© Thinkstock

Les 19 communes de Bruxelles, boucs émissaires idéals

Trop nombreuses et trop coûteuses, les communes bruxelloises ? Ces reproches récurrents ne sont pas sans arrière-pensées politiques. En partie fondés, ils ignorent toutefois le rôle essentiel du plus petit niveau de pouvoir dans le système démocratique

C’est peu dire que ses 19 communes sont inégales. Bruxelles-Ville est démesurément grande avec sa trentaine de kilomètres carrés de surface, ajoutés au territoire initial au fil de l’histoire. D’où ce profil qui ne ressemble à rien. Saint-Josse-ten-Noode, microscopique (1,1 kilomètre carré – est la plus pauvre du pays, et présente une densité de population dix fois supérieure à celle de Watermael-Boitsfort. A l’autre bout de l’échelle, sept communes bruxelloises affichent un indice de bien-être supérieur à la moyenne de 100. « Devant de telles divergences observées sur un territoire urbain exigu, une question s’impose : peut-on encore administrer le niveau communal de la façon dont on gère habituellement une commune en Belgique ? » interrogent les Prs Pascal Delwit (ULB) et Kris Deschouwer (VUB).

Le propos est utilement tombé dans l’oreille de certains responsables politiques ou économiques, alors que se poursuit le gigantesque marchandage entre Flamands et francophones en vue de constituer un nouveau gouvernement : sur la table des négociations, le délicat dossier de la gestion des 19 communes bruxelloises atterrit aussitôt. Ce n’est évidemment pas une première. Mais le contexte politique actuel est tellement tendu que le sujet pourrait, cette fois, ne pas prendre immédiatement le chemin des oubliettes.

L’homme qui a (re)mis le feu aux poudres, c’est Rudi Thomaes, administrateur délégué de la FEB (Fédération des entreprises de Belgique). Lorsqu’il y a quelques jours il lance un vibrant plaidoyer en faveur de la fusion des communes bruxelloises, il met les pieds dans le plat… avant de se taire dans toutes les langues sur le sujet, refroidi dans ses ardeurs par la réaction glaciale des employeurs bruxellois, d’abord surpris puis contrariés.

Sous sa proposition, en réalité, deux idées distinctes pointent : aux yeux de cet Anversois, les communes bruxelloises sont d’abord trop petites. En tout cas, elles n’ont pas la taille idéale pour être performantes. Ensuite, elles sont mal gérées, c’est-à-dire qu’elles coûtent cher, affirme-t-il, pour un service dont la qualité pourrait être améliorée.

Trop petites, vraiment ? En superficie, des communes urbaines ne peuvent évidemment rivaliser avec leurs homologues wallonnes ou flamandes. En 2000, elles affichaient en revanche une population moyenne de 51 500 habitants, contre 12 700 en Wallonie et 19 100 en Flandre. Le Brabant flamand, qui abrite à peu près la même population que celle de la Région bruxelloise, compte 65 communes, alors que la capitale n’en abrite que 19 ! « Que l’on pose la question de la taille idéale des communes, soit, s’emporte Joël Riguelle, bourgmestre (CDH) de Berchem-Sainte-Agathe. Mais alors, qu’on le fasse pour toutes, y compris dans le Limbourg ou le Luxembourg, et pas seulement pour Bruxelles. La question de l’efficacité doit se poser partout. »

Le tout est de garantir au citoyen une proximité que la commune est censée symboliser. « A la tête de 50 000 habitants, les élus communaux parviennent à connaître à peu près tous les acteurs clés de la localité et à être en contact avec eux. Ils restent abordables et sont au fait de la réalité du terrain », analyse Bernard Van Nuffel, conseiller communal Ecolo à Jette.

Ceux que l’on appelle les municipalistes ne cessent d’insister sur le rôle prépondérant des communes dans le système démocratique : les gens connaissent leur bourgmestre, pas les ministres de la Région bruxelloise, rappellent-ils. « A Bruxelles, le travail de proximité assure une très bonne cohésion sociale, souligne Didier Gosuin, bourgmestre (FDF) d’Auderghem. C’est ce qui explique sans doute que l’extrême droite n’y perce pas, en dépit de l’importance de la population immigrée. » La décentralisation du pouvoir vers le premier échelon de l’échafaudage politique permet aussi de détecter à temps les problèmes qui se posent sur le terrain, d’intervenir rapidement lorsqu’il le faut, et d’assurer une meilleure lutte contre l’insécurité.

