Hergé a rendu célèbre la redoutable secte des Aniota, les hommes-léopards. Il s'est documenté au musée de Tervuren (hors-texte en couleur pour la réédition de 1937). © Hergé/Moulinsart 2018

Les métamorphoses de Tintin au Congo

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Paradoxe : Tintin au Congo est l’un des épisodes de la série les plus populaires mais aussi les plus controversés. Une version composée par Hergé en 1940, inédite en album, révèle les transformations opérées entre les planches d’origine de 1930 et l’album en couleur de 1946.

Tintin au Congo, une success story ? Casterman confirme : à ce jour, l’album s’est écoulé à plus de dix millions d’exemplaires de par le monde, ce qui en fait l’épisode le plus vendu de la saga après Tintin en Amérique. De toute la série, c’est aussi, assure l’éditeur, l’album préféré des enfants et le plus populaire en Afrique. Voilà qui peut surprendre pour une oeuvre aussi controversée. Ne relaie-t-elle pas sans réserve les préjugés et stéréotypes colonialistes qui prévalaient à l’époque de sa création ? Le malaise qui entoure les aventures de Tintin au Congo belge a retardé leur publication dans plusieurs pays. Au Royaume-Uni, la version en couleur n’est sortie qu’en 2005. Deux ans plus tard, les autorités britanniques ont imposé l’insertion dans la bande dessinée d’un avertissement qui la contextualise. En Suède, elle a été retirée de certaines bibliothèques. Des librairies anglaises, australiennes et néo-zélandaises l’ont déplacée du rayon pour enfants à celui des adultes. En Belgique, un résident congolais a demandé devant les tribunaux l’interdiction de la BD pour racisme, plainte rejetée en 2012 et 2013. La justice belge estime qu’Hergé ne s’est livré, dans Tintin au Congo, à aucune comparaison raciale, et que, dès lors, on ne peut considérer cet album comme une  » oeuvre méchante « .

Le chant des pagayeurs de l'Uele (nord-est du Congo) était en vogue chez les scouts à l'époque où Hergé en faisait partie. Cette case dessinée en 1940 sera remplacée par une autre, très différente, dans l'album en couleur de 1946.
Le chant des pagayeurs de l’Uele (nord-est du Congo) était en vogue chez les scouts à l’époque où Hergé en faisait partie. Cette case dessinée en 1940 sera remplacée par une autre, très différente, dans l’album en couleur de 1946.© Hergé/Moulinsart 2018

Susciter des vocations coloniales

Toutes ces turbulences n’ont pas dissuadé Casterman et la société Moulinsart de publier, ces jours-ci, Les Tribulations de Tintin au Congo. Signée Philippe Goddin, auteur de nombreux ouvrages consacrés à Hergé et à son univers, cette monographie dévoile les secrets de l’élaboration des différentes versions de la deuxième aventure de Tintin. L’une de ces versions est inédite en album : composée par le dessinateur en 1940 pour le quotidien Het Laatste Nieuws, elle révèle les transformations opérées entre la version noir et blanc d’origine, créée dix ans plus tôt, et l’album en couleur conçu en 1946 avec le concours d’Edgar P. Jacobs.  » On assiste ainsi à la métamorphose de Tintin qui, au retour du pays des Soviets, était encore pataud, relève Philippe Goddin. Hergé « ovalise » le crâne de son héros, le dote d’un sourcil et d’une bouche, lui creuse l’oreille et remplace ses vieilles chaussettes jacquard par des bas noirs. Au fil des semaines, il se montre toujours plus exigeant et son dessin est plus élaboré.  »

Dans la foulée du périple mouvementé de Tintin en  » Bolchévie « , Hergé voulait lui faire traverser l’Atlantique pour qu’il aille se mesurer aux gangsters de Chicago : après l’enfer communiste, le cauchemar capitaliste. Mais son patron, l’abbé Norbert Wallez, directeur du Vingtième Siècle, tient à ce que l’envoyé spécial du Petit Vingtième, le supplément jeunesse du quotidien catholique ultraconservateur, aille d’abord exalter l’oeuvre civilisatrice accomplie par la Belgique en Afrique. Objectif : susciter dans la jeunesse belge des vocations pour la carrière coloniale. Le Congo, ex-propriété privée de Léopold II devenue colonie belge en 1908, ne manque pas de missionnaires catholiques et protestants, de commerçants grecs et portugais, d’aventuriers de toutes origines, mais elle a un urgent besoin de cadres belges, administrateurs, ingénieurs, géologues, médecins, architectes, machinistes…

