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Les jeunes sont-ils vraiment plus individualistes ?

Muriel Lefevre

Depuis l’arrivée de la seconde vague, on pointe souvent du doigt les jeunes. On leur reproche d’être égoïstes et irresponsables. Mais sont-ils vraiment plus individualistes et est-ce de leur faute ? On répond à la question avec Olivier Luminet, professeur de psychologie à l’UCLouvain.

Dès le 26 octobre, levif.be entame une opération visant à répondre à vos interrogations sur le covid. Aujourd’hui nous répondons une question sur l’individualisme chez les jeunes :

Cette crise nous montre à quel point l’individualisme et l’égoïsme d’une partie de la population, en particulier parmi les plus jeunes, sont problématiques. Certes, il ne faut pas jeter la pierre aux jeunes dans leur ensemble (j’en suis moi-même un, et pourtant je respecte à la lettre toutes les mesures sanitaires, y compris, lorsqu’elle était d’application, cette fameuse « bulle de cinq »), mais selon moi, cet individualisme de plus en plus poussé est un problème qu’il est de plus en plus urgent de résoudre. Question : comment faire, à long terme, pour lutter contre cet individualisme nocif, en particulier chez les plus jeunes ?

L’individualisme est lié à des mécanismes psychologiques qui se mettent en branle dès la naissance. On commence tous dans la vie avec un individualisme extrême avant de passer par toute sorte d’étapes et de facultés qui vont se développer et aboutir à un esprit plus collectif. Mais cela prend du temps, beaucoup de temps.

« On considère que le comportement émotionnel complet n’est atteint que vers 12 ans. On part ainsi d’un égoïsme total chez le jeune enfant vers une considération des autres au début de l’adolescence. Puis, durant tout l’âge adulte, soit entre 20 et 90 ans, il y a cette évolution progressive d’une plus grande ouverture aux autres et une meilleure prise en compte de ces derniers. Mais en réalité, entre 20 et 50 ans, on reste à un même degré d’individualisme. Ce n’est qu’après, lorsqu’on approche de la pension, qu’on a tendance à être plus altruiste. Dès ce moment, on vise davantage l’harmonie. On se montre dès lors plus compréhensif et clément envers les autres. On va aussi moins en vouloir à nos congénères et mieux comprendre leur point de vue. Chez les plus jeunes, on a aussi moins peur du conflit. On pourrait arguer que la crainte des conflits peut aussi avoir un côté utilitariste, puisqu’en vieillissant on a un peu plus besoin des autres, mais ce n’est qu’un des aspects.

Des études sur la mémoire ont en effet montré qu’en vieillissant, on avait tendance à ne retenir que les bonnes choses. Globalement et chez la majorité, on a donc tendance à voir les choses avec plus d’optimisme en prenant de l’âge. On appelle ça le biais positif. Par exemple, alors qu’on est souvent en moins bonne santé, les personnes âgées ont davantage tendance à se dire épanouies et satisfaites. A cet âge, on sélectionne mieux les choses et on développe une capacité à oublier les choses négatives. Les plus jeunes, par contre, ont tendance à mieux se rappeler les aspects négatifs de leur existence et donc à être moins heureux. Les « jeunes » (soit entre 20 et 50 ans) auront du même coup plus tendance à la négativité et à être auto-centré. Chez les adolescents et les jeunes adultes, l’individualisme est cependant encore plus élevé et cela rend les choses encore plus difficiles pour eux. Appliquer concrètement les contraignantes règles de sécurité est plus compliqué, car ils ont naturellement tendance à plus penser à leurs désirs personnels qu’à l’intérêt collectif. C’est des mécanismes généraux qu’on observe dans toute la population.

L’individualisme est-il forcément un défaut ?

Pas en soi. En réalité, tout est relatif. Cela dépend dans quel environnement on se trouve. Il est ainsi nécessaire d’avoir un certain niveau d’individualisme pour certaines activités ou professions. Tout le monde ne doit pas tout le temps être empathique. On a tous besoin d’être un peu individualistes, ne fût-ce que pour exister en tant qu’individu face à la masse. D’ailleurs trop penser aux autres n’est pas bon non plus. Toute une série d’études montre que trop d’altruisme ou être trop empathique peuvent être un véritable danger pour sa santé mentale et physique et cela montre bien qu’il faut un équilibre entre les deux. Trop d’altruisme peut avoir un phénomène d’éponge et peut nous faire souffrir par ce biais. On oublie aussi nos propres aspirations, ce qui est aussi mauvais pour l’équilibre mental. L’individualisme est aussi une façon de se protéger du monde qui nous entoure.

