Albert Algoud devant la fresque de la gare Bruxelles-Midi. Les interprétations psychanalytiques des aventures de Tintin l'exaspèrent, avoue-t-il. © DR

Les derniers secrets de Tintin

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Admirateur de l’oeuvre d’Hergé et humoriste iconoclaste, Albert Algoud publie un Dictionnaire amoureux de Tintin qui allie érudition et fantaisie. Un exercice débridé qui surprendra même les tintinophiles.

Voilà un ouvrage sur l’oeuvre d’Hergé qui donne envie, chaque fois qu’on le referme, d’ouvrir et de relire les aventures du petit reporter ! D’autant qu’aucune image tirée des albums n’illustre ce Dictionnaire amoureux de Tintin, somme de 800 pages. Un mauvais coup de Moulinsart, qui avait déjà refusé plus d’une fois à Albert Algoud le droit d’utiliser des vignettes dans ses livres consacrés au monde de Tintin ? Que nenni. L’auteur blacklisté et les détenteurs des droits de reproduction ont enterré la hache de guerre.  » Tout est apaisé, confie Algoud : j’ai reçu il y a peu une lettre touchante de Fanny Rodwell, la veuve d’Hergé. J’avais fait le premier pas en lui disant qu’il y a plus grave que les querelles de tintinophiles, notamment ce que je vis avec mon fils autiste.  »

Si ce dictionnaire ne contient aucune image issue des albums de Tintin, c’est tout simplement parce que le principe même de la collection est de limiter l’iconographie à quelques petits dessins signés Alain Bouldouyre. Les puristes et autres  » tintintégristes  » avanceront que, dépourvu de leurs icônes vénérées, un tel livre n’a pas de raison d’être.  » C’est oublier qu’aucune restriction picturale ne peut affecter notre mémoire affective, réplique Algoud. Il suffit de citer et de décrire n’importe quelle image des aventures de Tintin, et chaque fois le charme agit, le souvenir la restitue telle qu’en elle-même.  » Amateur éclairé de l’univers de Tintin, l’auteur est de ceux qui, depuis leur jeunesse, proclament  » ni Dieu ni maître, sauf Hergé !  »

La littérature autour des travaux du père de Tintin est considérable. On ne compte plus les lectures politiques, historiques, psychanalytiques, ésotériques… des albums. Algoud a donc un peu hésité quand on lui proposé d’écrire ce Dictionnaire amoureux. Comment surprendre encore le lecteur ?  » Malgré tout, je me suis lancé, et je me suis vite rendu compte que le monde d’Hergé est une poupée russe : il y a toujours une matriochka insoupçonnée sous celle qu’on a soulevée.  » Michel Serres, ami d’Hergé et premier philosophe à avoir fait de Tintin un objet de recherche, juge l’oeuvre  » inusable « . Algoud, lui, la considère  » inépuisable, à l’instar de celle d’autres grands artistes populaires du XXe siècle « . Sa seule crainte était, avoue-t-il, de  » tomber dans la redite « , après avoir publié, en trente ans, sept ouvrages sur Tintin et ses comparses.  » Mais je me suis vite pris au jeu, et j’ai fait de nouvelles découvertes.  »

Faute de place, l’auteur a dû renoncer à plusieurs entrées :  » J’aurais voulu évoquer le thème du tabac dans les albums, ou encore cerner la personnalité du docteur Müller, l’un des grands ennemis de Tintin, faux-monnayeur devenu agent secret et mercenaire.  » En revanche, Algoud n’hésite pas à aborder des thématiques sensibles, comme l’antisémitisme perceptible dans certaines cases de Tintin.  » A cet égard, l’épisode des Bijoux de la Castafiore où l’on voit Tintin ému par le sort des gitans montre qu’un retour sur soi est toujours possible, que la noblesse d’un homme consiste à comprendre ses aveuglements passés et à les dépasser. Il n’est pas extravagant de penser qu’en mettant en scène ces tziganes, Hergé a pensé aux Juifs que dans sa jeunesse son milieu intellectuel l’avait amené à honnir, jusqu’à les caricaturer d’abjecte façon.  »

