Carte blanche

Les 7 péchés capitaux de l’enseignement secondaire (carte blanche)

A cette heure – en vérité tragique – où les étudiants de 14 à 18 ans (dans le meilleur des cas, car il n’est pas rare qu’ils aient, en fait, entre 15 et 20 ans) vont passer officiellement et pour au moins deux mois, d’un enseignement présentiel à un enseignement hybride qui se déroulera pour partie en classe et pour partie à la maison, l’occasion serait fort belle de transformer cette contrainte en évolutions diverses et pérennes que beaucoup d’acteurs lucides de l’enseignement appellent de leurs voeux depuis des décennies ou ont déjà essayé tant bien que mal de mettre en place en passant pour des illuminés.

1. L’APPRENTISSAGE SALAMI

Ou l’art subtil de mettre beaucoup de choses sur la table pour donner l’impression qu’il y aurait réellement quelque chose à y manger.

J’ai personnellement eu jadis et plusieurs fois la chance et l’occasion d’animer les efforts d’une option français 6 heures avec des étudiants qui l’avaient vraiment choisie. Quand s’ajoutaient à ce travail collectif, les deux ou trois heures qu’ils étaient invités à prester chez eux pour lire, écrire et réfléchir, cela produisait pas loin de 10 heures de vraie recherche hebdomadaire avec, forcément, des résultats consistants.

On peut évidemment tenir le même raisonnement pour les mathématiques ou les sciences dites « fortes » et affirmer, sans trop s’avancer, qu’à partir de 10 heures de travail par semaine, un cours commence à exister et à laisser des traces durables

Inversement, les cours qui disposent de moins de temps d’enseignement et de travail personnel, laissent moins de traces – voire pas du tout – et le légitime souci d’offrir une formation vaste et générale à tout le monde en superposant des cours sans lien entre eux se traduit finalement par un patchwork sans aucune profondeur.

Le premier des défis de l’école de demain, c’est certainement de moins embrasser pour mieux étreindre vraiment.

De cesser de couper des rondelles de salami sous le nez des jeunes et de cuisiner vraiment des repas complets qui donnent envie et qui donnent faim.

2. L’ECOLE PRISON

Depuis plus de 25 ans, d’abord parce que j’y travaillais moi-même et ensuite parce que je suis resté lié d’amitié avec les professeurs et éducateurs qui y donnent tout ce qu’ils peuvent, j’observe, chaque matin, dès 8 heures, devant le local du Niveau, le va-et-vient des étudiants qui se pressent devant les valves du rez-de-chaussée, et poussent des cris de joie.Vous pourriez vous imaginer qu’ils consultent le menu du repas de midi ou l’annonce d’une activité qui les réjouirait particulièrement. Mais que nenni! Ce qu’ils viennent voir, ce qui constitue chaque jour le document le plus consulté de toute l’école, c’est la liste des professeurs absents pour la journée.Parfois ils dansent aussi…

Est-ce juste parce que les ados sont des glands absolus que rien n’intéresse en ce bas monde et qui préfèrent ne rien faire au fond d’une salle d’étude ou d’une cafétéria que de recevoir une formation que toute la société – à part eux? – juge cruciale?

Ou parce que cross en première et deuxième heure, test de géo en troisième heure (compétence 3), Chanson d’Automne en 4ème heure (compétence 2), compréhension à l’audition espagnole en 5ème heure (compétence 1), fourche en 6ème heure (compétence belote) et chambard en 7ème heure (parce que plus personne, même pas le prof, n’est encore assez frais pour travailler vraiment), ce quotidien-là ressassé à l’infini depuis la 1ère jusqu’à la 6ème, est juste inadapté à la façon dont un adolescent fonctionne et ne peut mener à aucun apprentissage enthousiaste et sérieux (tout au plus inculque-t-il et teste-t-il des capacités – souvent héroïques! – de soumission).

A ce sujet (car il n’y a pas de prospection possible sans un peu d’introspection rétrospective), je me souviens tout particulièrement de Henri Lambert, un honorable Père Jésuite que j’ai eu la chance de croiser en rhéto et qui, quand sur un sujet donné nos réactions étaient pauvres, voire indigentes, s’écriait:

– Messieurs, je vous invite à vous rendre immédiatement aux Chiroux et à ne remettre les pieds à ce cours que quand vous aurez vraiment quelque chose à y partager!

Certes, nous aurions pu nous faire renverser en chemin ou aller boire des godets dans le Carré plutôt que de fouiller les rayons d’une bibliothèque, mais on n’obtient rien sans jamais prendre un certain nombre de risques calculés et celui qui, à 18 ans, n’a jamais été mis devant sa responsabilité de chercher et de découvrir, en sera tout aussi incapable à 19.

