© ILLUSTRATION : XAVIER TRUANT

Les maisons de transition, une campagne de com pour G4S ?

Le Vif

Après des centres pour réfugiés et sans-abri, le géant de la sécurité G4S exploite désormais des maisons de transition en Belgique. Première étape d’une privatisation inavouée ? Le ministère de la Justice refuse d’expliquer le choix de cet opérateur.

Le 14 janvier dernier, le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) inaugure devant une foule de journalistes la première maison de transition en Wallonie, à Enghien, dans le Hainaut :  » Comment transformer la prison moderne en un endroit de réinsertion ?  » Copié des Pays-Bas, ce concept est une prison à taille humaine qui a pour but de constituer un premier pas vers la réintégration des détenus dans la société. La première maison de transition a ouvert ses portes en septembre 2019 à Malines, Enghien est le deuxième projet pilote en Belgique. Six mois après son lancement, l’unité à Malines est remplie : quinze détenus y séjournent.  » Les participants sont contents et progressent dans le parcours de réintégration. Je suis très satisfait de la manière dont se déroule le projet « , se réjouit Bart Claes, coordinateur de G4S Care, l’exploitant de l’établissement.

La première prison G4S

Cela fait longtemps que le privé lorgne avec avidité les compétences régaliennes de l’Etat, dont la justice est l’un des piliers fondateurs. En 2006 déjà, Group 4 Securicor (qui deviendra G4S) plaidait en faveur d’un partenariat privé- public dans le milieu carcéral après l’évasion de vingt-huit détenus de la prison de Termonde. Il aura néanmoins fallu attendre 2014 pour que les acteurs privés débutent dans l’exploitation de centres pénitentiaires avec l’ouverture de centres de psychiatrie légale à Gand et à Anvers, confiés à un consortium alliant entre autres Sodexo et Securitas.

En laissant des organisations lucratives s’occuper de l’exécution de la peine, la qualité en pâtit sur le long terme.

Après s’être occupé de plusieurs centres pour réfugiés lors de la crise migratoire et de centres d’accueil pour sans-abri en Flandre, G4S, la plus grande entreprise de sécurité dans le monde, exploite pour la première fois des prisons belges avec les maisons de transition de Malines et d’Enghien. Hans Claus, cofondateur de De Huizen, l’asbl qui plaide depuis 2012 pour la mise en place de petites unités de détention à taille humaine, voit l’arrivée de la multinationale d’un mauvais oeil :  » Toutes les études internationales démontrent qu’en laissant des organisations lucratives s’occuper de l’exécution de la peine, la qualité en pâtit sur le long terme. Au début, les projets fonctionnent bien, mais, à terme, les économies pointent vite le bout de leur nez.  »

La déception de celui qui est également directeur de la prison d’Audenarde semble cependant de courte durée quand, au nom de De Huizen, il décerne en grande pompe un prix au ministre Geens, le 8 octobre 2019, au Sénat, pour avoir  » promu la détention à petite échelle « . Interviewé lors de cet événement, le ministre de la Justice modère l’impact de l’arrivée d’un acteur lucratif :  » Vous savez, s’il y a un ministre qui est contre la privatisation, c’est bien moi. Nous essayons de commencer un nouveau projet. Si on peut se passer de privatisation, c’est bien, mais on passe à côté de l’essentiel.  »

Bart Claes dément, quant à lui, que G4S Care exploite les maisons de transition seulement dans le but d’engendrer du profit :  » Nous voulons atteindre l’équilibre.  » Grâce aux maisons de transition, son organisation peut se montrer sous un visage social :  » Certains pensent sûrement que G4S est appâtée par le gain, mais nous voulons créer une plus-value sociétale et ainsi contribuer à améliorer l’image de G4S auprès de nos clients.  »

Bart Claes (G4S) accueille Koen Geens, le ministre de la Justice, à Enghien, le 14 janvier dernier.
Bart Claes (G4S) accueille Koen Geens, le ministre de la Justice, à Enghien, le 14 janvier dernier.© DR

Drame de l’administration

Le Vif/L’Express a enquêté sur la procédure de sélection afin de savoir pourquoi G4S Care et son partenaire néerlandais Exodus ont remporté les deux appels, lancés fin juillet 2018, par le ministère de la Justice. Et c’est là que le bât blesse. Après une demande d’accès aux documents publics, le ministère de la Justice signale que les critères de sélection sont décrits dans l’appel à candidatures. Il nous a envoyé le nom des membres du jury et la liste des candidats : huit candidatures ont été déposées en Wallonie et sept en Flandre. En revanche, hors de question de nous transmettre la motivation du jury, ni le document adressé au Conseil des ministres qui explique pourquoi le projet G4S/Exodus  » Sterkhuis  » est considéré comme le meilleur. La raison ? Le SPF Justice évoque  » l’intérêt économique légitime  » des candidats :  » En divulguant ces informations confidentielles, un concurrent pourrait bénéficier d’un avantage pour une éventuelle mission ultérieure.  »

