Le sac de Liège en 1468, un véritable traumatisme : une scène peinte en 1842 par Barthélemy Vieillevoye. © COLLECTION MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE

Le sac de la ville en 1468 par Charles le Téméraire a rendu les Liégeois plus forts

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Il y a 550 ans, la fureur du duc de Bourgogne Charles le Téméraire réduisait en cendres la fière cité rebelle. Comment les Liégeois ont su puiser dans leur martyre de novembre 1468 la recette d’une exceptionnelle longévité et de leur prospérité.

Ils reviennent de loin et même de nulle part. D’un néant dans lequel les a plongés la fureur d’un prince étranger. Liège n’est plus. Elle n’est plus qu’une ville fantôme, un océan de ruines que laisse derrière elle une expédition punitive d’une rare violence. Pourquoi tant de haine, venue s’abattre sur la cité mosane en ce 3 novembre de l’an de grâce 1468, jour de la Saint-Hubert, patron fondateur de Liège ? Charles dit le Téméraire au rapport. Coupable devant l’histoire de ce forfait commis à 34 ans, le duc de Bourgogne aurait plaidé devant ses juges la force irrésistible : l’oeuf qu’il avait à peler avec les Liégeois n’était pas neuf, il y a trop longtemps qu’ils défiaient son autorité et contestaient sa puissance. Ce sont eux qui ont fini par le pousser à bout, lui si chatouilleux quand son honneur personnel était en jeu.

L’invention de la neutralité liégeoise était un trait de génie

Le Téméraire n’a pas que la dent dure, il sait avoir la main affreusement lourde. Il a livré Liège à la soldatesque bourguignonne et à des cohortes d’incendiaires, avec pour consigne expresse de ne pas faire de quartiers, de ne rien épargner, ni les hommes ni les biens, hormis les lieux dédiés à Dieu (voir page 50). Un châtiment pour l’exemple, comme il est d’usage à l’époque de condamner à mort et de soumettre à un sac méthodique une ville jugée coupable de trahison ou d’hérésie.

Le geste théâtralisé posé par le duc n’a rien de gratuit :  » Cette déflagration majeure connaît un profond retentissement chez les chroniqueurs de l’époque, elle agite les consciences dans toute l’Europe. Le sentiment d’effroi suscité par le sac de Liège se répand jusque Nuremberg et Francfort et a pour effet que certaines autres villes se soumettent sans discussion « , explique le médiéviste Alexis Wilkin (ULB). Aix-la-Chapelle s’empresse de faire amende honorable pour avoir fourni des armes aux rebelles liégeois, Cologne s’excusera d’avoir offert l’asile à des fugitifs. A bon entendeur…

Au tapis, les Liégeois. Mais si le coup porté est terrible, il n’est pas mortel. Et ceux qui ont pu échapper à la tuerie ont le loisir de méditer leur infortune. Ils ont toujours su qu’ils ne comptaient pas que des amis autour d’eux. Ils ont appris au fil du temps à gérer l’inconfort que peut représenter l’emplacement géographique de leur cité :  » Coincée entre la France, l’Empire et les Pays-Bas, Liège fait figure de principauté tampon. Sa position charnière en fait un couloir qu’ont l’habitude d’emprunter les belligérants « , précise Alexis Wilkin. Son statut prestigieux de principauté ecclésiastique ne lui épargne pas les affres des passations de pouvoir, chaque fois que s’ouvre la course au titre convoité de prince-évêque.  » Ce choix est toujours un enjeu diplomatique important à l’échelle européenne.  »

Mais là, en novembre 1468, c’est au prix fort que les Liégeois paient leur politique d’intervention dans le jeu des grandes puissances, qui a fait d’eux l’instrument docile des menées diplomatiques du roi de France. Maudit Louis XI : l' » Universelle Araigne  » (  » la Grande Araignée  » ) comme on le surnomme, a bien pris les Liégeois dans sa toile. Par deux fois, il a jeté ses alliés dans une guerre ouverte contre son grand ennemi bourguignon, pour les abandonner ensuite sans le moindre état d’âme à sa vengeance. Satané Louis XI : il aura poussé la veulerie jusqu’à venir contempler le martyre de Liège, quoique contraint et forcé au voyage par son  » gentil cousin  » le Téméraire avec lequel il fait mine d’être réconcilié.

