Lors des dernières élections communales, il n'y avait que 22 % de femmes têtes de liste en Wallonie et 27 % à Bruxelles. © Pierre HAVRENNE/belgaimage

Les communales tournent mâle : quand la réalité du pouvoir local est encore très largement masculine

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Presque un an après les élections communales, Le Vif/L’Express a épluché tous les conseils wallons et bruxellois. Résultat : derrière les chiffres des scrutins locaux, la réalité du pouvoir local est encore très largement masculine, alors que les conseils communaux ne cessent de se féminiser.

Cette année, ça fait dix-sept ans. Presque deux décennies qu’une loi impose la parité politique et la présence d’un candidat de chaque sexe dans les trois premières places sur les listes fédérales. De multiples textes l’ont ensuite complétée, de celui de 2009 ordonnant l’alternance pour les deux premières places sur les listes régionales, à celui de 2018 qui rend obligatoire, à Bruxelles et en Wallonie, des listes communales et provinciales alternées. Trois lois plus tard, des progrès notables ont été accomplis. Ainsi, en 2019, la Chambre compte 42,7 % de députées, contre 39,3 % en 2014. A l’échelon régional, on dénombre 43,8 % d’élues au parlement bruxellois, contre 40,4 % en 2014, et 41,3 % au parlement de Wallonie, contre 40 % cinq ans plus tôt. Au cran en dessous, les femmes représentent 38,7 % et 48,8 % des élus au sein des conseils communaux wallons et bruxellois, contre respectivement 34,9 % et 41,5 % il y a six ans.

Mais les lois ne peuvent pas tout face aux réflexes machistes. Lesquels s’engouffrent dans la moindre brèche. Une radiographie des 281 communes wallonnes et bruxelloises, réalisée par Le Vif/L’Express, donne quelques frissons. Qui sont les patrons des municipalités ? A une écrasante majorité, des hommes. Qui a en charge les plus grands échevinats (finances, travaux, aménagement du territoire, mobilité) ? Des hommes, encore.  » On peut partager les places, sans partager le pouvoir « , commente Emilie Van Haute, présidente du département de science politique de l’ULB et chercheuse au Cevipol (Centre d’étude de la vie politique).

Julie Chantry, bourgmestre d'Ottignies-Louvain-la-Neuve.
Julie Chantry, bourgmestre d’Ottignies-Louvain-la-Neuve.© LAURIE DIEFFEMBACQ/belgaimage

Au casse-pipe

L’exemple le plus éloquent reste celui du poste de bourgmestre : en tout, en Wallonie, 18 % des mayeurs et 38,6 % des échevins sont des femmes. A Bruxelles, deux agglomérations, Molenbeek-Saint-Jean et Schaerbeek, sont dirigées par des femmes, dont l’une l’est devenue en cours de mandat, à l’occasion d’un retrait. On y recense presque 40 % d’échevines. Le tableau se noircit quand on sait qu’en sus, on retrouve un tandem mayeur-premier échevin dans 160 communes sur 281. Autrement formulé, plus de la moitié des communes sont gouvernées par un tandem exclusivement masculin, contre 13 tandems exclusivement féminins. Dans les communes dirigées par des hommes, les femmes ne sont premières échevines que dans 24,2 % des cas (68 communes sur 281). Lorsque les localités sont gérées par des femmes, le premier échevin est un homme dans près de 75 % des cas.  » Comme le montre ce constat, les femmes pratiquent plus facilement l’alternance « , note la chercheuse de l’ULB.

Les hommes cèdent plus volontiers la place aux femmes lorsque les enjeux de pouvoir s’amoindrissent.

Les communes, comme d’autres niveaux de pouvoir, semblent souffrir du  » syndrome de la crevette  » : en matière de parité, le corps est correct, mais c’est au niveau de la tête que ça coince.  » Il n’y avait que 22 % de femmes têtes de liste en Wallonie et 27 % à Bruxelles « , rappelle Cédric Istasse, historien et rédacteur en chef du Courrier hebdomadaire du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques).  » D’autant plus qu’on observe que les femmes sont plus souvent en première position là où les probabilités que le parti entre dans la majorité sont plus faibles « , avance encore Emilie Van Haute. En d’autres termes, la plupart de ces candidates vont au casse-pipe dans des bastions où leur parti n’a guère de chance d’emporter l’élection.

Les hommes cèdent également plus volontiers la place aux femmes lorsque les enjeux de pouvoir s’amoindrissent. Ainsi, c’est dans les plus petites communes que sont élues le plus de femmes bourgmestres. Près de la moitié (48 %) administrent une commune de moins de 10 000 habitants. Parmi les villes de 50 000 habitants et plus, seules cinq sont dirigées par une femme. Soit assez peu pour qu’on les nomme : deux socialistes, Catherine Moureaux pour Molenbeek-Saint-Jean et Muriel Targnion pour Verviers ; une Ecolo, Julie Chantry, à Ottignies-Louvain-la-Neuve ; une CDH, Brigitte Aubert, à Mouscron ; enfin, une DéFI, Cécile Jodogne, faisant fonction à Schaerbeek.

