Carte blanche

« Le moindre des maux: les choix migratoires difficiles du gouvernement »

Réponse à la carte blanche « Normalisation de l’inhumanité » du philosophe politique Bleri Lleshi.

Le mercredi 29 août 2018 apparaissait sur mon fil d’actualité Facebook une opinion du philosophe politique Bleri Lleshi intitulée « Normalisation de l’inhumanité » et publiée sur le site du Vif/L’Express. L’auteur s’exprimait sur les politiques migratoires du gouvernement Michel 1er en l’incriminant d’avoir violé à plusieurs reprises les droits humains fondamentaux et en appelant à le faire comparaître devant la Cour pénale internationale à La Haye pour, je cite : « crimes contre l’humanité« . Le constat est sans appel. Charles Michel et Théo Francken devront donc comparaître face aux juges de Den Haag au même titre qu’Omar Al-Bachir, le président soudanais, et Isaias Afewerki, dictateur militaire d’Erythrée. Mais qu’est-ce que le Premier Ministre ainsi que le Secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration ont-ils fait pour être condamnés avec tant de véhémence ? Je pense avoir la réponse : prendre des décisions politiques qui ne conviennent pas à une partie du monde associatif et civil dont M. Lleshi fait partie.

La réalité est un brin plus nuancée que le message porté par M. Lleshi. J’ai voulu lui répondre afin de clarifier le « bilan migratoire » du gouvernement fédéral.

  • L’enfermement d’enfants en Belgique : une réalité douce-amère

Le procès commence en force avec, sans surprise, M. Lleshi dénonçant l’enfermement d’enfants et la réouverture d’une aile familiale au centre fermé 127 bis de Steenokkerzeel. Et de rappeler que la Belgique, enfermant des mineurs jusqu’en 2008, a déjà été condamnée à plusieurs reprises dans le passé par la Cour européenne des Droits de l’Homme notamment en 2010. Pour terminer, M. Lleshi considère que détenir des mineurs en centre fermé est en opposition avec l’article 3 de la CEDH [1] et contre les droits fondamentaux des enfants. Ainsi, la Belgique ferait un (grand) bond en arrière de 10 ans.

Cependant, au-delà de ces condamnations, il existe une réalité législative bien plus complexe que ce que M. Lleshi veuille nous faire penser. D’abord, la législation européenne a évolué et n’interdit pas la rétention d’enfants. En effet, les articles 8 et 11 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 envisagent l’enfermement de demandeurs d’asile même mineurs sous certaines conditions et garanties. Ceci s’applique après qu’il ait été établi que d’autres mesures moins coercitives ne puissent être appliquées efficacement et que le placement en rétention soit d’une durée la plus brève possible et dans des lieux d’hébergement appropriés aux mineurs. Le projet du gouvernement d’autoriser à nouveau la détention de familles s’inscrit donc dans une logique de proportionnalité, comme celle reprise dans la législation européenne. C’est à la fin d’un parcours d’asile, après avoir utilisé toutes les solutions préalables et moins coercitives telles que le suivi en « maison de retour », que la famille se retrouve en centre fermé afin de suivre l’ordre de quitter le territoire qui leur a été délivré.

En se basant sur l’article 37-b de la Convention internationale des Droits de l’enfant, le même constat peut être posé. Cette dernière envisage également l’enfermement de mineurs dans un contexte bien spécifique c’est-à-dire en conformité avec la loi, en tant que mesure de dernier ressort et pour une durée aussi brève que possible.

Sur l’aspect législatif, j’ajouterais également que la Cour constitutionnelle belge a considéré que l’arrêté royal permettant l’ouverture de l’aile familiale du centre 127 bis était conforme à la CEDH et aux Droits de l’Enfant.

Concernant les effets de l’enfermement sur la santé des enfants, différents acteurs tels qu’UNICEF mettent en avant les caractères néfastes (ex : dépression, anxiété, insomnie) d’une telle mesure, même si celle-ci est de courte durée. Or, en tenant compte des conditions de vie et de l’encadrement social de l’aile familiale du centre 127 bis, ces conséquences s’appliquent-elles dans les mêmes proportions ? De plus, des études [2] relèvent que des enfants de prisonniers souffrent également de dépression et d’insomnie suite à l’emprisonnement d’un de leurs parents. Est-ce pour autant que la Belgique doit procéder à l’arrêt de la détention judiciaire de prisonniers en prévision de futures effets négatifs sur le bien-être de leur enfant ? Je ne pense pas.

