Lode Vereeck et Victor Dauginet © Debby Termonia

Le malaise de notre fiscalité : « J’ai eu beaucoup de clients riches qui ne payaient pas d’impôts »

Michel Vandersmissen
Michel Vandersmissen Journaliste pour Knack

C’est encore une fois la période de l’année où tout le monde soupire devant sa déclaration fiscale. La liste presque infinie de codes s’allonge chaque année. Où sont les attestations et les fiches? Il y a deux ans, Victor Dauginet, l’un des avocats fiscalistes les plus connus de notre pays, déclarait à Knack que même lui n’était plus capable de remplir sa propre déclaration.

« La cupidité et la vanité font obstacle à la nécessaire réforme de notre système fiscal », déclare Victor Dauginet, avocat fiscaliste de premier plan. L’économiste fiscal Lode Vereeck partage son avis: « Si on peut continuer à traîner, on le fera. C’est dans l’ADN de la Belgique. »

Dauginet vient de terminer un nouveau livre : Het belaste land (Le pays imposé), au sous-titre éloquent: Over de malaise van onze fiscaliteit (Sur le malaise de notre fiscalité). C’est une chronique de quarante ans dans le monde fiscal, truffée d’anecdotes et d’humour pince-sans-rire. On pourrait dire que Victor Dauginet est le philosophe des fiscalistes. Taksjager – Op zoek naar het fiscaal ideaal (Chasseur de taxes – À la recherche de l’idéal fiscal), le dernier livre du sénateur Lode Vereeck (Open VLD), est très différent. C’est sa réponse au malaise abordé par Dauginet. Il propose de faire table rase: abolir toutes les taxes et les remplacer par une seule taxe de transaction. Dauginet : « Lode a écrit un livre cartésien sur les impôts avec sa tête, moi j’ai écrit avec le coeur. »

Vous êtes tous les deux très critiques envers la classe politique. Monsieur Vereeck, vous écrivez dans Taksjager que « ce pays a besoin de bâtisseurs de ponts ». Mais en existe-t-il ? Si vous écoutez la cacophonie au sein de la politique belge, c’est plutôt : « J’ai raison et tous les autres sont des idiots ».

Dauginet : Quand j’étais en humanités, un enseignant -philosophe racontait que le plus gros problème de la Belgique était le manque de qualité parmi nos politiciens. Soixante ans plus tard, c’est encore pire. Il n’y a pas une gramme d’éthique dans notre monde politique.

Vereeck : Cacophonie est le mot juste. Un jour, un parti fait des propositions pour l’éducation. Le lendemain, un autre parti nous explique quelle voie doit emprunter le ministère de la Justice et, entre-temps, on fustige les propositions des autres sans les avoir écoutées attentivement. Ces insultes sur les réseaux sociaux ! Quand cela s’arrêtera-t-il?

Vous n’y participez pas ?

Vereeck: Non, j’ai de bons contacts avec tous les partis. Lorsque j’écoute mes collègues politiques ou mes concurrents, je cherche des éléments que je peux utiliser pour trouver une solution commune. J’écoute Peter Mertens (PTB) et je lis le livre de Marco Van Hees, le spécialiste du fisc francophone de son parti. Je suis tout à fait d’accord avec le professeur Wim Moesen de la KULeuven qui dit que notre pays manque de capital social et de confiance entre politiciens.

Vous êtes encore plus dur envers nos politiciens, monsieur Dauginet.

Dauginet : Il ne faut pas laisser un bon guerrier peler les pommes de terre. J’imagine que la plupart des politiciens sont des êtres humains décents, mais leurs objectifs ne valent rien. Pour eux, il ne s’agit pas d’améliorer la société, mais de servir les intérêts de leur parti. De plus, ils abusent de ce pouvoir d’une manière terriblement arrogante. Regardez les nominations dans les institutions publiques. On lit dans les journaux qu’un candidat CD&V se verra confier le poste, car ailleurs c’est un libéral qui occupe le poste. Ils n’ont même plus honte de ce népotisme manifeste.

Vous appelez la Belgique un « pays imposé ». Ce mot revêt deux significations (NLDT : en néerlandais): il s’agit d’une fiscalité lourde, mais aussi d’un pays « accablé », il porte un lourd fardeau.