En Wallonie, le décret sur le décumul – seuls 25 % des députés peuvent cumuler un mandat parlementaire et un mandat exécutif local – devrait produire bientôt ses effets. Les calculs ne sont pas encore définitifs, mais un député sur cinq devra choisir. Et ? Emilie Van Haute s’en réjouit, qui voit là un prochain renouvellement du personnel politique qui pourrait profiter aux femmes.

Il ne suffit pas d’être élue

Reste à voir si les femmes ne demeureront pas cantonnées à des postes  » mineurs « . Le nombre de femmes n’est pas tout et être élue ne suffit pas pour exercer réellement le pouvoir. Au- delà de la  » parité quantitative « , il faut se concentrer sur la  » parité qualitative « . Le constat est sans appel : la répartition du travail exécutif au sein des conseils demeure très largement stéréotypée ( voir le tableau page précédente).  » Dans les années 1960, les femmes sont entrées en politique par ces matières dites féminines « , pose Cédric Istasse. Les ont-elles exigées ou les a-t-on cantonnées sciemment à ces domaines ? L’historien relève qu’à l’époque, déléguer ces mandats aux femmes semblait logique :  » Les hommes n’y tenaient pas et les femmes se sont peut-être senties plus à l’aise, plus expérimentées et plus légitimes dans ces matières… C’est le résultat d’une conjonction de facteurs.  »

Une observation qui demeure incroyablement prégnante. En dehors du sport, portefeuille moins bien coté mais quasi exclusivement masculin, la plupart des attributions les plus élevées dans la hiérarchie municipale sont massivement accaparées par des hommes : les travaux, les finances, la mobilité, les marchés publics et l’urbanisme reviennent respectivement à 88, 82, 75, 74 et 73 % aux messieurs. Ils représentent les plus gros budgets du bloc local : les hommes tiennent par conséquent les cordons de la bourse. A l’inverse, les mandats les moins convoités échoient très majoritairement à des femmes. Ils sont aussi le plus souvent associés, dans les représentations communes, à la féminité : l’enfance/la petite enfance/la famille, l’égalité des chances/l’égalité des genres, les aînés/la personne handicapée reviennent respectivement à 73, 65 et 65 % aux dames. Cette distribution, presque surréaliste, s’accentue encore quand la taille de la commune – et donc le prestige de la fonction mayorale – augmente.

Les communales tournent mâle : quand la réalité du pouvoir local est encore très largement masculine

Des compétences échevinales tendent, en revanche, à s’égaliser, comme la culture, la présidence du CPAS, la jeunesse et l’enseignement. Une nuance, cependant, avec l’éducation, un département confié à des femmes dans 53,5 % des communes : s’il est synonyme de gros budget, il laisse, de fait, peu de marges de manoeuvre (l’enveloppe étant consacrée aux salaires et à l’entretien des bâtiments scolaires). Selon Cédric Istasse,  » il faut se rappeler le niveau de pouvoir. Il s’agit essentiellement d’écoles maternelles et primaires. Le même raisonnement ne peut pas être tenu en ce qui concerne l’enseignement supérieur, par exemple « .

Enfin, il faut aussi examiner la situation à tous les échelons, notamment à celui des cadres locaux, fonctions clés de l’organe politique local. Il y a d’abord le plus haut grade communal, le directeur général (ex-secrétaire communal), et dont on dit qu’il est parfois le  » vrai mayeur « . A ce poste, la proportion de femmes s’élève à 44, 8 %. Autre position à responsabilités, celle de directeur financier (ex-receveur communal), occupée par 39,5 % de femmes. De meilleurs chiffres qui font dire à Cédric Istasse :  » Mais, là, le politique n’a pas mis son nez, et, là, on peut parler d’une procédure plus objective.  » De fait, dans ces fonctions dirigeantes, les femmes font carrière elles-mêmes.  » Elles évitent deux fourches caudines : d’abord, le filtre des partis politiques, qui demeurent des appareils très masculins, et celui des électeurs et des électrices, qui votent peu pour des femmes.  »

A ce jour, peu de solutions sont réellement évoquées pour encourager une parité réelle. Pas d’obligation de quotas de femmes têtes de liste, par exemple. Ni de faire élire non pas une mais deux personnes, impérativement un ticket homme-femme, qui se partageraient le mandat. Pour Emilie Van Haute, les règles institutionnelles ne cassent pas un état d’esprit.  » Ce qui est privilégié, c’est de sensibiliser les partis politiques, de travailler avec les personnels et les cadres locaux, mais aussi avec les nouvelles élues pour qu’elles soient plus à l’aise dans leurs nouvelles compétences. Ces lieux de formation et de sensibilisation sont des lieux propices où faire éclore les consciences et les vocations.  »

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