Le projet à Malines a démarré dans un ancien centre pour sans-abri loué à un prix avantageux à la Ville.
Le projet à Malines a démarré dans un ancien centre pour sans-abri loué à un prix avantageux à la Ville.© DR

Cependant, le refus du ministère était  » insuffisamment motivé « , ressort-il d’un avis de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) :  » La Commission souhaite également explicitement attirer l’attention du SPF Justice sur le principe de divulgation partielle en vertu duquel seule l’information peut être refusée selon le principe d’exception. […] Les autres informations doivent être rendues publiques.  »

Malgré l’avis de la Cada, le ministère a de nouveau refusé de divulguer les documents demandés. Stéphane Rixhon, avocat spécialisé en droit administratif et marché public, ne comprend pas la réaction du ministère :  » L’administration devait transmettre la décision motivée, même épurée des composantes qui pourraient porter préjudice aux libertés de la concurrence, à un intérêt économique ou financier.  » Selon lui, cela crée des suspicions qui n’auraient potentiellement pas lieu d’être :  » C’est une pratique administrative qui se produit régulièrement. Parfois, il faut aller jusqu’au Conseil d’Etat pour obtenir la divulgation des documents, c’est un vrai drame de l’administration.  »

Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d'Ath, à Enghien.
Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d’Ath, à Enghien.© DR

Exodus : l’atout néerlandais

N’ayant pas le temps d’introduire une plainte auprès du Conseil d’Etat, nous avons enquêté. Direction le gagnant G4S-Exodus qui n’a ni demandé ni reçu de feedback, déclare Bart Claes :  » Nous sommes convaincus que nous avons un projet fort au niveau du contenu.  » Rapidement, il s’est avéré que l’expertise d’Exodus était un atout de taille. Forte d’une expérience de plus de trente-cinq ans dans la réintégration des détenus, l’organisation non lucrative, qui gère un réseau de dix maisons de transition aux Pays-Bas, obtient un faible taux de récidive auprès des détenus qui ont suivi correctement leur parcours.

L’association entre la multinationale et Exodus étonne Hélène De Vos, doctorante en criminologie à la KULeuven et membre de l’asbl De Huizen :  » J’imagine que G4S va gérer tout ce qui est lié à la sécurité et qu’Exodus s’occupera du reste « , nous a-t-elle indiqué en septembre dernier. Il n’en est rien. C’est G4S qui a recruté dix travailleurs pour chaque maison de transition. Aucun collaborateur d’Exodus n’est sur place au quotidien.

Bart Claes souligne néanmoins que cela fait partie de l’accord entre les deux partenaires :  » Quand un problème se présente en Belgique, le coordinateur peut téléphoner à Exodus pour leur demander comment ils ont résolu ce type de défi.  »  » Nos collaborateurs viennent donner des formations en Belgique. Nous faisons en sorte que le fonctionnement interne de la maison de transition soit conforme à la méthode Exodus « , ajoute Jan Van Gils, directeur d’Exodus.

Bart Claes assure que sa société et Exodus collaborent depuis deux ans pour mener à bien les projets. Mais lors d’un entretien téléphonique en octobre dernier, soit un mois après l’inauguration de la première maison de transition, Jan Van Gils ne savait pas exactement combien de personnes allaient être recrutées à Malines. Quant à l’ouverture de la deuxième maison de transition à Enghien, il nous a répondu :  » D’après moi, la décision n’a pas encore été prise, le ministère en discute.  » Pourtant, le communiqué de presse annonçant l’implantation des maisons de transition à Malines et à Enghien avait été publié quatre mois plus tôt.

Plan B

Le prix a certainement pesé dans la balance pour choisir GS4. En se basant sur l’arrêté royal, il est aisé de calculer le montant que va percevoir la firme : environ 910 000 euros par projet pilote, ce qui représente environ 166 euros par détenu/jour, frais liés au bâtiment compris. Nous avons pu nous procurer les candidatures de trois autres concurrents : leur offre prévoit un coût de 183 euros par détenu/jour. Cette différence est notamment à attribuer au personnel : alors que G4S emploie dix équivalents temps plein, les autres prévoyaient au strict minimum treize ETP.