Subir une pareille correction valait bien un  » débriefing « . A qui la faute de cette dévastation liégeoise ?  » Ce sont les « grands » qui ont organisé la lutte contre le duc de Bourgogne, contre un Etat aux visées impérialistes et doté d’une supériorité militaire écrasante qui menaçait gravement l’indépendance de la principauté et de la cité. Ce ne sont pas les  » petits  » mais bien les  » grands  » – qu’ils aient eu tort ou raison – qui portent la plus lourde responsabilité dans la catastrophe de 1468 « , relève Jean-Louis Kupper, spécialiste du Moyen Age (ULiège).

Les ruines de la cathédrale Saint-Lambert, gouache sur papier de Jean Deneumoulin, 1802.
Les ruines de la cathédrale Saint-Lambert, gouache sur papier de Jean Deneumoulin, 1802.© UNIVERSITÉ DE LIÈGE – MUSÉE WITTERT

Ne plus se fâcher avec personne

Du prince-évêque en fonction, Louis de Bourbon, cousin et créature du duc de Bourgogne qui a été imposé à la tête de la principauté, aux influents corps des métiers en passant par le puissant chapitre des chanoines de la cathédrale Saint-Lambert et les autorités urbaines, les acteurs de la vie politique liégeoise font alors voeu de ne plus être d’aucun parti : désormais, les Liégeois se tiendront à égale distance des Habsbourg comme des Valois. En un mot, ils tâcheront d’être  » neutres « . La mort brutale du Téméraire, retrouvé noyé dans les étangs de Nancy en janvier 1477, les libère de la chape de plomb bourguignonne et leur permet de mettre leurs intentions à exécution.

Sauf que cette nouvelle posture est moyennement appréciée dans le voisinage plus ou moins immédiat de Liège. Le roi de France, en particulier, peine à s’y résoudre. Louis XI s’est trop habitué à faire des Liégeois les jouets de sa politique pour y renoncer d’un trait de plume : il s’emploie donc à soutenir un puissant parti profrançais emmené par Guillaume de La Marck dit  » le Sanglier des Ardennes « , lequel finit sous la hache du bourreau en 1485. Liège passe par sept années d’anarchie et de guerre civile avant de faire admettre sa  » neutralité perpétuelle et générale  » au successeur de Louis XI, Charles VIII. Aveuglé par le mirage italien, il y consent en 1492. Accord conclu : on interdit à la principauté tout acte d’hostilité et, en échange, on la garantit de toute violence et de tout pillage.

C’est du bout des lèvres, souvent en croisant très fort les doigts dans le dos, que les différentes puissances s’engagent peu à peu à  » observer entièrement la vraye neutralité et voisinance  » de la cité. Non sans infliger au besoin un coup de canif au contrat. La tentation est d’autant plus grande que les Liégeois ne se donnent pas les moyens de tenir en respect un envahisseur. Leur neutralité, ils la conçoivent  » perméable et désarmée « , donc incapable de s’opposer sérieusement à une incursion hostile.

Le choix de ce modèle hybride est délibéré. D’abord par souci de ne pas mettre une force militaire permanente entre les mains d’un prince-évêque souvent issu d’une famille étrangère : du xvie au xviiie siècle, c’est la puissante famille bavaroise des Wittelsbach qui a tendance à truster la fonction épiscopale. Ensuite par manque de volonté de payer pour entretenir une armée. Le patriotisme fiscal n’est pas le fort des Liégeois, les déboires qu’ils ont connu au xve siècle les ont vaccinés des aventures militaires, ils préfèrent encore supporter les dévastations passagères que mettre la main au portefeuille. Ils s’en remettent donc, faussement naïfs, à la correction de leurs hôtes armés : pour peu qu’elles n’occasionnent aucun ravage durant leur passage et qu’elles paient argent comptant leur hébergement, les troupes pourront passer leur chemin en pays liégeois.