A Matadi, la presse internationale se dispute la collaboration du reporter. Avec un peu de gouache blanche et d'encre de Chine, Hergé améliore, dans la version flamande de 1940, les formes tracées dix ans plus tôt.
A Matadi, la presse internationale se dispute la collaboration du reporter. Avec un peu de gouache blanche et d’encre de Chine, Hergé améliore, dans la version flamande de 1940, les formes tracées dix ans plus tôt.

Tintin prend donc le train à la gare de Bruxelles-Nord pour Anvers, où il embarque à bord du Thysville. Le paquebot de la Compagnie maritime belge assure la liaison jusqu’au port congolais de Matadi en moins de trois semaines, alors que le trajet durait deux mois en 1886. Le navire – le vrai – largue les amarres le 3 juin 1930 à 9 heures du matin, comme Hergé l’a lu dans une brève publiée par Le Vingtième Siècle. Il emporte 94 passagers. Le dessinateur y ajoute un passager clandestin, Tom, le  » méchant  » de l’histoire, homme de main du gangster de Chicago Al Capone, qui convoite les richesses du sous-sol congolais. Le bateau fait escale dans le port de La Rochelle (France), à Santa Cruz de Tenerife (Canaries), Dakar (Sénégal), Konakry (Guinée), Grand Bassam (Côte d’Ivoire) et Boma (Congo belge).

Après le succès remporté par Tintin à son retour d’URSS, Hergé n’hésite pas à en rajouter une couche : à Matadi, le héros et son chien sont accueillis et portés en triomphe par la population indigène.  » Tu vois comme nous sommes célèbres « , commente Milou.  » Une gloire prématurée à prendre au second degré, estime Philippe Goddin. Hergé sait que Le Vingtième Siècle est lu au Congo, en particulier dans le milieu des missionnaires belges, et il fait semblant de croire que tous les Congolais lisent et apprécient les aventures du reporter belge.  » De même, la presse internationale – américaine, anglaise, portugaise – se dispute sa collaboration. Pour Tintin et son créateur, scouts en toutes circonstances, la scène de l’hôtel de Matadi est l’occasion de montrer qu’ils ne cèdent pas aux sirènes de l’argent et ont bien l’intention de respecter le contrat qui les lie au Petit Vingtième.

La tente dressée, Tintin partage son repas avec son boy Coco, signe que le reporter n'est pas devenu un
La tente dressée, Tintin partage son repas avec son boy Coco, signe que le reporter n’est pas devenu un « vrai » colonial.© Hergé/Moulinsart 2018

Le langage « petit nègre »

L’usage veut que tous les Belges qui s’établissent au Congo, en ville ou en brousse, disposent d’un  » boy « . Ce serviteur indigène est souvent un adolescent, que l’on se permet de tutoyer, voire de rudoyer. Celui de Stanley est le  » nègre  » Kalulu, photographié en 1873 aux côtés de l’explorateur, image qui figure dans la documentation d’Hergé. Celui de Tintin s’appelle Coco. Plus largement, l’Africain est considéré par les coloniaux et par Hergé lui-même comme un  » grand enfant « , tantôt  » malin « , tantôt  » naïf « , toujours  » paresseux et profiteur « . Hergé fait parler les Congolais en langage  » petit nègre « , qu’ils soient marin sur le Thysville ( » Ça y en a bonne bouée « ), boy ( » Coco li avoir peur et missié blanc parti avec teuf-teuf « ) ou conducteur de train ( » Missié, machine plus marcher… li tout cassée « ). Ce sabir utilisé pour faire couleur locale sera reproché à Hergé après la décolonisation. Ses défenseurs invoqueront le précédent des publicités de la marque Banania : le célèbre  » Y’ a bon  » du tirailleur sénégalais, apparu en 1915 et utilisé jusqu’en 2011.

En 1930, le sang des antilopes massacrées par Tintin s'est répandu sur le sol. En 1940, Hergé l'a effacé, donnant l'impression d'un carnage accompli proprement.
En 1930, le sang des antilopes massacrées par Tintin s’est répandu sur le sol. En 1940, Hergé l’a effacé, donnant l’impression d’un carnage accompli proprement.© Hergé/Moulinsart 2018

Feu sur la faune congolaise !