Dauginet : (hoche la tête) Un chef de cabinet des Finances m’a dit un jour que son ministre voulait augmenter les impôts sans que la population s’en rende compte : il y avait déjà tellement d’impôts. Il parlait d’une nouvelle taxe sur les assurances, sur les transactions financières, etc. Ce sont des impôts que la plupart des gens ne ressentent pas immédiatement dans leur portefeuille. Je crains qu’ils ne soient allés trop loin et qu’ils n’aient sous-estimé la population.

Ce fardeau est-il aussi la raison pour laquelle il est si difficile de changer quoi que ce soit dans ce pays?

Dauginet : La Belgique est trop compliquée. Tout est coincé dans un enchevêtrement confus. J’ai lu dans le livre de Lode Vereeck que chaque année nous payons 10 milliards d’euros d’intérêts sur nos dettes parce que les politiciens ont mal géré notre pays. Je ne veux pas professer la débâcle de la Belgique, mais 10 milliards d’euros d’intérêts sur un budget même pas si grand, c’est hallucinant. Dans les années 1970, le taux d’imposition était de 70%. C’était intenable, et beaucoup de gens ont fui dans des sociétés. Et maintenant ils disent : ce sont de vilains garçons, avec leurs sociétés. Il faut rester sérieux.

Vereeck : La plupart des citoyens veulent payer des impôts équitables, mais un impôt de plus de la moitié sur nos revenus est trop lourd. Certainement parce que nous n’obtenons pas assez de qualité en retour. Les études de la Banque Nationale le confirment.

Dauginet: Les politiciens doivent cesser de faire des promesses qu’ils ne pourront pas tenir. Qu’est-ce que le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) n’a pas promis ? Il allait améliorer les procédures juridiques seraient améliorées, les prisons allaient être mieux gérées, etc.

Vereeck : Victor a raison quand il dit qu’on gaspille les ressources. Je l’ai calculé pour mon livre : toutes les administrations réunies de ce pays coûtent 16 milliards d’euros par an. Il s’agit de coûts purement administratifs pour les autorités fédérales, régionales et locales et la sécurité sociale.

Dauginet : On peut y arracher de nombreuses mauvaises herbes.

Beaucoup prétendent que les prélèvements publics sont trop importants, mais presque tous les ministères se plaignent du manque de personnel : il y a trop peu d’agents, trop peu de magistrats, les autorités fiscales estiment qu’elles ne peuvent pas faire leur travail correctement en raison d’un manque de fonctionnaires, etc.

Dauginet : Un jour, je conseillais une société de logiciels. Cette dernière avait développé un programme permettant au Premier ministre de rendre son administration plus efficace. Par la suite, le ministère de l’Agriculture m’a demandé de faire de même. Mon client m’a dit qu’avec quelques modifications, il pouvait effectivement livrer le programme, et que ce serait beaucoup moins cher parce que la plupart du travail avait déjà été fait pour le Premier ministre. Nous n’avons pas besoin d’une remise », ont-ils dit à l’Agriculture. « Nous payons le prix fort, parce que c’est ainsi que le budget est établi ». C’est ça gérer l’argent comme un bon père de famille ? Eh bien, ça arrive à tous les niveaux.

Vereeck : Je dois malheureusement le confirmer. Lorsque les gens parlent de réduire les prélèvements publics, ils proposent souvent l’abolition du Sénat et des provinces. Je veux bien, mais il s’agit de quelques dizaines de millions d’euros. Ce n’est rien du tout. Nous devons nous demander si toutes les dépenses sont stratégiquement importantes, comme la Défense.

Donnez-moi un exemple de ce que le gouvernement ne devrait pas faire.

Vereeck : Dans le domaine de la culture, le gouvernement doit se limiter à l’éducation culturelle, aux écoles de musique, aux musées et aux écoles d’art. Supprimez toutes les autres subventions.

Dauginet : L’artiste doit tirer ses revenus du marché.

En parlant de culture, vous êtes très durs envers le système de tax shelter, où les entreprises bénéficient d’avantages fiscaux lorsqu’elles investissent dans des films européens ou dans les arts du spectacle.