Neutralité pusillanime, se gaussent ses détracteurs. Ainsi le roi Ferdinand d’Aragon n’avait-il que mépris pour cette  » arme du faible  » :  » Les pays neutres ressemblent à ceux qui demeurent au second étage d’une maison, incommodés par la fumée du locataire d’en bas et par l’eau de celui d’en haut.  » De fait, les Liégeois continuent de prendre des coups et d’essuyer les plâtres des querelles qui persistent à se vider sur les terres de leur principauté. Car Liège reste Liège, rappelle l’historien Philippe Raxhon, (ULiège),  » otage de la géopolitique, au coeur d’une zone de conflits, entourée de grands  » qui lui veulent rarement du bien (voir page 52).

L' » Athènes du nord  » entretient sa réputation d’être  » un nid d’espions, le théâtre d’un ballet diplomatique continuel « , souligne Alexis Wilkin. Intrigues, cabales, attentats, rythment la politique intérieure de la cité.  » Chaque faction a son agenda, on essaie constamment d’instrumentaliser les Liégeois « , dans le but de les faire basculer dans l’un ou l’autre camp. Les grandes familles ne cesseront jamais de rester fidèles à leurs partis respectifs : français, autrichien, hollandais.

A défaut de toujours passer entre les gouttes, la principauté tire plutôt bien son épingle du jeu. Sa politique de moindre mal résiste à ses violations régulières, grâce notamment, complète Philippe Raxhon,  » à de grands diplomates, qui comprenaient la position stratégique de leur cité et savaient négocier avec les grands « .

Humiliation suprême infligée par le Téméraire, le Perron est enlevé, selon une huile attribuée à Joseph Dreppe.
Humiliation suprême infligée par le Téméraire, le Perron est enlevé, selon une huile attribuée à Joseph Dreppe.© COLLECTION MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE

Mercenaires et marchands de canons

Surtout, il est possible de faire affaire sur le dos des guerres. De faire commerce de vivres et de munitions avec tous les camps en présence, d’offrir contre espèces sonnantes et trébuchantes le gîte, le couvert et l’armement aux soldats en campagne, toutes bannières confondues. Le non-alignement peut assurer un bon retour sur investissement. Il se met à rapporter gros à l’armurerie liégeoise qui prospère dans son rôle de pourvoyeuse universelle. Un certain Jean De Corte, dit Curtius, marchand de canons de son état, fera fortune au xvie siècle en obtenant le monopole de la fourniture de poudre pour les armées espagnoles. Retranchés derrière leur devoir d’impartialité, les Liégeois se découvrent une autre vocation, dangereuse mais lucrative : ils seront mercenaires, denrée très prisée à une époque où se vendre au plus offrant est chose commune dans l’art de la guerre.  » Chaque année, des milliers de Liégeois partent ainsi s’enrôler dans diverses armées « , observe l’historien Francis Balace (ULiège).

Merci qui ? Merci le Téméraire, source des pires malheurs infligés aux Liégeois mais involontairement à l’origine d’une neutralité qui leur réussit plutôt bien.  » Le principe était un souhait pieux, qui sera bafoué plus souvent qu’à son tour. Mais l’invention de la neutralité liégeoise était un trait de génie : l’idée aura une postérité cahoteuse, mais elle permettait la remise en ordre immédiate du pays de Liège « , selon Alexis Wilkin.  » On peut y voir un des secrets de la longévité de la principauté de Liège qui finit par subsister par habitude : au fond, sa présence ne gênait personne alors que sa disparition aurait été embarrassante « , abonde Jean-Louis Kupper.

