Jan De Maeseneer © Jonas Lampens

« Les médecins ne devraient pas gagner plus que le Premier ministre »

Jan De Maeseneer, professeur en médecine générale à l’Université de Gand, n’attend plus rien de Maggie De Block. « La ministre a dilapidé tout son crédit. Elle est totalement aveuglée par son idéologie. » Entretien.

En juin, Jan De Maeseneer a tenu ses dernières consultations au centre de santé de quartier et à la fin du mois de septembre, il prend sa retraite à l’université. Pour l’occasion, il fait paraître le livre « Family Medicine and Primary Care » : son héritage professionnel. « J’adore avoir 65 ans », dit-il en riant. En regardant les décennies derrière moi, je réalise qu’il y a un fil rouge à travers tout ce que j’ai fait. En tant que généraliste, professeur et conseiller politique. J’ai toujours été convaincu que les connaissances médicales ne suffisent pas : il ne faut pas uniquement s’attarder à la maladie du patient, mais il faut étudier tout son contexte social. » Tout le monde n’est pas d’accord sur ce point. La ténacité de De Maeseneer et son profil social prononcé énervent certains collègues et responsables politiques depuis des années.

N’auriez-vous pas pu obtenir davantage en misant moins sur votre image de gauche ?

Jan De Maeseneer: j’ai toujours été ouvert au sujet de mes convictions, et au début je me heurtais parfois à de la résistance. Mais une fois celle-ci vaincue, j’ai pu réaliser beaucoup de choses. Si vous êtes conséquent, on sait au moins ce que vous représentez. Je n’ai d’ailleurs jamais eu de carte de parti. Pas même quand j’étais conseiller au cabinet du ministre de la Santé publique de Philippe Busquin (PS).

Vous croyez à la boutade qui veut que vos collègues essaient de s’enrichir un maximum ?

Il y a une minorité qui semble penser que le budget pour les soins de santé leur appartient. Cela me met mal à l’aise. C’est de l’argent public, dont nous pouvons utiliser une partie pour en faire quelque chose de sensé de manière transparente et qualitative. Le but n’est donc pas de réaliser un maximum d’examens et de traitements qui rapportent beaucoup d’argent. Je ne peux d’ailleurs pas m’imaginer que cela rend vraiment heureux. Finalement, on ne peut rouler qu’avec une Maserati à la fois, non ? Le grand problème c’est que le modèle de financement actuel facilite les excès parce que les médecins sont surtout payés à la prestation. Nous devons y mettre fin.

Quelle est l’alternative?

En faire des salariés. Du moins pour les médecins qui travaillent dans un hôpital. Je connais beaucoup de jeunes médecins qui seraient d’accord.

Vous n’y croyez pas vous-même ?

Si. Dans les hôpitaux, c’est toujours le Moyen-Âge: les guildes s’approprient les moyens de leurs membres. Aujourd’hui, ces guildes s’appellent sociétés et associations (qui unissent des groupes de spécialistes indépendants, NLDR), et les membres sont des spécialistes au lieu de tisserands ou de menuisiers. Pour vraiment compter dans une telle association, il faut faire rentrer au moins 11 000 euros par mois. Pour un jeune médecin, c’est évidemment énorme. Récemment, une cardiologue d’environ 35 ans me racontait que l’association avait prolongé sa période d’essai parce qu’elle ne faisait pas rentrer assez d’argent, qu’elle fournissait trop peu de prestations techniques et qu’elle consacrait trop de temps à ses patients. Sinon, on les expulse du club. C’est pourquoi je suis convaincu que beaucoup de jeunes médecins seraient d’accord d’être salariés. À condition de leur offrir un statut sérieux et un bon salaire, évidemment.

Quel est à vos yeux un salaire raisonnable pour un médecin ?

Comme les médecins sont payés avec les deniers publics, je trouve qu’ils peuvent gagner tout au plus autant que le Premier ministre, qui est quand même l’ultime responsable de notre société. Je souhaiterais donc fixer la limite à un salaire mensuel de 9500 euros nets. Il est important aussi de diminuer la tension salariale, car il n’y a aucune raison pour laquelle un spécialiste devrait gagner huit fois plus qu’un autre.

S’ils travaillent pour un salaire fixe, les médecins n’auront plus envie de travailler le soir et le week-end, non?