Dauginet : C’est une honte. Et maintenant, ils vont étendre ce système à l’industrie du jeu !

Vereeck : (sarcastique) Si en tant que secteur vous n’avez pas votre propre tax shelter, vous n’allez pas bien.

Dauginet : (rires) Je pense qu’il y a un besoin urgent d’un tax shelter pour le golf. Mais soyons sérieux. Je le décris dans mon livre comme un système insensé qui a littéralement été bricolé en 2003. Il montre comment la politique permet à des intermédiaires-voleurs, généralement les banques, de profiter dans la chaîne entre les autorités fiscales et les contribuables. C’est un bon exemple de très mauvaise législation.

Selon le secteur du cinéma, grâce au tax shelter, il n’y a jamais eu autant de films et de séries télévisées flamands d’aussi bonne qualité.

Dauginet : Les taxes ne servent pas à subventionner des films.

Selon un récent rapport de l’OCDE, la classe moyenne du pays paie 76% des impôts. Vous trouvez ça juste?

Vereeck : Qu’est-ce que la classe moyenne ? En Belgique, vous êtes déjà un gros salaire à partir d’un revenu brut de 44.000 euros par an. Cela vous place dans les 20 % les plus riches du pays.

Dauginet : (rires) Et c’est là-dessus qu’ils veulent appliquer un impôt sur la fortune.

Vereeck : (imperturbable) Les 20% les plus riches paient les deux tiers de l’impôt sur le revenu des particuliers. Cela illustre l’énorme progressivité de notre régime fiscal.

Dauginet : C’est un fardeau historique. Dans les années 1970, l’inflation était très élevée. Plusieurs fois, les taux d’imposition n’ont pas été ajustés à l’index. Les gens percevaient des salaires plus élevés, parfois 6 % et plus sur une base annuelle. Par conséquent, ils payaient plus d’impôts, mais cela ne les dérangeait pas parce qu’ils gagnaient plus aussi. Dans ce pays, on se retrouve dans la classe moyenne beaucoup plus vite qu’en France, en Allemagne et aux Pays-Bas.

Vereeck : Notre système est très déséquilibré. Savez-vous combien d’impôts paie la partie la plus pauvre de la population?

Presque rien ?

Vereeck : Ils récupèrent de l’argent des impôts. Jusqu’à 800 euros. Les très riches ont leur échappatoire, mais les très pauvres aussi. C’est problématique pour le bon fonctionnement du système fiscal.

On dit parfois qu’il y a deux choses auxquelles on ne peut échapper dans ce pays : la mort et les impôts. Pour ce qui est du second, certains super riches s’en rapprochent.

Vereeck : Ils n’échappent pas complètement aux impôts.

Dauginet : Ils ne paieront pas beaucoup de toute façon.

Pourquoi les enfants de l’homme d’affaires Albert Frère ne paient-ils pas les droits de succession ? Parce que le gouvernement, par le biais d’une fondation, offre une issue parfaitement légale.

Dauginet : Notre système est complètement biaisé : vous avez des droits de succession et des droits d’enregistrement. C’est compliqué, et certaines personnes en profitent. J’ai eu beaucoup de clients très riches qui ne payaient pas d’impôts. Et tout à fait légalement.

Qu’en pensez-vous, en tant que conseiller ?

Dauginet: Je ne peux pas être hypocrite, ça m’a permis de bien gagner ma vie. Mais ces dernières années, ça me tracasse. Parce que je viens d’une famille sociale-chrétienne. Vous savez, au cours de votre vie, vous vous retrouverez dans un certain mouvement, vous êtes bon en quelque chose, vous avez du succès et cela attire les clients riches. Mais la cupidité de certains me dérange vraiment.

Parlons encore de l’impôt sur la fortune, d’accord ? Les écologistes…

Dauginet : (rapidement) Je trouve cela incroyablement stupide. Il y a déjà tellement d’impôts sur la puissance. Pourquoi penser à quelque chose qui fait fuir les gens de notre pays ? Et quand serez-vous riche, selon Groen ?

À partir d’un million d’euros, immobilier compris.