D’après certains dont toujours l’UNICEF, la question de l’intérêt supérieur du mineur empêcherait le recours à l’enfermement. Mais on pourrait également se demander si l’intérêt supérieur de l’enfant ne serait pas encore plus menacé si toute la famille tombait dans l’illégalité. Il semble que ce dernier scénario soit rapidement écarté du débat, voire à peine envisagé alors qu’en 2018, 40 % des familles finissent par s’échapper des maisons de retour.

Quoiqu’il en soit, la rétention des familles dans le centre 127 bis reste une mesure du moindre-mal qui ne plaît à aucun membre du gouvernement y compris Theo Francken. Tant que d’autres alternatives permettant l’application d’un ordre de quitter le territoire à une famille déboutée menaçant de disparaître dans la nature n’existent pas, nous voilà malheureusement contraints de recourir à l’enfermement de mineurs.

  • Les polémiques clés

M. Lleshi expose ensuite d’autres éléments d’accusation contre le gouvernement. D’après lui, la situation des migrants au parc Maximilien est une preuve de la «  défaillance politique du gouvernement fédéral« . Selon lui, ces derniers sont complètement laissés à l’abandon et les raids de police constituent l’unique réponse des autorités belges.

Il est bon de rappeler que les interventions policières au parc Maximilien ont pour but premier d’arrêter des migrants en irrégularité car ils refusent de demander l’asile. Cependant, en dehors de ces interpellations de la Police, une équipe de l’Office des Étrangers, parfois accompagnée par des professionnels de Fedasil, se rend deux fois par semaine au parc ainsi qu’à la gare du Nord. L’objectif est d’informer les migrants de leurs droits ainsi que des possibilités d’asile et de retour au pays d’origine. De plus, des Maisons de Justice ouvrent leur porte tous les jeudis pour qu’ils puissent obtenir de l’aide juridique. De ce fait, il est donc incorrect de considérer que les migrants se retrouvent abandonnés à leur sort sans aucune forme d’aide. Certes, la Plate-forme de soutien aux réfugiés ainsi que l’ONG « Médecins du Monde » ont également assumé une aide matérielle et médicale au sein du parc mais en compagnie d’interventions d’agents administratifs de l’État.

De plus, parler d’un échec de la politique migratoire du gouvernement fédéral sur base de la situation au parc Maximilien est un non-sens. Ici aussi, une piqûre de rappel s’impose en reprenant quelques chiffres. En 2017, d’après le CGRA [3], 50,7% des demandes d’asile en Belgique ont reçu une protection. Il s’agit d’un total de 9.931 décisions concernant 13.833 personnes, avant tout des Syriens. Concernant le logement au sein d’infrastructures du réseau Fedasil en décembre 2017, 17.788 personnes étaient hébergées sur une capacité de 23.338 places. En comparaison au relatif petit nombre de 600 migrants vivant au parc Maximilien début 2018, je pense qu’il est difficilement concevable de parler de politiques migratoires défaillantes, l’État belge étant prêt à accueillir, nourrir et loger tout demandeur d’asile cherchant une protection.

