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Les étranges collaborateurs de Joëlle Milquet

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Dans l’entourage plus ou moins proche de la ministre de l’Intérieur, on jase sur l’arrivée d’une petite dizaine de collaborateurs bruxellois, issus de l’immigration et actifs dans la politique locale. Pour partir à l’assaut de communes ciblées de la capitale ? Illégal ? « Absurde ! » se défend la candidate CDH.

Le 25 mai prochain, la ministre de l’Intérieur et de l’Egalité des chances sera tête de liste pour le CDH, dans la capitale, alors qu’on l’attendait plutôt dans la bataille pour la Chambre, aux côtés de ses collègues du gouvernement fédéral. Au-delà de l’effet de surprise bien orchestré par la rue des Deux Eglises, ce choix stratégique montre à quel point le scrutin de 2014 est crucial pour le parti humaniste, surtout dans les Régions, où il s’agit de parvenir à arracher la troisième place.

Un pari guère évident, particulièrement à Bruxelles, tant cette troisième marche du podium y est disputée par le CDH, le FDF et Ecolo. Les humanistes ne brillent d’ailleurs pas dans les derniers sondages, qui leur attribuent à peine 10 % des intentions de vote. Envoyer une locomotive électorale comme Joëlle Milquet (23 487 voix en 2009) au charbon bruxellois était devenu une évidence. Encore faut-il que celle-ci cartonne à nouveau pour offrir 3 voire 4 sièges à son parti. La ministre fédérale devra convaincre les électeurs de son réel intérêt pour Bruxelles, car, après avoir été élue à l’échelon régional, elle pourrait très bien retrouver une place au… fédéral. Rien ne l’en empêche. D’ailleurs, sa vocation régionale laisse sceptique, même au sein de son parti.

La candidate CDH devra aussi composer avec le montant des dépenses autorisé pour le scrutin de 2014. Un montant fixé par parti en fonction de son dernier résultat électoral, selon la loi de 1989 (revue en 1994) sur les dépenses électorales. Soit pour les 12 humanistes francophones élus en 2009 à Bruxelles, la somme maximum de 225 108 euros. Ce qui est beaucoup plus que le FDF, « victime » de sa scission avec le MR, mais un tiers en moins qu’Ecolo (17 élus).

Des collaborateurs d’origine marocaine, turque ou congolaise

Dans ce contexte, on s’étonne de l’arrivée récente, plus précisément depuis les mois d’octobre et novembre derniers, de nouveaux collaborateurs au sein du cabinet de l’Intérieur et de l’Egalité des chances, au 2, rue de la Loi. Il y en aurait huit au total. Tous sont bruxellois et d’origine marocaine, turque ou congolaise. Pour la majorité d’entre eux, il s’agit d’élus communaux (échevins ou conseillers) à Bruxelles-Ville, Anderlecht, Molenbeek et Saint-Josse-ten-Noode. Ils ont été engagés au ministère Milquet comme conseiller ou comme collaborateur, à plein-temps ou à temps partiel, voire très partiel. Certains ont une adresse e-mail officielle du cabinet, d’autres pas.