L’habitude, même bonne, finit par se perdre. Le vent de la Révolution française s’engouffre au pays de Liège en novembre 1792. A un moment où le modèle liégeois et ses institutions d’Ancien régime sont à bout de souffle. La principauté multiséculaire est  » pulvérisée  » par le rouleau compresseur révolutionnaire. L’annexion par le Régime français, le 1er octobre 1795, en la réduisant à l’état d’un département, tourne la page. Et c’est une fois de plus dans la pierre que Liège prend symboliquement le deuil de son indépendance : la ville se sépare de sa cathédrale Saint-Lambert, immense vaisseau gothique démoli à petit feu à partir de 1794.

Le reliquaire de Charles le Téméraire, bijou d'orfèvrerie en or massif offert en 1471 par le duc de Bourgogne à la cathédrale de Liège. Non pour se faire pardonner son forfait mais pour affirmer son titre de
Le reliquaire de Charles le Téméraire, bijou d’orfèvrerie en or massif offert en 1471 par le duc de Bourgogne à la cathédrale de Liège. Non pour se faire pardonner son forfait mais pour affirmer son titre de  » haut protecteur  » du pays de Liège.© TRÉSOR DE LIÈGE

Les Liégeois baissent pavillon sans rechigner

Les Liégeois se consolent de la perte de leur état. Abstraction faite des ponctions d’hommes enrôlés dans la Grande Armée, la paix royale et la prospérité dont ils jouissent durant les guerres napoléoniennes suffisent à leur bonheur et achèvent d’émousser les dernières velléités autonomistes. Lorsque sonne l’heure de démembrer le défunt empire napoléonien, aucune tentative ne se manifeste en bord de Meuse pour chercher à voler à nouveau de ses propres ailes au sein d’une Europe redessinée.  » La question liégeoise  » n’est pas posée à la table du Congrès de Vienne en 1815. C’est sans rechigner que les Liégeois passent sous un pavillon hollandais qui réussit fort bien à leur industrie.

Bien sûr, le vieux goût pour la liberté frondeuse couve toujours sous la cendre. Mais quand il reprend du service chez les Liégeois, c’est pour s’engager résolument en faveur de l’indépendance de la Belgique.  » Ils se sentent toujours très fortement liégeois mais par un mécanisme très curieux, on assiste à une conversion, au glissement du sentiment liégeois en un sentiment national belge dans lequel ils se glorifient. D’où cette curieuse cohabitation : Liège n’a jamais abandonné le sentiment d’être une capitale, ce qu’elle a été durant des siècles, tout en tolérant que Bruxelles le soit devenue « , relève Philippe Raxhon avec le sourire.

Le pays de Liège  » s’intègre parfaitement dans le nouvel Etat belge, se montrant même bon élève, le premier de la classe diraient des Liégeois chauvins, pour peu qu’ils existent. Liège fit corps avec la Belgique sans bouffée de nostalgie principautaire « , prolonge l’historien. Et sans regret apparent de n’avoir su, voulu ou pu se forger un destin de micro-Etat sur l’échiquier européen, à l’image du Liechtenstein, d’Andorre, de San Marin ou du grand duché de Luxembourg. Carrefour à la croisée des échanges commerciaux, dépourvue de défenses naturelles dignes de ce nom, Liège ne pouvait prétendre survivre sous ses propres couleurs.  » Cette ancienne principauté de lisière manquait de tonalité nationale « , note Jean-Louis Kupper.  » Si nationalisme liégeois il y a, ce n’est pas un nationalisme de repli mais festif. Tchantchès ne fait peur à personne. Et si les Liégeois ont pu maudire les Bourguignons pour le sac commis par le Téméraire, cela ne les a jamais empêchés d’apprécier le vin de Bourgogne « , ponctue Philippe Raxhon. Sans rancune.

Histoire de Liège. Une cité, une capitale, une métropole, sous la direction de Bruno Demoulin, éd. Marot – Les grandes conférences liégeoises, 2017, 352 p.

Les origines diplomatiques de la neutralité liégeoise (1477-1492), par Paul Harsin, Revue belge de philologie et d’histoire, 1926.

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