© ANTHONY DEHEZ

« Les autrices sont enfin mises en valeur », le portrait de Tiffanie Vande Ghinste, autrice de bande dessinée

Il y a cinq ans, Tiffanie Vande Ghinste réalise son rêve en devenant autrice de bande dessinée. Dans sa dernière oeuvre, elle raconte avec émotion les joies et les coups durs qu’elle a vécus lorsque ses parents ont décidé de devenir famille d’accueil.

Soledad et Noa (1) sont entrées dans sa vie quand Tiffanie Vande Ghinste avait une douzaine d’années. Sa mère et son père, épanouis dans leur rôle, venaient alors de décider de faire passer leur tribu, dont Tiffanie était l’aînée, de quatre à six enfants. Mais pas de façon biologique. « Ils estimaient que soutenir et aider des enfants qui avaient vraiment besoin d’une famille faisait davantage sens », précise la jeune femme. Yannick et Christophe sont donc devenus parents d’accueil. Pas d’adoption, puisqu’ils n’endossaient pas le rôle de référents légaux, mais parents quand même.

Sa plus grosse claque: « Le retour de Soledad dans sa famille biologique. Ça n’a duré que quelques jours, mais c’était violent à vivre. »

Les Vande Ghinste, depuis leur domicile d’Hennuyères, près de Braine-le-Comte, ont dû entreprendre près d’un an et demi de démarches administratives fastidieuses avant de rencontrer Soledad, leur première fille d’accueil. « Lors des visites à la pouponnière, on assistait presque à une naissance… Non, c’était une naissance, tellement c’était émouvant de créer les premiers liens avec elle. » Souvent, quand la famille arrivait, Soledad jouait au fond de la pièce. Puis elle lâchait tout et rampait le plus vite possible à la rencontre de ses nouveaux proches. Elle savait très bien qu’ils venaient pour elle – idem pour Noa, un an plus tard – avec l’envie de lui offrir un avenir meilleur. Soledad avait été retirée à sa famille biologique, jugée dangereuse pour elle, et Noa délaissée dès sa naissance. « Des traces terribles et indélébiles » qui n’ont pas facilité leur arrivée à Hennuyères. « Moi, je suis tout de suite tombée amoureuse d’elles: c’était mes soeurs. Mais je compare l’abandon qu’elles ont vécu à un trou dans le coeur. Du coup, c’ était peut-être plus difficile pour elles de s’attacher à d’autres, de faire confiance. Elles ont eu besoin d’une longue période pour nous apprivoiser. » Une période pendant laquelle les parents ne cessent de répéter à leurs quatre premiers enfants que c’est avant tout à eux deux d’assumer leur choix. Impossible, pour Tiffanie. Impossible de ne pas s’impliquer à 100%, de ne pas s’occuper de ses nouvelles soeurs, de ne pas les changer – « j’adorais ça » – et de ne créer aucun lien. « Pourtant, c’était beaucoup plus compliqué de comprendre ce qu’elles ressentaient qu’ avec mes frères et soeur de sang, qui fonctionnent comme moi, qui sont nés de la même chair. L’éducation ne fait pas tout, il y a quand même une composante charnelle quand il s’agit de comprendre l’autre. » L’acclimatation se fera finalement avec le temps. Les deux nouvelles venues, qui n’ont qu’une année de différence, trouveront leurs marques dans la famille et prendront leurs quartiers dans la maison rénovée par Christophe.

Son mantra: « Pour désirer laisser des traces dans le monde, il faut en être solidaire » – Simone de Beauvoir

La vie d’avant

Quand Tiffanie a débuté ses cours de bande dessinée, elle avait 9 ans, l’habitude de griffonner des carnets entiers d’histoires en bulles – avant même de savoir écrire – et une passion pour les sorcières. « Ma mère ne pouvait pas se permettre d’ aller chez le médecin au moindre petit bobo d’un de ses enfants. Elle gérait beaucoup seule, avec ses potions et ses huiles essentielles: je la voyais un peu comme une guérisseuse. J’aimais ça, tout comme j’avais une fascination pour le personnage des sorcières, de Mélusine à la série des Démons d’Alexia ; leur anticonformisme, leur indépendance et leur magie. » Une magie que Tiffanie, elle, fera opérer… sur le plan capillaire. Elle est passée par « à peu près » toutes les coiffures possibles et imaginables et s’est toujours occupée seule de sa tignasse, qui a varié de la coupe « copiée des garçons » au mulet, en passant par la houppette de Tintin et le côté rasé.

Cette passion pour les cheveux n’en est pas restée là. « Je prends un énorme plaisir à les dessiner. Ça vole dans tous les sens et c’est très expressif, ça dit beaucoup de choses sur la personnalité. » Parce que si l’ado Tiffanie a approfondi son apprentissage de la créativité en faisant du théâtre et en tenant le micro dans divers groupes de ska et de jazz blues, elle a rapidement su que son avenir professionnel était dans la bande dessinée. Avec cette envie de raconter des histoires vivantes, plus que de se concentrer sur un dessin parfaitement académique. Celle, aussi, de tout connaître sur le 9e art et d’en apprendre un maximum de techniques. D’où sa décision d’étudier à l’institut Saint-Luc, à l’âge de 18 ans et durant trois ans. Une fois diplômée, ne se sentant pas suffisamment légitime pour lancer ses propres créations, elle travaille dans une librairie. Au rayon BD, cela va sans dire.