EXTRAITS

Folie

Hergé en 1982, devant la statue en bronze de Tintin et Milou, oeuvre du sculpteur Nat Neujean.
Hergé en 1982, devant la statue en bronze de Tintin et Milou, oeuvre du sculpteur Nat Neujean.© BERNARD CHARLON/PHOTO NEWS

Les fous se manifestent constamment dans les aventures de Tintin. Quand j’étais enfant, le premier agité de la cafetière à m’avoir fait peur fut Philippulus le prophète […]. L’égyptologue Philémon Siclone m’impressionnait également. Avec le professeur Calys, Siclone, au nom très giratoire, est une préfiguration du professeur Tournesol, mais de la folie douce il passe vite à la démence homicide ! On notera là encore la syllepse, figure qui télescope sens propre et sens figuré et qu’affectionne Hergé. C’est après un choc ou une piqûre que certains personnages se retrouvent fous, ou, comme on le dit familièrement, complètement  » frappés  » ou  » piqués  » […].

Pour Tintin, qui demeure le seul personnage stable et cohérent parmi ces agités, le pire danger serait de perdre à son tour son identité en passant pour fou… La peur le tenaille de se retrouver enfermé dans un asile d’aliénés, comme c’est le cas dans Les Cigares du pharaon. Asile décrit sur plusieurs pages. Rattrapé après son évasion manquée, il se retrouve sanglé dans une camisole de force. Mais l’irrémédiable semble atteint quand Tintin, non seulement passe pour fou, mais en plus risque de le devenir vraiment ! C’est le cas lorsque Mitsuhirato lui inocule du radjaïdjha […].

Comment expliquer que le thème de la folie hante à ce point le monde de Tintin ? […]. L’Ile noire, l’album dans lequel le docteur Müller menace de rendre fou Tintin, fut publié en 1937, année où la mère d’Hergé fut temporairement internée dans un asile. Huit ans plus tard, en 1945, l’état d’Elisabeth Remi s’est considérablement aggravé. Les internements se suivent, parfois accompagnés d’électrochocs, sans effet sur le chaos mental dans lequel la malheureuse sombre de plus en plus […].

Trois ans auparavant, dans Les 7 Boules de cristal, Tintin se rend à la clinique où sont hospitalisés les membres de l’expédition Sanders-Hardmuth. Pris de convulsions impressionnantes, les sept malades, qui se tordent dans tous les sens, sont tous retenus à leur lit par une ceinture de contention. Cette scène est sans conteste une émouvante transposition des visites rendues par Hergé à sa mère, qu’il dut voir maintes fois en crise ou complètement égarée. Visites d’autant plus douloureuses qu’à défaut de soulager Elisabeth Remi la médecine ne pouvait même pas expliquer les causes de sa démence.  » … les sept malades entrent dans une sorte de transe inexplicable…  » […] Tintin quitte la clinique pensif et bouleversé. Il suffit de remplacer Tintin par Georges Remi pour comprendre combien ce fut douloureux pour celui-ci de voir sa mère sombrer chaque fois davantage dans la folie, sans rien pouvoir faire pour l’aider […].

Terrorisme

Après les attentats affreux qui frappèrent Bruxelles, Tintin fut mis en scène par de nombreux dessinateurs pour exprimer à la fois leur consternation et leur solidarité avec les Belges. Plus de trente ans après la mort d’Hergé, il est émouvant de voir Tintin incarner si intensément la Belgique – encore plus que ne pourrait le faire son roi ! – comme sur ce dessin ou les trois larmes versées par le reporter sont aux couleurs du drapeau belge ! L’universalité de Tintin, héros connu dans le monde entier, le ramène aujourd’hui à ses origines dont son créateur pourtant gomma les traces les plus visibles au fil des aventures et de leurs refontes. Alors que, devant tant d’abominable et ubuesque bêtise, nous restons sans voix, faire appel à l’image de Tintin était la réponse la plus digne qui soit. Et puis, cette violence aveugle qui semble sévir plus que jamais en ce début de XXIe siècle, voilà qui n’est pas nouveau, hélas, pour Tintin qui y fut maintes fois confronté… […].