Les 64% de jeunes qui ratent leur premier bac pourront d’ailleurs vous expliquer tout cela bien mieux que moi.

3. L’OBSESSION MALADIVE DE L’EVALUATION

Dans un nombre impressionnant d’écoles secondaires, on perd deux mois par an (décembre et juin), à évaluer les étudiants lors de sessions d’examens où les cours sont suspendus pour que chaque après-midi, chaque jeune puisse se donner l’illusion d’absorber en une demi journée ce sur quoi il a à peine travaillé le reste de l’année.En tout, cela fait un an de cours perdus.

Outre le nombre hallucinant d’échecs que cette machine infernale génère, outre que deux mois d’apprentissages sur 9 partent littéralement en fumée, outre qu’il n’y a jamais d’épreuves vraiment externes (celles que la Fédération présente comme telles doivent en réalité être « corrigées » et évaluées par l’enseignant.e qui a donné le cours), outre que cela favorise honteusement les fainéants dotés d’une bonne mémoire au détriment de ceux qui travaillent toute l’année, elle témoigne surtout du manque de souplesse et de créativité d’un système qui pourrait parfaitement organiser des « tests synthèses » toute l’année, valoriser en continu la progression de chaque élève… et lui fournir deux mois de plus chaque année pour travailler vraiment, voire remédier à ses difficultés de façon encadrée.

Et à tous ceux qui croient que, ce faisant, le secondaire ne préparerait pas les jeunes au supérieur où l’examen final est fondamental, je rappellerai juste le chiffre cinglant du paragraphe précédent: 2 jeunes sur 3 ratent leur première année dans l’enseignement supérieur (et ça coûte un pont!)

4. LA RIGIDITE CADAVERIQUE DE LA NOTION DE REUSSITE

Comme j’ai la chance de ne donner cours qu’aux « grands », c’est forcément une image globale que je reçois d’eux chaque année, en juin, aux divers Conseils de Classe où, bien souvent, ils finissent par être diplômés avec 6, 8 ou même 10 heures d’échec.L’honnêteté pousse évidemment à constater que ces réussites se révèlent fort partielles et nous renvoient à notre propre échec d’enseignants qui sommes payés pour les mener au savoir et à la réussite et qui n’y parvenons que très approximativement.

D’ailleurs, depuis que les nouvelles technologies permettent de consulter sur un écran les bulletins de ces jeunes gens depuis leur première année, ce constat a pris des contours plus précis, voire carrément effrayants: en fait, beaucoup de ces échecs que nous absolvons en pleurnichant sont, en réalité, présents depuis la 1ère ou la 2ème année (c’est flagrant dans les cours dits « à continuité » comme les langues modernes ou les mathématiques) de telle sorte que ces réussites – que nous croyons accorder par bienveillance – nous ne les distribuons en réalité que par impuissance.

Impuissance à avoir remédié aux problèmes dès qu’ils se posaient.

Impuissance à remettre sur la voie des jeunes qui ont d’abord pris le caniveau, puis le talus et qui ont perdu de vue ensuite la route pour toujours.

Impuissance aussi à valoriser ce qui est acquis et à insister inlassablement envers et contre tout sur ce qui ne l’est pas.

Il me semble, par exemple, hallucinant qu’un élève qui a raté en maths, en français et en anglais soit à peu près assuré de devoir recommencer l’entièreté de son année (et de resuivre les cours de morale, d’éducation physique, d’histoire, de géographie, de sciences et d’espagnol qu’il a déjà réussis) tandis que celui qui n’a raté « qu’en » français et en maths passera dans l’année supérieure avec des travaux de vacances ou des examens de passage et continuera presque toujours à y promener, l’âme en peine, les mêmes lacunes abyssales.

N’est-il pas temps (comme cela se pratique déjà avec succès dans l’enseignement supérieur), de valider à jamais ce qui est déjà réussi et de ne prévoir de « redoublements » que dans les cours où ils s’avèrent nécessaires (en redoublant nous-mêmes d’attention envers ces élèves en difficulté)?

Certes, le défi organisationnel serait de taille et les horairistes seraient plus que jamais nos héros.

Certes il faudrait sûrement engager du personnel que nous n’avons pas pour l’instant (beaucoup de jeunes enseignants se barrent au bout de quelques années, dégoûtés de l’ennui qu’ils ressentent, mais surtout de celui qu’ils inspirent).

Mais si nous voulons avoir devant nous un jour des adolescents fiers de ce qu’ils ont réussi et motivés à corriger ce qu’ils doivent améliorer, c’est à mon avis la seule solution.Cela coûterait, dans un premier temps, un peu plus de temps, d’organisation et d’argent, mais les milliards que nous économiserions en prescrivant moins de redoublements absurdes nous permettraient de dégager bien d’autres moyens et réduiraient aussi, très certainement, le taux de redoublement dans les différentes filières de l’enseignement supérieur.

5. DES CONDITIONS DE DETENTION AMELIORABLES

40 ans d’incurie et de sous-investissement public ont mené à la situation que nous connaissons tous aujourd’hui : un manque flagrant de bâtiments scolaires (dont chacun est forcément surpeuplé), d’équipements convenables (beaucoup d’écoles, par exemple, fournissent une connexion Internet à leurs professeurs, mais n’ont pas assez de bande passante pour en munir leurs étudiants – et puis d’ailleurs qu’en feraient-ils à part jouer à Fortnite sur leur Smartphone, n’est-ce pas?) et d’espaces de travail confortables (bibliothèques, médiathèques, salles d’études et de repos).

Non seulement ça ne donne à personne l’envie d’y venir chaque matin, puis d’y passer le reste de sa journée, mais cela produit clairement des effets délétères sur l’humeur des gens, sur leur concentration et sur l’efficacité de leurs apprentissages.J’avoue que, dans beaucoup de mes classes, aux moments où l’on travaille (compositions, analyses, synthèses), j’en suis venu non seulement à autoriser mes élèves à s’enfoncer des écouteurs dans les oreilles pour se laisser bercer par la musique apaisante de leur choix, mais je les supplie quasiment de le faire.

D’abord pour leur permettre de s’isoler un peu du voisin avec qui ils papotent toute la journée pour rendre leur captivité supportable, ensuite pour ne plus entendre les bruits du couloir ou des travaux dans la cour, et enfin pour rentrer en eux-mêmes, plonger dans les textes, bref, avoir une vie intérieure digne de ce nom.Car on ne peut rien apprendre sans vie intérieure.

6. L’ILLUSION RECONFORTANTE DE l’EXTRA-SCOLAIRE

Depuis des années, je vois autour de moi des paquets de collègues (dont je fais de moins en moins souvent partie, je l’avoue) mettre sur pied des tas de projets extrascolaires extrêmement pertinents et bien ficelés. Je les admire (d’un oeil humide – l’autre restant sec et bien ouvert!) et quand je parle avec eux (et avec les étudiants qui bénéficient de leur incroyable dévouement), je perçois toujours le même et louable objectif: rendre du sens à l’école. C’est tout mignon. Sauf que c’est en même temps un aveu pathétique: celui que, sans cela, elle n’en aurait guère …

Et si toutes ces activités cessaient d’être « extrascolaires » pour devenir ce qu’elles sont: l’école elle-même (du latin schola (« loisir studieux, leçon, lieu d’étude »), lui-même issu du grec ancien σχολ?, skhol? (« arrêt du travail »).

7. L’IMPOSTURE DES COURS DE LANGUES MODERNES

A mon âge, il est temps que je passe publiquement aux aveux (en espérant qu’on ne me coupe pas la tête): je suis professeur d’espagnol et je n’ai jamais appris à parler cette langue à personne.Certes au bout de deux ans, ils savent lire un texte, comprennent assez bien un journal télévisé et écrivent correctement des textes simples. Mais parler non.

Ou si peu… Sans doute un peu parce que je m’y prends mal et que je devrais davantage les pousser à échanger oralement au cours de l’heure sur quatre qui est prévue pour cela dans l’horaire (et qui permettrait à chacun.e de s’exprimer très exactement 5 minutes par semaine), mais aussi parce rien n’est prévu pour qu’au moins un mois dans leur vie, ces jeunes puissent se plonger vraiment et complètement dans une autre langue, une autre culture. Tant qu’il n’est pas possible d’arrêter tous les autres cours et d’organiser systématiquement de vrais stages de langue à l’étranger (15 jours par an par exemple), financés par la collectivité et encadrés par les professeurs, les francophones de Belgique resteront ce qu’ils ont toujours été: des monolingues acharnés ou des polyglottes patauds et ridicules. *

*Bref et à l’aube de mettre en place dans l’urgence un système hybride où les jeunes seront moins à l’école pour quelques mois, ne croyons pas naïvement – ou pour rassurer les parents-électeurs à bon compte – qu’il suffira de transposer sur des écrans ce qu’on faisait avant et comme on le faisait avant pour que Moïse soit sauvé des eaux. Si nous voulons vraiment relever le défi d’un avenir différent et meilleur, d’un enseignement secondaire performant et digne de ce nom, nous devons presque tout réinventer et le faire par nous-mêmes.

Benoit Lhoest

Plus que jamais Enseignant

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