Parue en Angleterre sous la légende " In the rubber coils ", la caricature dépeint Léopold II en oppresseur du peuple congolais. © DR

 » Léopold II n’était pas un génocidaire « 

Le Vif

Les massacres commis au Congo à la fin du XIXe siècle ne sont pas imputables au seul roi Léopold II. Pour l’historien Pierre-Luc Plasman (UCL), le « caoutchouc rouge » s’est répandu dans un contexte qui a permis à de simples quidams de se transformer en bourreaux. Pas d’intention génocidaire, donc, mais beaucoup d’aveuglement.

Un bourreau. Un monstre. Un génocidaire. Un monarque qui coupait les mains. Le responsable du « plus grand crime jamais répertorié dans les annales de l’humanité », assénait Sir Arthur Conan Doyle, auteur du Crime du Congo. Et l’auteur d’un « holocauste oublié », comme le qualifiait Adam Hochschild dans Les fantômes du roi Léopold. Plus de cent ans après sa mort, le roi Léopold II garde auprès de certains l’image d’un personnage sombre, sanguinaire, meurtrier. Un personnage autour duquel s’est construit un mythe. Celui d’un roi qui a massacré quinze millions de Congolais, chiffre avancé sans aucune vérification par l’écrivain Mark Twain dans son satirique Soliloque du roi Léopold.

Mais surtout, dans sa thèse « Léopold II et l’EIC (NDLR : Etat indépendant du Congo) (1876-1906). Etude du paradoxe de la gouvernance léopoldienne », supervisée par le professeur Vincent Dujardin, Pierre-Luc Plasman jette un regard neuf et troublant sur la violence innée d’un système colonial et de ses hommes. Et sur la psychologie de ces officiers, des quidams a priori sans histoire, au comportement désormais sadique et devenus avides de pouvoir. En témoigne l’attitude du baron Francis Dhanis, ce gentleman à la moustache sobre et réglementaire en Belgique, qui se transforme en sultan une fois au Congo, se faisant transporter en litière, lui ainsi que ses maîtresses, tout en sirotant du champagne.

« Certaines personnalités vont totalement se libérer, en contradiction avec les normes morales de la bourgeoisie, analyse le chercheur. Les commissaires de district seront leurs propres maîtres. Une personnalité des supérieurs qui se double d’un système de poupées russes, avec une autonomie entre les différents niveaux de pouvoir. » Pour le roi entrepreneur, « une colonie doit rapporter de l’argent pour fortifier et embellir la métropole ». Et c’est là son tort : d’avoir bâti cette ambition, ces exigences, et avec elles, cet Etat, ce système. Dès 1892, c’est dans l’exploitation du caoutchouc que cette supériorité prendra la forme d’une violence et d’une cruauté inouïes.

On se rend compte que « l’indigène a horreur du travail du caoutchouc », pratique peu courante. Face à ces résistances, on fait appel à la Force publique, composée de recrues congolaises. La politique de terreur devient cyclique. « On demande le maximum à l’indigène à la limite de la survie, commente l’historien. Devant ce qui est considéré comme du mauvais vouloir, de la paresse ou de la rébellion, on adopte un système de contraintes. Avec la prise d’otage des chefs ou des femmes, qui sont violées, maltraitées, réduites à l’esclavage. » L’horreur s’amplifie avec l’usage grandissant du pneu, inventé en 1888, et donc, avec une nouvelle exigence de résultats : chaque homme doit rapporter un à deux kilos de caoutchouc sec en guise d’impôts.

Un bourreau pour modèle

A la tête du district de l’Equateur entre 1895 et 1899, le commissaire Victor-Léon Fiévez est probablement une des personnalités les plus marquantes et violentes du régime. C’est lui qui est à l’origine d’un phénomène des « mains coupées » qui a alimenté bien des campagnes anti-léopoldiennes. Campagnes où l’on voyait de nombreux Congolais aux membres amputés ou des soldats exhibant fièrement une main tranchée. « C’était une manière de contrôler l’usage des munitions », explique Pierre-Luc Plasman. Comme les soldats de la Force publique ne sont pas les meilleurs tireurs au monde, Fiévez avait mis au point un système selon lequel une main coupée sur un mort permettait de justifier l’usage des cartouches. « Ces hommes, pour qui être soldat et armé est une élévation sociale, exécutent les ordres de leurs officiers qui ne sont pas trop regardants, poursuit le docteur louvaniste. Pour compenser les munitions utilisées pour la chasse, les mains étaient parfois coupées sur des blessés. »

En 1902, Hubert Lothaire, directeur de l’exploitation de la société concessionnaire L’Anversoise reçoit un nouvel agent. A brûle-pourpoint, il lui intime : « Prenez ce revolver et tuez ces deux hommes », si l’on en croit les notes consignées par le substitut du procureur d’Etat Octave. « Mouvement d’effroi de cet agent. Lothaire lui dit : « Vous ne valez rien. » Et prenant lui-même le revolver, il tue ces deux hommes de sang-froid et, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, reprend la conversation interrompue. »

Ces hommes sont-ils des psychopathes ? Ou des exceptions ? Souvent des agents subalternes, ils se rendent au Congo pour « tenter quelque chose, plutôt que de rester confrontés à la misère européenne ». L’administration les décrit comme de « pauvres paysans flamands ou mineurs borains complètement illettrés » plongés dans un contexte inconnu. Ils se sentent supérieurs aux « indigènes » et jouissent « d’une autonomie, d’un pouvoir et d’une liberté qu’ils n’ont pas ailleurs ». Ils se protègent entre eux, cachent des faits et abusent de leur autorité. Ces hommes ont intégré la violence dans leur quotidien.