Que faire contre l’individualisme exacerbé ?

On peut faire prendre conscience aux gens, et même aux jeunes, qu’il y a un bien commun à atteindre pour la population. Et qu’en aidant les personnes plus faibles et le personnel soignant, on a tous à y gagner. Même ceux qui ne visent que leur intérêt immédiat doivent être conscients qu’au plus ils participent, au plus vite on revient à une situation normale. Que ce n’est que si tout le monde s’y met qu’on viendra à plus de liberté. A deux doigts d’un reconfinement, les gens comprendront très vite tout ce qu’ils ont perdu, mais aussi que les efforts du premier confinement avaient, malgré tout, été fructueux.

Par ailleurs, on constate en ce moment un penchant vers plus d’altruisme. Attention, ça ne veut pas dire que tout le monde le fait, mais quand même: la majorité des gens vont vers plus de solidarité. Par exemple, ces bénévoles, même ceux qui ont de grosses difficultés financières, qui essayent de retrouver du sens en offrant leur aide dans les hôpitaux. Plutôt que de rester à ne rien faire, cela leur donne un sentiment d’utilité et c’est très satisfaisant au niveau psychologique.

Paradoxalement, la situation actuelle, justement parce qu’elle est difficile, peut aussi nous aider. On a remarqué que quand on sort de périodes troubles ou d’adversité, les gens ont tendance à être plus généreux et plus ouverts. Pratiquement personne ne peut dire qu’il vit mieux qu’il y a un an. Tout le monde est frappé par cette même adversité. Or, normalement, quand on a souffert pour quelque chose, on se dit que, si on s’en sort, on va être plus ouvert aux autres et moins égoïste. Ainsi, au lendemain de périodes de guerre, on a pu observer des élans très forts d’optimisme, de générosité et de solidarité. On pourrait donc, après la pandémie, tout à fait se retrouver dans un monde meilleur.

Que faire pour motiver spécifiquement les jeunes ?

C’est ce groupe qui a le plus de mal à changer ses habitudes. Pour des raisons liées au développement psychique de l’individualisme, mais aussi parce qu’ils doivent plus que les autres groupes changer radicalement leur mode de vie. Les personnes plus âgées ont une vie sociale principalement axée autour du week-end, les étudiants ont une vie sociale toute la semaine. Et donc le niveau de changement que cela requiert est beaucoup plus important pour ces derniers et donc aussi plus difficile. C’est aussi pour cela que certains n’y arrivent pas. Ce n’est donc pas que de la mauvaise volonté. Pour eux, le sacrifice est d’autant plus grand. C’est une chose qu’il faut savoir reconnaître. Il faut aussi les encourager quand les jeunes font leur possible. On doit leur montrer qu’on est reconnaissant, car on sait que c’est remarquable. Plutôt que pointer ceux qui n’y arrivent pas, on ferait mieux de mettre en évidence ceux qui y arrivent.

Un autre axe est la création de modèles sociaux. On sait que les jeunes sont plus influencés par des gens de leur âge qui bénéficient d’une certaine notoriété. Si eux s’engagent à montrer le bon exemple, cela pourrait changer la donne. A cet âge-là, on va plus facilement suivre le groupe et pas nécessairement suivre ses inclinaisons propres. On ne veut surtout pas être exclu du groupe. Les jeunes vont dès lors souvent imiter le mouvement général de rigueur dans leur tranche d’âge. Et rien n’empêche que le mouvement général soit le respect des mesures.

La réponse à la question est donc:

Oui les jeunes sont, au niveau global, plus individualistes. Ce n’est donc pas qu’une impression. Par contre, ils n’y peuvent pas grand-chose, puisque c’est dû à l’évolution psychologique naturelle des individus. En réalité, ce n’est qu’à partir de soixante ans que l’on devient plus altruiste grâce à des mécanismes complexes liés à la mémoire. On notera également que si les jeunes ont plus de mal à suivre les règles, c’est aussi parce que cela leur demande beaucoup plus de sacrifices dans les faits. Ils doivent en effet chambouler leur quotidien et modifier nombre de leurs habitudes. Bien plus que des personnes plus âgées qui ont une vie sociale moins changeante. Plutôt que pointer du doigt ceux qui n’y arrivent pas, il serait plus judicieux de féliciter ceux qui se tiennent aux règles. Enfin, pour convaincre les jeunes, l’idéal serait de créer un effet de groupe qui encouragerait à suivre les mesures. Notamment à travers des modèles sociaux comme des jeunes qui jouissent d’une certaine notoriété.

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