Dans les versions en noir et blanc de 1930 et 1940, un missionnaire demande à Tintin de parler aux élèves congolais des mérites de leur lointaine patrie, la Belgique.  » Hergé se défendra d’avoir outrepassé à cette occasion le paternalisme ambiant, remarque Philippe Goddin. Les paroles de Tintin devant la classe sont, estimait l’auteur, l’équivalent de la formule célèbre et absurde « Nos ancêtres les Gaulois ». La séquence peut donc apparaître, selon lui, comme une critique de cette forme de colonialisme. Tintin ne parviendra d’ailleurs jamais à donner son cours.  »

Plus choquantes aujourd’hui sont les nombreuses scènes où Tintin se montre d’une confondante désinvolture à l’égard de la faune africaine : le chasseur tire à bout portant sur un singe dont il empruntera la peau et sur un boa (serpent inexistant au Congo) ; il pulvérise un rhinocéros à la dynamite, assomme un buffle noir à l’aide d’une catapulte et dépouille de ses défenses un éléphant tué ; il frappe un léopard inoffensif et se montre cruel avec un crocodile en lui calant son fusil entre les mâchoires ; il tire à quinze reprises sur une antilope pour découvrir ensuite quinze cadavres empilés les uns sur les autres (un carnage inspiré d’une scène de chasse des Silences du colonel Bramble, roman à succès d’André Maurois publié en 1918). Commentaire de Tintin, qui n’éprouve aucun remord :  » En tout cas, nous aurons de la viande fraîche, ce soir.  »  » Cette attitude n’avait pas de quoi indigner à une époque où les photos de semblables  »exploits » cynégétiques abondaient dans la presse « , note Philippe Goddin.

Les métamorphoses de Tintin au Congo

Gide, Londres, Simenon

 » La parution de Tintin au Congo se déroule sans polémique ni controverse « , confirme Pierre Assouline, auteur d’ Hergé (Plon, 1996), biographie de référence du dessinateur.  » Et pour cause : son esprit épouse parfaitement l’air du temps.  » Ni en 1930, année de la publication des premières planches, ni quinze ans plus tard lors de la réalisation de la version couleur, Hergé ne se demande s’il doit écrire  » Noir  » ou  » nègre « , s’il doit évoquer les bienfaits de la civilisation occidentale en Afrique en mettant des guillemets à  » bienfaits « . Plus tard, quand Tintin au Congo sera suspecté de racisme, Hergé cherchera à se disculper en invoquant la mentalité de son époque. En 1975, il confie à Numa Sadoul, spécialiste de la BD, que les livres  » belgicains  » de ses débuts sont ceux d' » un jeune Belge nourri de préjugés et d’idées catholiques « ,  » livres qu’aurait pu écrire n’importe quel Belge dans ma situation.  » La docilité avec laquelle Hergé conforte la morale colonialiste dominante pose néanmoins question.  » Il n’y a pas l’ombre d’un doute, d’une critique ou d’une réserve sous son crayon, déplore Assouline. Il reflète son temps, mais jamais les évolutions qui s’y dessinent.  »

Or, trois ans avant le séjour de Tintin dans la colonie belge, André Gide a publié son Voyage au Congo, où perce son indignation contre les excès du colonialisme. En 1929, Albert Londres, modèle revendiqué de Tintin, sort Terre d’ébène, recueil de ses articles sur la traite des Noirs et le chantier du chemin de fer Brazzaville-Pointe-Noire, qui a fait près de 20 000 morts. Simenon lui-même, dont certains romans de jeunesse sont bourrés de stéréotypes racistes, ramène de son séjour au Congo, à l’été 1932, une série d’articles qui dénoncent avec véhémence le système colonial. Il écrit, en guise de conclusion :  » Oui, l’Afrique nous dit merde, et c’est bien fait.  » Avec Gide et Londres, Hergé avait les moyens de savoir. Avec Simenon, il aurait pu rectifier le tir dans les versions de l’album publiées en 1940 et 1946. Mais il est vrai qu’à la différence de ces trois auteurs, Hergé, comme Léopold II, n’a jamais mis les pieds au Congo.

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