Et ce comportement, c’est celui qu’a observé Harald Welzer chez les agents de la Werhmacht, « des pères de famille, des fiancés qui ont intégré le cadre de la violence qui s’inscrivait dans leur travail quotidien ». C’est aussi celui étudié par Philip Zimbardo en 1974 au cours de l’expérience de la prison de Standford (menée dans les sous-sols de la faculté de psychologie de l’université) où des étudiants se sont vu attribuer, au hasard, les rôles et signes extérieurs d’agents pénitentiaires et de prisonniers. Le professeur, qui campait alors le rôle de directeur de la prison, a dû rapidement mettre fin à l’expérience après qu’une partie des gardiens ont adopté des comportements sadiques à la suite d’une rébellion des prisonniers.

Quarante ans plus tard, il repère ces mêmes comportements sadiques lors du scandale de la prison d’Abu Ghraib, en Irak. Des soldats américains avaient fait subir les sévices les plus dégradants à leurs prisonniers, présumés terroristes : hommes nus, traînés en laisse comme des chiens, couverts d’excréments, des sacs sur la tête et des insultes écrites sur le corps, mais aussi cette pyramide de prisonniers nus, derrière laquelle posent fièrement deux gardiens. Selon le scientifique américain, les bourreaux ne sont pas juste quelques « mauvais fruits » dans un « tonneau » : il faut analyser aussi et surtout les « fabricants du tonneau ».

« Pour Zimbardo, ceux qui ont créé le système – le gouvernement américain, ou le gouvernement central et le roi pour le Congo – ne sont pas obligés de demander d’user de la violence et ne sont même pas forcément au courant au départ de ce qui va se passer, explique Pierre-Luc Plasman. Mais ils créent des conditions pour permettre à certains de développer un comportement extrêmement violent et sadique. Dans l’EIC, l’objectif est de fournir de très larges récoltes de caoutchouc. Il n’est pas demandé d’utiliser des moyens violents ou illégaux. Mais quand ceux-ci sont mis en oeuvre, la répression du gouvernement central, diffuse, n’est pas immédiate, sauf en 1899-1901.

Le gouvernement belge n’est mis au courant de ces massacres que lors de la publication dans le Times, en 1896, de l’interview d’un ancien agent. Le roi Léopold II réagit. Il écrit au secrétaire d’Etat Edmond Van Eetvelde : « Nous ne pouvons pas nous croiser les bras. Nous sommes mis au ban de la civilisation (…). Nous voulons le bien. Si le mal se fait chez nous, nous voulons le savoir et le réprimer. » Au nouvel an 1899, le chef de cabinet Baerts écrit également au secrétaire d’Etat : « Le Roi est convaincu que des atrocités se produisent au Congo. Il n’y a pas moyen de faire changer d’avis le Roi. » Le commissaire Fiévez est traîné devant les tribunaux. Lothaire, aussi. Léopold II brise le cercle de violence.

L’aveuglement du roi

Mais pour un instant seulement. Le souverain s’inquiète de ne plus recevoir son million de dividendes provisionnels et accorde le droit de faire appel à la Force publique, non plus à l’Anversoise mais à une autre société concessionnaire, l’ABIR (Anglo-Belgian Indian Rubber Company). Il entre dans une grande période de déni, de relativisation, d’aveuglement dès 1903. Léopold II accuse les Britanniques de jalousie et assure que faire disparaître l’Etat indépendant du Congo serait un plus grand crime que les atrocités qui y sont commises.

Sous la pression toutefois, une commission internationale est dépêchée sur place et révèle ces massacres au grand jour. En 1905, cet homme « vieillissant, doué d’un esprit et d’une intelligence rigides et teintés de misanthropie », veut dédouaner l’Etat, sauver l’image de la Belgique. « Là, il a commis une faute éthique et politique », souligne Pierre-Luc Plasman. « Ce souverain, fier de son titre et de son nom, se considère au-dessus de tous. Mais il est aussi conscient de la société dans laquelle il évolue. Il est très pragmatique en termes politiques. Il peut avoir un caractère impulsif, mais c’est aussi un homme de communication avec cette intelligence entrepreneuriale et politique. Il ne veut pas se mettre à dos la communauté internationale alors qu’il s’est engagé pour cette mission civilisatrice. »

Conclusion ? Léopold II était un homme obnubilé par le prestige, un stratège, qui a façonné un système menant aux massacres terrifiants du Congo. Il était aussi un roi qui « n’avait aucune intention génocidaire malgré ce régime de terreur », et qui a tenté de mettre fin aux atrocités. Avant, à l’aube de sa mort, de refuser de regarder la vérité en face et de sombrer dans l’aveuglement le plus complet.

Par Sophie Mignon

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