Le bâtiment et la rapidité avec laquelle le projet pouvait démarrer semblent aussi être des critères rédhibitoires, ressort-il d’interviews avec la plupart des candidats. Alors que le projet à Malines a démarré comme convenu dans un ancien centre pour sans-abri loué à un prix avantageux à la Ville, G4S a failli louper le coche avec la première maison de transition en Wallonie. Dans son dossier initial, G4S prévoyait de s’installer à Spa. C’était sans compter l’opposition de la bourgmestre MR Sophie Delettre qui craignait que la maison de transition ne vienne entacher l’image de sa cité. Conséquence : G4S a dû dénicher rapidement un autre endroit.

La société a finalement trouvé un bâtiment de coworking sur la chaussée d’Ath à Enghien. Un plan B dans les champs et difficile d’accès en transport en commun. Les travaux de rénovation ont coûté environ 150 000 euros. Or, il s’agit d’un projet pilote d’un an, il est donc difficile de récupérer sa mise en une aussi courte durée.  » On va mettre des cierges à l’église d’Enghien « , blague l’un des propriétaires. Se voulant rassurant, Bart Claes affirme :  » Nous nous sommes engagés auprès des propriétaires : si le projet ne marche pas, nous continuerons à occuper le bâtiment pour d’éventuels projets avec des groupes vulnérables.  » En définitive, G4S aura réussi à trouver en moins de deux semaines un autre bâtiment. Projet sauvé.

Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d'Ath, à Enghien.
Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d’Ath, à Enghien.© DR

A la va-vite

La précipitation était aussi de mise lors de l’élaboration de la loi de juillet 2018 portant sur diverses matières pénales dont les maisons de transition. Le ministre de la Justice voulait que le projet de maisons de transition soit sur les rails avant la fin de la législature. Résultat ? La loi est assez floue et sujette à critiques. L’administration a par exemple choisi de modifier la loi 2006 relative au statut juridique externe des personnes condamnées, ce qui veut dire que les maisons de transition ne sont pas un nouveau type de prison, mais une nouvelle modalité d’exécution de la peine.

La maison de transition vient donc s’ajouter aux permissions de sortie, congés pénitentiaires et bracelets électroniques. Marc Nève, le président du Conseil central de surveillance pénitentiaire (CCSP), grince des dents :  » Le risque, c’est que cela devienne un maillon supplémentaire à la chaîne pénitentiaire avant d’aboutir à la libération. On dirait alors aux détenus : avant votre libération conditionnelle, vous devez encore passer par une maison de transition.  »

Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d'Ath, à Enghien.
Espace 420, le bâtiment de coworking sur la chaussée d’Ath, à Enghien.© DR

Evaluation floue

La privatisation de la gestion des prisons en Belgique pose question sur le processus d’évaluation, selon l’étude de la criminologue Patricia Naftali, La prison vaut-elle le coût ? (2017, ULB) :  » Souvent, les pouvoirs publics ne prennent pas le temps d’élaborer un programme d’évaluation des performances de peur de retarder la construction ou la gestion d’un établissement.  » Cette thèse se confirme pour les maisons de transition. L’arrêté royal fixant les normes pour les deux projets pilotes d’un an ne contient qu’une phrase à ce sujet :  » Si l’évaluation est positive, l’objectif est d’étendre le projet à cent places à travers le pays.  » Nulle part, il n’est précisé les circonstances exactes de cette évaluation.

Même si aucune procédure n’est prévue par la loi, le directeur général de l’administration pénitentiaire Rudy Van De Voorde tente de rassurer :  » Nous allons procéder à l’évaluation des projets avec l’administration, l’exploitant, les membres du jury et toutes les personnes concernées. Tous les critères pris en compte par le jury pourront être utilisés.  » Vu que l’administration refuse de divulguer les raisons exactes de l’attribution du marché à G4S, acceptera-t-elle de divulguer les critères qui mèneront à une éventuelle reconduction des maisons de transition ?

Ce qui est sûr, c’est que si les projets sont évalués positivement, G4S sera en pole position face à ses concurrents. Selon le professeur de criminologie Paul Ponsaers (UGent), cela fait partie du plan :  » Le secteur de la sécurité privée essaie de percer dans des domaines qui étaient auparavant exploités par l’Etat ou les asbl. Ces entreprises ne doivent pas directement engendrer du profit. Elles essaient surtout d’occuper le terrain et de l’organiser de manière telle que personne d’autre ne puisse le reprendre.  »

Par Ruben Brugnera et Aubry Touriel.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles et du Vlaams-Nederlandse Journalistenbeurs.

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