Parmi ces nouveaux venus : – Loubna Azghoud, engagée à plein temps, débauchée du cabinet de Céline Frémault (CDH), ministre bruxelloise de l’Economie, où elle était jusqu’il y a peu responsable des relations publiques. Elle a été nommée, en novembre, chef de cabinet-adjoint de Milquet. Aux élections communales de 2012, cette diplômée en sciences politiques était 23e sur la liste CDH, à Bruxelles-Ville. – Mariem Bouselmati, de Molenbeek, engagée à mi-temps. Cette politicienne belge de 47 ans, d’origine marocaine, est une habituée des défections : élue à Molenbeek, en 1994, sur la liste Ecolo, elle est ensuite passée au MR, puis au PS. La voilà aujourd’hui au CDH. Elle a récemment signé, avec sa soeur Mina, une étude sociologique sur la femme musulmane, réalisée dans différentes mosquées de la capitale. – Sofia Bennani, 28 ans, d’origine marocaine. Engagée à un cinquième temps. Cette comptable de formation est devenue, à l’issue du scrutin de 2012, l’échevine « surprise » du CDH à Anderlecht, où elle s’occupe des Sports et de la Solidarité internationale. – El Houssien Ghallada, 38 ans, agent pénitentiaire, de Cureghem. Engagé à plein temps. Egalement candidat CDH à Anderlecht, il y a deux ans. Logiquement, c’est lui qui, par le nombre de voix récoltées, aurait dû recevoir l’échevinat des Sports, mais Bennani lui a été préférée. Sur son profil Facebook, il est renseigné comme « conseiller politique à la Région de Bruxelles-Capitale ». – Mustafa Alperen Özdemir, Belge d’origine turque. Engagé pour un cinquième temps. Candidat CDH, il a été élu au conseil communal de Saint-Josse-ten-Noode en 2012. Il est le frère de Mahinour Özdemir, la députée bruxelloise CDH célèbre pour avoir prêté serment voilée en 2009. La famille Özdemir est proche du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan qui a personnellement assisté à la fête de mariage de Mahinour, en Turquie, en 2010. A cette liste de nouveaux collaborateurs, on peut ajouter Mimoun El H., engagé un cinquième temps, que nous laissons anonyme car nous ne lui connaissons pas de vie publique à l’instar des autres.

Tous ces engagements, à six mois des élections, sont surprenants, surtout au vu des activités électorales des intéressés et de leur répartition géographique à Bruxelles. De très bonnes sources nous affirment que ces collaborateurs auraient été engagés uniquement pour préparer la campagne de Joëlle Milquet dans des communes de Bruxelles où la population issue de l’immigration est fort présente. Ce qui est évidemment contraire, si c’est avéré, à la législation sur les dépenses électorales. Cela ne serait pas sans rappeler l’affaire Anne-Marie Lizin et les tracts distribués par le personnel communal de Huy. En avril 2007, avant les élections législatives, la Commission de contrôle sur les dépenses électorales a d’ailleurs rappelé explicitement, à la Chambre, que « les candidats ne peuvent mener aucune campagne électorale avec l’aide de cabinets ministériels, d’institutions et d’administrations fédérales », etc.

Toujours selon nos sources, les nouveaux collaborateurs du 2, rue de la Loi seraient notamment chargés d’organiser ou de repérer, d’ici au mois de mai, des événements où la candidate Milquet pourrait rencontrer un maximum d’électeurs potentiels d’origine marocaine, turque, congolaise… D’ailleurs, la grande soirée au Concert Noble (à Bruxelles) qui, le 21 janvier, célébrait les 50 ans de l’immigration turque, en présence de Joëlle Milquet et de Recep Erdogan, aurait été orchestrée par Mustafa Özdemir, au sein du cabinet. Ce serait également au cabinet que les invitations ont été préparées.

Une organisation et des invitations qui ont titillé la députée Zoé Genot. Au Parlement fédéral, le 28 janvier, l’Ecolo a demandé à la ministre qui avait piloté l’événement. Joëlle Milquet a évoqué la plate-forme baptisée « Les 50 ans » qui regroupe les associations turques, flamandes et francophones. Toutes les associations n’étaient pas de la fête… C’est le cas de l’importante ASBL Eyad – La Maison de Turquie. « Nous n’avons même pas été invités », confirme son président Ugur Caliskan.

Zoé Genot a aussi interrogé Milquet sur le financement de la soirée. Selon la ministre, l’événement du 21 janvier a été financé sur fonds propres et via un subside (20 000 euros) accordé par le cabinet. Comment expliquer alors la présence très visible, sur les cartons d’invitation, du logo du Centre pour l’égalité des chances, alors que celui-ci n’a pas financé le projet ? « Tout cela paraît très flou, nous confie la députée Ecolo. Cette soirée ressemblait plus à un baroud électoral qu’à une célébration entre Turcs et Belges. Il y a clairement une récupération. »