(Z+ Le Vif DIM)

L’adolescence

Soledad et Noa sont entrées dans l’adolescence quand Tiffanie vivait déjà loin du domicile familial. « L’indépendance fait partie des conséquences de l’accueil d’enfants dans une grande fratrie. On a tous été rapidement débrouillards: par exemple, je refusais que mes parents viennent me chercher où que ce soit. S’il fallait attendre un bus pendant deux heures, j’attendais deux heures. Je savais qu’ils avaient autre chose à faire… Du coup, je suis partie très tôt de la maison. Peut-être pour enlever un poids à mes parents. »

Tiffanie a toutefois vite réintégré le cocon lorsque la famille biologique de Soledad a introduit un recours en justice pour la récupérer. Un départ vécu de manière terriblement violente par son aînée, comme cela arrive souvent lorsque la question du rapport à la famille d’origine se pose et prend énormément de place. Sans que personne ne soit préparé à cela sur le plan psychologique. « J’ai eu l’impression que l’administration ne prenait pas en compte l’ aspect humain de notre accueil ni la stabilité émotionnelle de la principale intéressée. Mes parents demandaient de l’aide partout et, en réponse, on leur mettait des bâtons dans les roues. C’était très dur. »

Après quelques jours de retour « chez elle », Soledad a téléphoné aux Vande Ghinste: elle ne se sentait pas acceptée dans le noyau biologique recomposé. Avec l’accord du juge, pour éviter toute accusation de rapt, Yannick et Christophe sont allés la rechercher et l’ont ramenée à la maison. Plus à Hennuyères, mais à Matagne-la-Petite, dans la commune namuroise de Doische, où ils avaient emménagé quelque temps auparavant. « C’est un coin magnifique, vallonné et très boisé… C’est ma région préférée en Belgique! On était au milieu de nulle part, avec un seul voisin dans les parages. »

C’est notamment dans cette nature où elle a l’habitude de venir se ressourcer que Tiffanie va trouver la force, en 2014, de prendre une décision importante, après cinq années à bosser en librairie et alors qu’elle voit la trentaine poindre le bout de son nez: « Si je voulais un jour devenir autrice, il était temps de s’y mettre. » Elle a alors réfléchi à Dryades, l’histoire en bulles d’une libraire un peu lassée par son quotidien, qui rencontre Rudica avec qui elle décide d’apporter du bonheur aux gens, de décorer les rues de Bruxelles et de soigner leur entourage. Comme par hasard. « J’ai envoyé un dossier aux maisons d’édition, toutes ont refusé. Certaines disaient que c’ était chouette, mais trop éloigné de leur catalogue. » Persévérante, Tiffanie a peaufiné sa BD le week-end pendant cinq ans et a fini par séduire un éditeur. Elle s’est enfin sentie légitime.

L’âge adulte

Soledad et Noa sont aujourd’hui en passe d’entrer dans l’âge adulte, tandis que Tiffanie fait partie de cette vague d’autrices enfin mises en valeur dans un univers trop longtemps masculin. « Diglee et Pénélope Bagieu ont fait sauter des barrières quand elles ont rencontré le succès avec leurs bandes dessinées « pour femmes ». J’y ai vu une façon de faire passer un message: « Allez-y les filles, on s’en fout, on fait ce que l’on veut! » »

Dans la foulée, en 2016, il y a ce coup de gueule d’un collectif d’autrices à l’égard du célèbre festival de BD d’Angoulême, accusé de sexisme pour n’ avoir retenu aucune femme parmi les candidats en lice pour son Grand Prix. Un autre tournant dans le parcours de Tiffanie. « Depuis, les éditeurs, les festivals et les journalistes font un vrai effort pour rendre les femmes moins invisibles dans le milieu. C’est une différence énorme. Parce que le vivier était déjà là: les soeurs Anaële et Delphine Hermans, Elodie Shanta, Léonie Bischoff, qui a récemment gagné le Fauve – prix du public – à Angoulême, etc. On était là, il y avait déjà du monde, mais maintenant, on est mieux mises en valeur. C’est très positif. » Un contexte inspirant qui a mené la désormais Bruxelloise – elle habite Saint-Josse – à plancher sur un deuxième ouvrage, Déracinée. « Au départ, j’avais l’ envie de faire quelque chose d’assez documentaire sur les familles d’accueil pour expliquer comment ça se passe, avoir plusieurs points de vue, etc. Puis, quand j’ai vu le film Captain Fantastic (NDLR: l’histoire d’une famille anticonformiste installée dans la forêt), je me suis dit que je devais rester dans l’émotionnel. Je ne vois pas comment j’aurais pu raconter cette histoire autrement. » Sous couvert d’auto- fiction, Déracinée retrace un mois de difficultés, de crises et de joies d’une famille d’accueil. Plus que sur elle-même, Tiffanie Vande Ghinste centre son oeuvre sur des thématiques que son parcours permet de nourrir. « Quand je parle de moi, c’est parce que j’ai l’impression que ça apporte quelque chose au récit. Enfin je l’espère… »

(1) Des prénoms d’emprunt donnés par l’autrice à ses soeurs, par respect pour leur vie privée.

Ses dates clés

  • 2000. « Soledad débarque dans ma vie. Un an plus tard, c’est au tour de Noa. »
  • 2006. « J’entre à Saint-Luc en section BD. Je savais depuis l’âge de 9 ans que je voulais être autrice. »
  • 2015. « Je vis un mois dans une résidence d’artistes en Suisse pour peaufiner mon premier album, Dryades. »
  • 2021. « Déracinée (NDLR: éditions Boîte à Bulles, 128 p.) sort en avril. Il est sélectionné pour le Prix Atomium, Prix des Lycéens de Paris et le prix Petite Fureur. »
  • 2022. « Je publierai deux BD. L’une à propos d’une jeune femme qui effectue des travaux d’intérêt général au musée des Sciences naturelles, l’autre sur une septuagénaire qui veut partager un dernier orgasme. »

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