En 1976, l’opération de fusion des communes qui a affecté le territoire belge est passée à côté de Bruxelles, sans y toucher. La physionomie des communes bruxelloises a été bouleversée en profondeur par les flux migratoires, l’évolution socio-économique des populations, l’importance grandissante des institutions européennes dans la capitale, etc. Mais, côté politique, le sujet reste très sensible : nombre de députés régionaux disposent aussi de mandats politiques au niveau communal. Ils siègent ainsi au sein de l’institution qui pourrait décider de revoir leur statut ou leur mandat. « Il faudrait, avant toute chose, décumuler ces postes », tonne Walter Vandenbossche, vice-président (CD&V) du parlement de la Région de Bruxelles-Capitale et… conseiller communal à Anderlecht.

Incohérences De toutes les menaces qui pèsent sur Bruxelles, l’incohérence n’est pas la moindre. Elle constitue d’ailleurs déjà un problème. Un exemple : en termes de politique de parking, chaque commune est libre de faire ce qu’elle veut. Les automobilistes sont dès lors confrontés à des politiques différentes selon qu’ils stationnent leur voiture à gauche ou à droite de chaussées à cheval sur deux communes. « Avant de parler de fusion ou de redécoupage des communes, il faudrait plutôt se pencher sur la répartition des compétences entre communes et Région », suggère Benjamin Wayens, géographe à l’ULB, spécialisé dans l’aménagement du territoire. Certaines compétences pourraient ainsi, utilement, être du ressort de la Région. Cet éventuel transfert permettrait à la fois d’appliquer une même politique dans tout Bruxelles et de réaliser de précieuses économies d’échelle.

Le débat est toutefois communautairement teinté, car les Flamands disposent, au sein des instances de la Région de Bruxelles-Capitale, d’un poids bétonné qu’ils n’ont pas dans les communes : quelque 90 % des Bruxellois sont francophones. « Les Flamands visent le contrôle de Bruxelles et pas une efficacité accrue », accuse le bourgmestre Joël Riguelle. Pour cette raison, certains municipalistes freinent des quatre fers quand on parle de transférer des compétences des communes vers la Région. « On ne peut pas nier certaines résistances », lâche Charles Picqué, ministre-président socialiste de la Région bruxelloise.

En attendant, entre compétences régionales et communales, le citoyen bruxellois s’y perd. On ne sait toujours pas qui est chargé de vider les poubelles publiques installées à l’angle de voiries régionales et communales. Toutes les communes ne disposent pas de parcs à conteneurs. Celles qui ont la chance d’en avoir affichent toutes des horaires différents et ne les ouvrent qu’à leur population. « C’est une aberration ! » lance un responsable du secteur de la propreté publique. Tous s’accordent à dire, en la matière, que la gestion des déchets et des encombrants devrait être du ressort de la Région, et la propreté des rues, des communes.

L’incohérence frappe encore en matière fiscale, puisque chaque commune impose sa propre taxation pour les entreprises et les particuliers, ou en matière d’urbanisme. Il faut parfois patienter des mois pour obtenir le permis de changer des châssis en raison des allers-retours des dossiers entre la Région et les communes. « Nous perdons des entreprises à cause de la complexité des règles à Bruxelles, s’emporte Walter Vandenbossche. Savez-vous que, pour ouvrir une crèche dans le quartier de Cureghem, à Anderlecht, il faut obtenir l’aval de 11 instances politiques différentes ? »

Dans ce vaste débat de compétences, la question des grands équipements sportifs installés non loin de la commune voisine doit aussi être posée, car les nuisances retombent souvent sur les habitants du territoire d’à côté. Idem pour la politique des piscines : d’intérêt collectif, et non pas strictement communal, ne devraient-elles pas être gérées par la Région ? Comme les grands noyaux commerciaux et le quartier européen ? « Entre un tiers et un quart des Bruxellois fréquentent chaque jour plusieurs communes en se déplaçant entre leur domicile, leur lieu de travail, l’école de leurs enfants, leurs lieux de loisirs, etc. », insiste Benjamin Wayens. Penser les politiques dans les limites étroites d’un territoire communal n’a donc pas toujours de sens.