Joëlle Milquet réagit

Au cabinet Milquet, on s’offusque de ces accusations. « C’est à la limite de la calomnie et c’est surtout stigmatisant pour les collaborateurs concernés, réagit la ministre CDH qui cache mal son énervement. Je ne regarde pas les origines mais la compétence des gens avant d’engager qui que ce soit. J’ai aussi récemment recruté deux belgo-Belges. Ce genre de médisance ne peut venir que de personnes malintentionnées. Si certains veulent faire une campagne de ce genre-là, allons-y ! »

Quand on lui fait remarquer les similitudes dans le profil des nouveaux collaborateurs, à six mois des élections, Joëlle Milquet s’exclame : « J’aurais engagé ces gens pour ma campagne à Bruxelles ? C’est absurde ! J’espère que vous enquêterez dans les cabinets des autres partis. Pensez-vous que Laurette Onkelinx n’a jamais embauché un conseiller communal dans son équipe ? Et dans les ministères MR ? Oui, j’ai des élus communaux dans mon cabinet, mais cela n’a rien à voir. J’en ai très peu, d’ailleurs. Pour tout vous dire, dans mon équipe, moins de 25 % des collaborateurs ont la carte du CDH. » Une proportion qui – remarquons au passage – est sensiblement différente pour les nouveaux engagés susmentionnés qui, eux, appartiennent au CDH.

La ministre assure que ces recrutements correspondent à des remplacements de personnes qui sont parties pour différentes raisons. Ainsi, Loubna Azghoud est arrivée le 4 novembre suite au départ du chef de cabinet Philippe Donnay, en congé de maladie depuis cet été, dont on a mis fin au contrat en octobre. Ce qui a entraîné des changements de postes en chaîne. Officiellement, Azghoud s’occupe de la coordination (supervision de l’agenda, des discours, etc.) ainsi que du secrétariat particulier de la ministre. Idem pour Mariem Bouselmati et Sofia Bennani qui, chacune avec leur temps partiels, remplacent la conseillière Inès de Biolley pour les dossiers « égalité homme-femme ». Pourquoi deux temps partiels ? « Il n’est pas évident de trouver un temps-plein de cette compétence pour une période de six mois », justifie Milquet.

Özdemir, lui, ne remplace personne. Il est venu renforcer la cellule Egalité des chances, en octobre, pour les dossiers « diversité » et les dossiers turcs en cette année de célébration des 50 ans de l’immigration, selon la ministre. Lorsque nous l’avons eu au téléphone, l’intéressé a pourtant eu du mal à expliquer avec précision de quels dossiers il s’occupe. Quant à la fête du 21 janvier au Concert Noble, il assure n’avoir fourni qu’une « aide logistique » à la plate-forme « Les 50 ans ». Il nie, par ailleurs, que les invitations aient été préparées au ministère. Bref, ce doctorant en sciences politiques n’y travaille qu’un jour par semaine. « Cela permet de rester dans l’enveloppe budgétaire du cabinet, certifie Joëlle Milquet. Nous sommes même en deçà. Car les salaires de ceux qui sont partis étaient plus importants. »

Enfin, arrivés en novembre, Ghallada et El H. remplacent l’un des trois chauffeurs qui a quitté le ministère. « Le premier est détaché du SPF Justice puisqu’il est agent pénitentiaire, le second est agent de sécurité à la SNCB et est là pour remplacer les chauffeurs qui sont en récup’, explique Joëlle Milquet. De par leur profession, ils peuvent me protéger. Je vais dans tous les quartiers. J’ai tout de même eu des menaces en tant que ministre de l’Intérieur… » Etonnant : El Houssien Ghallada dispose d’une adresse mail et de cartes de visite du cabinet. Ce qui n’est pas fréquent pour un chauffeur ministériel.

Voilà pour les explications de la ministre. L’engagement de ces nouveaux collaborateurs n’en fait pas moins jaser de plus en plus de monde au sein de l’administration de Milquet et même dans d’autres cabinets CDH. « C’est incroyable, se défend la ministre. On n’a jamais rien pu me reprocher en la matière et je suis ministre depuis longtemps ! Si vous pensez que je vais préparer les élections à partir de mon cabinet, vous vous trompez. Je ne l’ai jamais fait. Nous travaillons à partir du parti national pour cela. » La campagne s’annonce rude.

Par Thierry Denoël

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