre cette population dans le récit qu’elle se raconte à elle-même. Il faut ensuite prendre en compte l’histoire de cette population, pour qu’elle s’identifie à la Belgique. Y a-t-il, pour un jeune qui vit en Belgique, suffisamment de lieux d’identification pour qu’il se sente complètement belge ? Je suis moi aussi allé dans cette école qu’a visitée Le Monde. J’y ai vu comme son directeur intégrait la culture de ses élèves. Les gamins sont reconnus dans ce qu’ils sont, il y a là un vrai parcours de la reconnaissance.

Fouad Laroui nous dit « on peut bien vivre ensemble dans un Etat fort » (lire page 8 dans Le Vif L’Express de cette semaine). Un Etat fort ne viserait-il pas davantage et avant tout les citoyens de confession musulmane ?

Il ne faut pas tomber dans la victimisation, ces mesures concernent tout le monde. Il faut arrêter de se renvoyer sa communauté à la figure de l’autre. Affrontons ensemble nos dénis respectifs, avec un Etat fort et une identité belge qui soit forte également. Il faut à la Belgique un mythe fédérateur. Quand on voit les difficultés entre Flamands et Wallons, ce qui se passe à Bruxelles, et tous ces morcellements belges, de l’extérieur, ce n’est pas facile à comprendre…

Est-ce que, vu de France, le rapport de la Belgique à l’islam est plus problématique ?

Ah oui, complètement ! Vous avez un islam wahhabite depuis les années 1950. Chez nous, il est récent, et diffusé à travers Internet. Et vous avez un communautarisme beaucoup plus prononcé. Nous avons, en France, le taux de mariages mixtes le plus haut d’Europe…

Mais la France a davantage été frappée par la terreur islamiste…

Oui, mais ces attentats avaient surtout une dimension politique, liée aux conflits qu’a connus l’Algérie.

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