Bruxelles pas chère Sans parler du coût de ce découpage. Aujourd’hui, certaines voix s’élèvent pour poser la question d’une gestion centralisée, donc régionalisée, de certaines matières. Même si Bruxelles coûte moins cher qu’Anvers ou Gand. « Calculé par habitant, le coût du fonctionnement communal, à Bruxelles, est inférieur à celui d’autres grandes villes comme Anvers ou Gand », affirme Olivier de Clippele, échevin des Finances à Ixelles (MR), chiffres à l’appui. Ainsi, ensemble, les 19 communes de Bruxelles dépensent environ 500 euros de moins par habitant et par an qu’Anvers. L’analyse débouche également sur un résultat favorable à Bruxelles lorsqu’on compare ses dépenses à celles de Liège ou de Gand. Il n’y a qu’en matière de CPAS que Bruxelles affiche un moins bon bilan qu’ailleurs, « sans doute parce que le statut de capitale attire davantage la pauvreté qu’une autre ville », suggère Olivier de Clippele.

En attendant, Bruxelles compte toujours 33 sociétés publiques de logement. Est-il nécessaire et justifié d’en conserver autant ? « Pourquoi ne pas centraliser les trésoreries de toutes les communes et des CPAS, à partir de la Région, interroge Didier Gosuin. Cela permettrait d’emprunter à des taux nettement inférieurs. Pourquoi ne pas créer une centrale d’achat, par exemple pour acheter à meilleur prix des camionnettes, tout en maintenant l’autonomie des pouvoirs locaux ? Pourquoi ne pas mettre en place un seul marché de l’énergie, qui permettrait de négocier de meilleurs prix auprès des fournisseurs pour l’ensemble des communes ? Pourquoi ne pas créer un seul service technique et logistique qui procède pour l’ensemble des communes aux études techniques des grands ouvrages d’infrastructure ? »

Sur le terrain, ils sont nombreux à douter que la fusion de communes entraîne en elle-même des économies. « Mais le service pourrait être meilleur ou plus rapide dans la gestion de certains dossiers », suggère l’un. « La moitié des communes bruxelloises sont sous plan financier, rappelle un bourgmestre. Et toutes ferment déjà le robinet des dépenses. Je ne crois pas à un meilleur résultat financier si on fusionne des services ou des communes. » « Les communes n’ont pas évolué avec leur temps, lance Walter Vandenbossche : trois quarts de leurs services et de leurs missions essentielles pourraient être assurés par l’e-gouvernement.

Le surplace du comité des sages En janvier dernier, un comité des sages a été mis sur pied pour réfléchir à toutes ces questions. Dans son premier rapport, qui vient de tomber, ces experts préconisent entre autres une harmonisation des différentes taxes communales. Ils suggèrent aussi de repenser les frontières communales qui traversent des axes de chemin de fer ou des chaussées. « Il y a un accord pour débattre du découpage des frontières, précise Charles Picqué. Mais rien ne bougera avant les prochaines élections communales. » Et sur les autres thèmes ? « Il y a des convergences négociables sur la mobilité et la coordination policière, mais il est trop tôt pour se prononcer », ajoute le ministre-président bruxellois. Ces propositions doivent à présent être examinées par des représentants politiques régionaux et communaux, qui se prononceront avant la fin de 2011. « Je suis très déçu, commente sobrement Walter Vandenbossche. Il y a un gouffre, au sein de ce comité, entre les « communalistes » et ceux qui veulent faire évoluer les choses vers plus de modernité. Aucune vision prospective ni aucun projet solide n’ont émergé de leurs travaux. C’est une occasion manquée. » Bruxelles n’est pas sortie de l’auberge. Y est-elle-même entrée ?

Laurence Van Ruymbeke

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire