Emir Kir, bourgmestre de Saint-Josse © TIM DIRVEN/ISOPIX

Le PS et Emir Kir, l’effet du sacrifice

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Les voix de préférence d’Emir Kir ont longtemps empêché le Parti socialiste d’oser sanctionner ses entorses à la discipline de parti. Mais si son exclusion a été possible, c’est qu’on a estimé qu’il coûtait plus de voix qu’il n’en rapportait.

On connaissait le Churchill de l’après-conférence de Munich :  » Vous avez voulu éviter la guerre au prix du déshonneur, vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre « , disait-il à ceux qui conclurent une paix honteuse avec l’Allemagne nazie, lui abandonnant la Tchécoslovaquie en 1938. Le PS de l’après-commission de vigilance de Bruxelles, lui, raconte avoir évité le déshonneur au prix de la guerre, que les socialistes désormais mèneraient impitoyablement contre les mandataires qui entretiendraient des relations avec des partis d’extrême droite d’autres pays, fussent ces mandataires aussi populaires d’Emir Kir.

 » Quand on prend des décisions de principe, les considérations électorales n’ont pas à jouer « , a déclaré Paul Magnette, sacrificiel, samedi 18 janvier. Comme si, tout compte fait, ce rachat d’un honneur perdu anticipait de futures défaites. Le bourgmestre de Saint-Josse-ten-Noode est en effet un candidat populaire qui, aux dernières élections, réalisait l’exploit de conserver ses voix de préférence alors que son parti, lui, en perdait 23 000 dans la circonscription de Bruxelles-Capitale : 18 520 électeurs avaient coché en mai 2019 le nom d’Emir Kir, troisième sur une liste socialiste qui avait rassemblé près de 20 % des suffrages bruxellois à la Chambre, contre 18 536 en mai 2014 comme deuxième d’une liste qui en avait récolté près de 25 %.

Emir Kir gagnerait à éviter demain la guerre électorale.

La stabilité de ce spectaculaire résultat – il était le quatrième candidat le plus populaire de la circonscription, tous partis confondus, en 2014, et il l’est resté en 2019 – a de quoi impressionner, et elle a beaucoup aidé la hiérarchie socialiste à tolérer les précédents écarts de l’intéressé. 18 000 voix, c’est en effet beaucoup. Il n’y avait par exemple, à la dernière élection régionale bruxelloise, que dix mille voix d’écart entre le PS et Ecolo. On peut donc raisonnablement supposer que le poste de ministre- président bruxellois de Rudi Vervoort a tenu pour partie à ces quelques milliers de suffrages d’électeurs d’origine turque qu’Emir Kir, et d’autres dans son sillage (Sevket Temiz, Hasan Koyuncu, Ibrahim Donmez ou Emin Ozkara, qui siégera désormais comme indépendant au parlement régional, après quelques mois d’une brève réconciliation avec son parti), ont pu attirer, ou garder, au Parti socialiste. Mais on peut tout aussi raisonnablement supposer que la présence d’Emir Kir a éloigné certains électeurs du PS, notamment après certaines des polémiques qu’il avait provoquées.

Car Emir Kir repoussait au moins autant qu’il attirait, et certains socialistes estimaient même depuis quelques mois que sa présence sur les listes coûtait davantage qu’elle rapportait, à Bruxelles mais pas seulement. Ils ne sont pas les premiers à théoriser ces mouvements électoraux. Benoît Lutgen, avant d’exclure du CDH Mahinur Ozdemir (les principes, l’honneur, la guerre, tout ça) avait ainsi précautionneusement estimé que chaque voix qu’elle gagnait à Bruxelles lui en faisait perdre deux en Wallonie. Ce calcul sous-tendant bravement le courage repose, en fait, sur une évidence un peu trop oubliée mais basique : il y a en Belgique, à Bruxelles mais pas seulement, davantage d’électeurs non-turcs que d’électeurs turcs. Les messages de félicitations et les demandes d’adhésion ou de réadhésion qui sont parvenus ces derniers jours dans les boîtes aux lettres socialistes témoignent qu’il n’était peut-être pas si nécessaire que ça de payer de son honneur pendant tant d’années pour gagner ces quelques guerres, ou même pour ne pas les perdre.

Mais enfin, il n’empêche, 18 500 voix, c’est beaucoup, et une partie de ces 18 500, ceux qui n’ont voté que pour Emir Kir et pour aucun autre candidat, pourraient donc délaisser le Parti socialiste. Tant pis pour lui, après tout, mais tant mieux pour qui ? Un parti porté par les associations les plus mobilisées de la communauté turque et par la notoriété d’Emir Kir pourrait-il prospérer à Bruxelles ? Aux Pays-Bas, un petit parti, Denk ( » penser  » en néerlandais,  » égalité  » en turc) a remporté 2,1 % des suffrages et trois sièges aux législatives de 2017, et son exemple inspire, dit-on, certains Bruxellois autant qu’il en effraie d’autres. Or, les voix de préférence d’Emir Kir sont loin d’être un socle suffisant pour envisager de répliquer l’initiative, question de système électoral : les législatives néerlandaises se disputent à la proportionnelle intégrale, tandis qu’il faut à Bruxelles dépasser un seuil de 5 % pour participer à la distribution des sièges. Même dans l’improbable hypothèse où tous ses 18 500 électeurs de 2019 lui resteraient fidèles en 2024, ils ne lui suffiraient pas à atteindre ce seuil. Le stand-alone n’est pas une option pour le Tennoodois, dont la carrière parlementaire se terminera presque inévitablement en 2024. Il ne l’est pas plus pour ses camarades réputés plus proches d’Ankara que du boulevard de l’Empereur, qui sont moins populaires que lui.  » Le problème ? C’est le PS qui a besoin d’Emir Kir, pas l’inverse « , titrait pourtant récemment un éditorial du Soir. En fait, si, c’est plutôt l’inverse : Emir Kir connaît aujourd’hui le déshonneur de l’exclusion, et gagnerait à éviter demain la guerre électorale.

Non, les Turcs de Belgique ne votent pas massivement pour Erdogan

Très encadrée par Ankara, la diaspora turque de Belgique se caractérise, lorsque son pays d’origine organise des élections, par un très fort soutien à Recep Tayyip Erdogan et à son parti, l’AKP, soutien qui ne manque jamais d’impressionner les médias belges.  » Les Turcs de Belgique ont massivement voté pour Erdogan « , titrait ainsi la presse en juin 2018 après une élection présidentielle que ce dernier avait remportée avec 52 % des voix, dont près de 75 % des électeurs des bureaux de Bruxelles et d’Anvers. C’était, comme systématiquement depuis le début des années 2000, davantage que partout ailleurs en Europe. Mais ce n’était pas complètement vrai. Car massivement, les Turcs de Belgique n’ont en effet pas voté pour Erdogan. Ce sont ceux qui votent qui le font massivement. En juin 2018, par exemple, sur les quelque 250 000 (bi)nationaux turcs résidant en Belgique, 140 000 s’étaient inscrits sur les listes électorales turques. 51 % de ces 140 000 seulement s’étaient déplacés pour accomplir leur devoir électoral. Ce sont donc 75 % de ces 51 % qui ont manifesté leur soutien au régime erdoganiste. Il y a 250 000 Turcs en Belgique, et 50 000 électeurs de l’AKP parmi eux. C’est un gros cinquième. C’est beaucoup, sans doute. C’est trop, peut-être. Mais ce n’est pas si massif qu’on le pense parfois.

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