M. Lleshi nous amène ensuite sur le dossier ô combien controversé des Soudanais et de la collaboration du gouvernement fédéral avec le régime du dictateur soudanais Omar al-Bachir. Son argument principal est d’accuser les autorités belges d’avoir collaboré avec un homme condamné par la Cour pénale internationale pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre au Darfour, de ne pas avoir respecté le principe de non-refoulement et d’avoir livré des victimes d’al-Bachir dans la gueule du tyran soudanais. Mais qu’en est-il réellement ? La Belgique a bel et bien reçu une délégation soudanaise pour identifier des Soudanais en illégalité afin de leur transmettre des laissez-passer pour un rapatriement au pays. Rapidement, cette délégation a été accusée d’être composée de membres des services secrets soudanais, accusation démentie par l’Office des Étrangers qui évoquait des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ainsi que des membres de l’ambassade. Mais la polémique ne s’arrête pas là. Plus tard, des témoignages de Soudanais rapatriés au Soudan ont fait état de torture à leur retour au pays. Le gouvernement a donc décidé de faire la lumière sur cette histoire pour savoir si oui ou non, le principe de non-refoulement et l’article 3 de la CEDH n’avaient pas été respecté [4]. Je précise que durant cette enquête, les renvois au Soudan ont été arrêtés. Le rapport du CGRA, l’instance chargée de l’investigation, tire plusieurs conclusions dont une incertitude importante sur les témoignages de tortures ainsi qu’une reprise des rapatriements au Soudan tant que l’article 3 de la CEDH soit respecté. D’autres sources journalistiques rapportent également qu’un migrant soudanais aurait subi des persécutions plutôt que de la torture, une fois de retour au pays. N’oublions pas non plus que le Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) organise des rapatriements de réfugiés au Darfour depuis la mi-décembre 2017.

Après l’exposition d’une réalité plus nuancée, les accusations de M. Lleshi tiennent-elles encore la route ? Je pense que non, le gouvernement fédéral n’ayant pas enfreint le principe de non-refoulement ainsi que l’article 3 de la CEDH.

Toutefois, cher lecteur, ne vous trompez pas. Je peux reconnaître, tout comme M. Lleshi, que des erreurs ont été commises par les autorités belges. En effet, un migrant soudanais en procédure d’expulsion n’a pas été préalablement averti d’une rencontre avec la délégation du Soudan. Aussi, un interprète n’était pas présent durant cette rencontre pour traduire les échanges à un agent de l’Office des Étrangers et s’assurer qu’aucune menace ne soit proférée. Il s’agit de faux-pas flagrants qui ont été relevés par le rapport du CGRA et la Belgique aurait dû être bien plus prudente.

  • Et l’Europe dans tout ça ?

La cible suivante de M. Lleshi est l’Union Européenne et sa politique migratoire. Il dénonce les accords partenariaux que celle-ci aurait ratifié avec certains pays africains et la Turquie pour empêcher les réfugiés d’atteindre le Vieux Continent, avec, comme conséquences, des menaces sur l’intégrité physique des réfugiés-mêmes. Je comprends la véhémence des propos de notre philosophe. Je partage le même constat : l’Union Européenne n’a pu, jusqu’à présent, construire une véritable politique migratoire uniformisée qui permettrait de mieux protéger les réfugiés. Les accords conclus avec la Turquie en 2016 ainsi qu’avec la Libye en 2017 montrent que l’Europe a préféré externaliser une responsabilité sans s’en détacher complètement. Cependant, même s’ils reposaient sur de bonnes intentions comme lutter contre le réseau des passeurs, organiser un couloir humanitaire pour les migrants, diminuer le nombre de décès lors de la traversée de la Méditerranée, et soulager l’Italie et la Grèce d’une certaine pression migratoire, la réussite de ces accords bilatéraux n’est que partiel. Ainsi, si le nombre d’arrivées a diminué lors des six premiers mois de 2018, en comparaison avec la même période en 2017, cela n’a pas empêché le pourcentage de personnes trouvant la mort d’augmenter. De plus, que dire de l’instabilité de la Libye, son gouvernement n’assumant pas son autorité sur l’entièreté du territoire libyen et des milices djihadistes contrôlant des zones du sud du pays ? C’est d’ailleurs via ces régions que des migrants font chemin pour rejoindre les rives de la Méditerranée, exposés à des dangers tels que les violences, la torture, et le trafic d’êtres humains. Bref, des efforts considérables restent encore à déployer afin de développer une véritable politique européenne d’asile. Or, là où mon opinion diverge de celle de M. Lleshi, c’est à propos d’une nouvelle tentative de l’Europe pour trouver une solution. En effet, l’Union a proposé de mettre en place des « plateformes régionales », sorte de structures d’accueil, dans des pays tiers afin de réaliser rapidement une première distinction entre les migrants éligibles à une protection internationale et les réfugiés économiques. Il s’agit d’un projet intéressant car il soulagerait la Grèce, l’Italie et l’Espagne d’une certaine pression migratoire. En plus, avec une adaptation de la convention de Dublin, ces centres d’accueil permettraient également de diminuer la migration illégale et de limiter les voyages dangereux. Ces structures pourraient d’ailleurs être cogérées par les autorités européennes ainsi que le HCR et l’OIM [5] afin d’assurer des conditions d’accueil décentes et respectables pour les migrants.