C’est absurde. Toute ma vie, j’ai été fonctionnaire et employé, et j’ai travaillé pour un salaire fixe. Je n’ai jamais attendu 17 heures. Ce n’est qu’alors que commençait le travail. Et c’est le cas pour de nombreux médecins.

Pourtant, peu de collègues se sentent appelés à, comme vous, travailler dans un centre de santé de quartier.

Pourtant, c’est un très bon modèle pour offrir de bons soins à tout le monde. Dans les centres de santé de quartier, une équipe interdisciplinaire est responsable de la prévention et du traitement de tous les patients qui y sont inscrits. Comme le centre reçoit un montant forfaitaire par patient de la mutuelle, personne ne doit payer les consultations. Cela nous permet d’atteindre des groupes vulnérables qui restent sur la touche. Dans le monde entier, de l’Afrique à l’Amérique Latine en passant par l’Asie, ils trouvent ce modèle magnifique. Il n’y a que la ministre belge de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD) qui n’en voit pas les avantages : elle refuse encore toujours de reconnaître de nouveaux centres de santé de quartier.

Est-il si étrange que la ministre De Block veuille d’abord faire auditer le fonctionnement des centres de santé de quartier ?

C’est simplement une stratégie pour paralyser la dynamique du secteur. La ministre ne veut pas de nouveaux centres de santé de quartier.

Ce n’est pas ce qu’elle dit.

À moi si. En tête à tête du moins. « Je n’y suis pas favorable, Jan », dit-elle. Bien sûr que non, car les centres de soin de quartier ne cadrent pas dans sa conviction néolibérale. Quand elle a composé son cabinet, je savais à quoi m’en tenir. Soudain, c’était plein de garçons d’Itinera qui allaient nous montrer comment le marché libre allait résoudre tous les problèmes de soins de santé. Que non, évidemment. Nulle part au monde, le marché libre n’a réussi à assurer des soins qualitatifs et accessibles. Tout comme le système Semashko en Union soviétique où tout est décidé du sommet à la base, ne fonctionne pas.

Maggie De Block n’est-elle pas plus préoccupée par son porte-monnaie que par son idéologie? Les centres de santé de quartier pèsent de plus en plus sur son budget.

Parce que nous avons tellement de succès, évidemment ! Chaque année, le budget des centres de soin de quartier augmente de 10% parce qu’il y a de plus en plus de centres et de patients. Pour une raison ou une autre, le ministre ne souhaite pas le comprendre. Ce n’est pourtant pas difficile. J’ai même pu l’expliquer à ma petite-fille de six ans. Je lui ai montré un graphique avec deux courbes : une pour les dépenses et une pour le nombre de patients. « Grand-père ! », a-t-elle crié. « Ces lignes ne se rencontreront jamais, car elles montent de plus en plus toutes les deux. »

Vous avez une petite-fille exceptionnellement intelligente.

(le visage impassible) Nous avons surtout une ministre aveuglée. Son idéologie l’empêche de voir la réalité en face.

Maggie De Block est généraliste elle-même. Comment se fait-il qu’elle ne trouve pas grâce aux yeux des professionnels de la santé ?

Comme elle est médecin, dès le début elle a eu énormément de crédit. Y compris de notre part, les généralistes. Mais entre-temps, elle l’a dilapidé. C’est terriblement dommage. Pendant toutes les années où j’étais généraliste, je n’ai connu qu’un bon ministre fédéral de la Santé publique et des Affaires sociales: Frank Vandenbroucke (sp.a). Il a permis de mieux réguler le remboursement des soins médicaux, et grâce à l’instauration du maximum à facturer les gens sont protégés contre les coûts médicaux catastrophiquement élevés.

Personne ne s’étonnera que vous préfériez la politique d’un socialiste à celle d’un libéral ?

C’est suite à son attitude néo-libérale que la ministre De Block continue à se cramponner à la liberté de choix de médecins et de patients. À terme, cela devient impayable. Tout le monde devrait avoir un généraliste fixe. Pour commencer, cela mettrait fin au shopping médical : si un patient ne reçoit pas de somnifère de son généraliste, il ne peut pas se rendre à une autre pratique pour lui redemander. Avec un généraliste fixe, les gens n’iraient pas voir un spécialiste au moindre symptôme.

Qu’attendez-vous de Maggie De Block ?

Rien. Son histoire est terminée. Dans les dossiers qu’elle a mis en route, tels que la reconnaissance de professions de soins et la réforme de réseaux d’hôpitaux, on ne progresse presque plus.

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