Dans L’Oreille cassée, le colonel Diaz, dégradé au profit de Tintin qui a été nommé à sa place aide de camp du général Alcazar, bascule dans le terrorisme par dépit… […]. Au début de l’aventure syldave, le colis dont Tintin est le destinataire a été piégé. Les Dupondt, qui se sont permis de l’ouvrir, échappent de peu à la mort… […]. La tentative de détournement de la fusée lunaire par Boris Jorgen est un acte qui peut être qualifié de terroriste. L’avion qui ramène Tintin et Haddock, de Wadesdah à Beyrouth, dans Coke en stock, doit faire demi-tour à cause d’un moteur en feu. Après un atterrissage forcé, une bombe fait exploser ce qui reste de l’avion […].

J’ai révélé jadis dans L’Echo des Savanes que l’infâme Abdallah (NDLR :  » Concentré proche-oriental de Quick et Flupke, mais en beaucoup plus cruel « , note Algoud dans l’entrée consacrée au fils de l’émir Ben Kalish Ezab) était devenu un dangereux terroriste. Je redoute d’apprendre son implication dans les récents événements qui, récemment, frappèrent la France et la Belgique.

Tintin musulman ?

Dictionnaire amoureux de Tintin, par Albert Algoud, éd. Plon, 800 p.
Dictionnaire amoureux de Tintin, par Albert Algoud, éd. Plon, 800 p. © DR

Et si Tintin était musulman ? Eu égard à l’éducation catholique reçue par Hergé et compte tenu de l’influence considérable exercée sur lui par son mentor, l’abbé Wallez, la question ulcérera tous ceux pour qui le héros à la houppette ne peut être qu’un bon petit catholique dont l’esprit de charité et l’aspiration à la pureté confinent à la sainteté. Sans parler de ceux qui en font carrément un héros christique. Pourtant, je connais un imam salafiste (dont on comprendra que je ne donne ni son nom ni l’adresse de la mosquée où il exerce son ministère) qui a tenté de faire croire à certains de ses jeunes fidèles que Tintin s’était converti à l’islam.

On le sait, Tintin ne boit (presque) jamais d’alcool. Pour mon religieux, pas l’ombre d’un doute : ce n’est pas tant par hygiène de vie que parce qu’il obéit à un des préceptes de l’islam que Tintin affiche une telle sobriété… Et de rappeler l’épisode fameux du Crabe aux pinces d’or […]. Attablés avec le lieutenant Delcourt, Tintin et Haddock se voient proposer l’apéro, apporté aussitôt par un Touareg nommé Achmed. Tintin décline alors la proposition :  » Merci, lieutenant, je ne prends jamais d’alcool.  » […].

Dans les albums, ce n’est jamais Tintin qui offense les musulmans. Dans Coke en stock, avec Haddock, il libère les Africains retenus prisonniers dans les cales du Ramona et il veut les aider à se rendre à La Mecque. Seuls les Dupondt, à plusieurs reprises, ont un comportement sacrilège…

Dans Le Crabe aux pinces d’or, bien que vêtus d’un burnous, ils se font expulser de la mosquée où ils sont entrés sans se déchausser. Dans Tintin au pays de l’or noir, Dupont prétendant que les trois Bédouins qui sont en train de faire leur prière tournés vers La Mecque sont un mirage, botte l’arrière-train d’un de ces croyants, et un peu plus tard, endormi dans la Jeep qui poursuit sa route, le duo fait irruption, à l’heure de la prière, en défonçant le mur d’une des mosquées de Wadesdah.

Reste à savoir quand Tintin aurait pu se convertir à l’islam… Selon l’imam, ce fut lors de son escale à Port-Saïd, à la fin de l’année 1932…

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