  • La faute à qui ?

M. Lleshi détermine que l’extrême-droite ainsi que la droite sont responsables d’une situation politique en crise, que ce soit au niveau belge mais également au niveau européen. La preuve ? La montée en puissance d’une rhétorique extrémiste de droite qui considère le réfugié comme étant responsable de tous les maux. L’étranger est donc devenu une espèce de bouc émissaire et l’auteur nous met en garde contre une répétition de l’histoire. Certes, je constate aussi que des extrémistes de droite prennent de l’ampleur en Europe mais il s’agit avant tout d’un populisme qui ne se limite pas à une seule partie du spectre politique et qui se développe même à gauche. Et cela M. Lleshi ne le mentionne pas. Pourtant, ce populisme de gauche visant l’étranger existe bel et bien, que ce soit en Belgique avec une partie de l’électorat du PTB qui serait xénophobe ou dans d’autres pays européens comme l’Allemagne où une dissidente de « Die Linke » souhaite lancer un mouvement anti-immigration.

Aussi, notre philosophe n’en a pas fini avec la situation politique belge, la considérant comme problématique car il n’y aurait, selon lui, que « trop peu d’institutions ou organisations qui pointent du doigt ou essaient d’arrêter ces violations ». La résistance des milieux associatifs et des associations de défense des droits de l’homme n’étant pas suffisante, il faudrait des institutions internationales qui pourraient être capable d’arrêter le gouvernement fédéral car aucune institution belge digne de ce nom n’est en mesure de le faire. Je tiens à rappeler à M. Lleshi que la Belgique demeurant un État de droit, les structures de contre-pouvoir sont toujours d’actualité et opérantes. De plus, il existe plusieurs mécanismes qui interviennent en démocratie belge avant qu’une mesure portée par un gouvernement ne soit réalisée, que ce soit via un examen obligatoire du Conseil d’Etat ou le travail de l’Opposition. De ce fait, la Belgique n’a pas à être mise sous tutelle internationale parce que des projets de loi votés démocratiquement en respectant les étapes de la procédure législative ne vous plaisent pas. Et il existe encore moins de raisons de penser que notre pays doive comparaître devant la Cour pénale internationale de La Haye pour y répondre de soi-disant crimes commis contre l’humanité. Comme défini [6] par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998 et inscrit en droit belge, les crimes contre l’humanité sont « des actes de violence (ex : le meurtre, la torture, le viol ou les violences sexuelles, la réduction en esclavage) commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile et en connaissance de cette attaque« . Je demande donc à M. Lleshi où sont donc, sur le territoire belge, ces attaques généralisées, massives, fréquentes et de grandes envergures contre des civils ? Et quelles sont les mesures politiques qui en sont responsables ? Ne cherchez pas, vous ne trouverez aucun élément d’accusation contre la Belgique.

Biaiser la réalité en ne la faisant apparaître que sous un angle qui arrange votre conception du monde est une preuve d’un manque d’honnêteté intellectuelle qui, en tant que philosophe politique, ne vous réussit pas, M. Lleshi.

Par Julien Liégeois, jeune libéral

[1] Cour européenne des Droits de l’Homme

[2] MURRAY, Joseph. The effects of imprisonment on families and children of prisoners. The effects of imprisonment, 2005, p. 442-492.

[3] Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides

[4] « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

[5] L’Organisation Internationale pour les Migrations

[6] Définition complète : https://justice.belgium.be/fr/themes_et_dossiers/infractions_internationales/violations_graves_du_droit_international_humanitaire/crime_contre_l_humanite

Autres sources :

  • MURRAY, Joseph. The effects of imprisonment on families and children of prisoners. The effects of imprisonment, 2005, p. 442-492.
  • Rapport annuel 2017 de Fedasil
  • Rapport du CGRA du 8 février 2018

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