Dauginet : Vous êtes sérieux ? Vous vous retrouverez à nouveau dans la même classe moyenne.

Vereeck: Alors, ils sont plus sévères que le PTB. Celui-ci oeuvre également à l’instauration d’une taxe millionnaire, mais il en exclut le domicile pour une valeur d’un demi-million d’euros. Tout impôt sur la fortune est un impôt double, car nous sommes déjà imposés sur nos revenus, les héritages, les bénéfices des sociétés qui nous permettent de construire un patrimoine. L’impôt sur les gains en capital est autre chose. Il s’agit des revenus locatifs, du rendement des investissements, des intérêts, etc. Je considère qu’il s’agit d’un revenu et je crois qu’il devrait être ajouté aux autres revenus et imposé proportionnellement.

Dauginet : Je suis également contre un impôt sur les plus-values, car comment pouvez-vous encore maintenir votre capital ? La banque ne paie plus d’intérêts sur votre épargne et si vous obtenez un rendement de 3 ou 4 % sur un investissement, vous êtes un très bon investisseur. Imposez-le avec un impôt sur les gains en capital et il ne restera plus rien.

Manifestement, il y a une chose sur laquelle presque tout le monde au pays s’entend déjà : notre régime fiscal doit être plus simple et plus équitable. On doit se fermer les échappatoires. Mais rien ne se passe.

Dauginet : Tout le monde est d’accord là-dessus. Et pourtant, cette année, à l’encontre de toutes les promesses, cinq nouveaux codes ont été ajoutés au formulaire de déclaration déjà très complet. Quand j’étais jeune, la déclaration comportait 20 codes. Aujourd’hui, il y en a presque 900.

Quelles en sont les raisons ?

Dauginet : c’est à cause de la différence de structure du pouvoir entre la Belgique et les Pays-Bas. Les ministres néerlandais n’ont pas de cabinet, le ministre gouverne. S’il décide de construire un pont à Arnhem, le ministère des Transports, des Travaux publics et de la Gestion des eaux veillera à ce que le pont soit construit. Ces fonctionnaires jouissent d’une immunité politique totale. Vous pourrez alors parvenir à un consensus au-delà des frontières de tous les partis et vous n’aurez pas à plaire aux groupes de pression.

Vereeck : Notre gouvernement s’est toujours limité à quelques interventions cosmétiques. Une déduction par-ci, une exception par-là. Et si vous voulez abolir un certain avantage, vous rencontrez une résistance massive de toutes sortes de groupes de pression.

Dans votre livre, vous plaidez pour un nouveau départ.

Vereeck : Bricoler un peu ne suffit plus. Je propose de supprimer tous les impôts et cotisations de sécurité sociale et de les remplacer par une taxe de 1,216% par transaction. Supprimez donc la TVA, l’impôt sur le revenu des personnes physiques, l’impôt sur les sociétés, le précompte mobilier et immobilier, les cotisations de sécurité sociale, etc. Tous les mouvements d’argent sont taxés à 1,216 %, tout comme vos achats réels dans un grand magasin ou l’achat d’une voiture. C’est une proposition calculée, et elle est abordable. Elle répond aux besoins de financement actuels de l’État, il ne s’agit donc pas d’une aventure budgétaire.

Monsieur Dauginet, que pensez-vous de cette proposition ?

Dauginet : C’est grandiose. Toutefois, la Belgique est un petit pays et je ne pense pas que la Commission européenne l’autorisera à être le seul État membre à supprimer la TVA. C’est irréaliste. Il s’agit toutefois d’un magnifique exercice initial qui, à mon avis, doit faire l’objet d’un examen plus approfondi.

Pensez-vous encore voir l’éclosion d’un système fiscal simple, transparent et équitable ?

Dauginet : Je suis pessimiste. Je crains que la cupidité et la vanité y fassent obstacle.

Vereeck : Je suis un peu plus optimiste, mais il faudra une crise grave pour la débloquer. Cela peut se produire si, par exemple, les taux d’intérêt augmentent à nouveau, ce qui fait dérailler nos finances publiques. Mais si on peut continuer à traîner, on le fera. C’est dans notre ADN.

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