Jan Buelens

Le gouvernement, en grève contre la légalité ?

Jan Buelens Professeur en droit du travail collectif et avocat pour Progress Lawyers Network

À quelques jours de la grève générale, les politiques et les (fédérations d’) employeurs multiplient les déclarations incendiaires. Ainsi, le ministre de l’Intérieur « s’assurera, heure par heure, que la grève est bien proportionnelle et qu’au besoin il fera intervenir la police ». Le chef de groupe MR à la Chambre finalise une proposition de loi qui donnerait autant de valeur au « droit du travail » qu’au droit de grève. Les fédérations d’employeurs estiment que les limites du droit de grève ont été atteintes et les employeurs individuels clament qu’ils se rendront en masse au tribunal.

Que les employeurs s’opposent aux actions de grève et s’expriment à ce sujet est un phénomène répétitif. Cependant, que le gouvernement soutienne les employeurs constitue une étape supplémentaire qui compromet gravement les droits fondamentaux. Il remet en cause les principes de base démocratiques sans sourciller.

L’ingérence dans le contenu du droit de grève est inadmissible

L’absence de principe d’ingérence par l’employeur et l’état dans l’exercice de leurs droits fondamentaux constitue un premier principe de base. Ce n’est pas à eux à déterminer quel contenu les personnes qui exercent leurs droits – dans ce cas les grévistes – veulent ou doivent faire passer. Aussi, un prétendu test de proportionnalité est-il inadmissible.

À l’aune des normes judiciaires internationales, ceci ne fait aucun doute. Citons l’exemple d’une affaire de grève dans laquelle une grande compagnie d’assurance a qualifié une grève de disproportionnée (et donc illégale) parce qu’elle ne concernait que 400 sur 3000 employés (les employés n’étaient pas d’accord de devoir aller travailler à Bruxelles au lieu d’Anvers). Le juge n’a pas suivi ce raisonnement. Si on laisse le jugement sur le contenu d’une grève à l’employeur, toute grève sera disproportionnée pour une raison ou une autre.

L’état n’a pas davantage le droit de s’en mêler, et certainement quand cet état est également en cause, ce qui est le cas de la grève générale de lundi. Si on passe outre, on est rappelé à l’ordre par le pouvoir judiciaire.

« Il est inacceptable qu’un ministre demande à la police de veiller à ce qu’une grève est bien proportionnelle, sous prétexte du maintien de l’ordre. On tend vers un état policier »

Par conséquent, le ministre de l’Intérieur n’a aucun fondement juridique, ni aucune compétence pour vérifier si le droit de grève est bien proportionnel au « droit du travail ». Seul le juge peut se prononcer sur un rapport entre les deux droits. Cependant, il est inacceptable qu’un ministre demande à la police de veiller au respect de ce droit sous prétexte du maintien de l’ordre. On tend vers un état policier.

Est-ce parce que le pouvoir judiciaire ne répond pas favorablement, que le pouvoir exécutif prend l’initiative de jouer au juge alors qu’il est lui-même en cause. La séparation des pouvoirs serait-elle une invention de la Révolution française ?

« Le droit au travail »: un concept ambigu

Second principe de base, on ne peut évidemment pas inventer de droits fondamentaux. Ainsi, le droit au travail pendant une grève n’est pas la même chose que le droit au travail.

Il va de soi que ce droit au travail mérite protection, et même beaucoup plus aujourd’hui. Si ce droit est le seul repris dans la Constitution, il est foulé aux pieds quotidiennement dans le sens qu’il n’existe aucune opposition entre le droit de grève et le droit au travail puisque le droit de grève est même utilisé pour garantir le droit au travail. Par exemple, quand AB InBev a dû renoncer à supprimer 300 emplois en 2011. Que le gouvernement et les employeurs ne parlent jamais de ce droit au travail en dit long.

Aussi, s’agit-il d’un tout autre droit pour eux, à savoir le droit de pouvoir travailler pendant une grève. Ce droit n’existe tout simplement pas. Il n’est repris dans un aucun traité international contraignant ni dans notre Constitution. Que la FEB demande une loi qui implante ce droit et que MR compte déposer une proposition dans ce sens prouve que ce droit au travail pendant une grève n’existe pas.

… et des racines historiques

Que les employés en grève et les syndicats mettent en cause le droit au travail est dû à deux facteurs.

« Premièrement, les employeurs exercent une pression directe et indirecte importante sur les employés pour ne pas faire grève (lettres qui exhortent à venir travailler, propositions pour rester loger au travail, primes supplémentaires pour les employés qui ne font pas grève…) ». C’est une réalité dont on ne parle pas suffisamment alors qu’elle sape totalement le droit de grève. Voilà une des raisons du blocage d’un zoning industriel : il sert à ce que tous ceux qui ne veulent pas travailler, ne doivent pas aller travailler. Évidemment, il y a aussi le cas des »non-grévistes », mais comment sonder cette volonté ? Dans une relation de travail, on dépend économiquement et juridiquement de son employeur, de sorte qu’il n’y a pas de volonté libre. Lors d’une grève contre la restructuration d’une grande chaîne de supermarché, une foule de non-grévistes s’est présentée. Plus tard, il s’est avéré que la direction ne prolongerait pas leur contrat temporaire s’ils participaient à la grève…

En outre, la résistance contre le droit au travail pendant une grève est liée à la naissance du droit de grève.

Au 19e siècle, il n’y avait pas de droit de grève. Cependant, comme c’était le seul moyen d’obtenir des droits, on faisait tout de même la grève. À cette époque, les grèves n’étaient pas seulement brisées avec violence, mais aussi en engageant toutes sortes de briseurs de grèves. Lorsque le droit de grève a été reconnu après la Seconde Guerre mondiale, on a également interdit l’engagement de briseurs de grève par les employeurs. Aujourd’hui, certains employeurs flirtent avec cette interdiction en faisant appel à des intérimaires. Même si des personnes qui veulent travailler ne souhaitent pas forcément briser la grève, c’est ce qu’elles font objectivement. La grève a pour but de causer des dommages économiques de sorte que les rapports de pouvoir entre les employés et les employeurs ou l’état soient modifiés et qu’il y ait donc une possibilité de se concerter. Si le droit au travail doit être garanti à tout prix pendant une grève et que la grève n’est donc plus efficace, il n’y a plus de droit de grève. Si les activités de l’entreprise continuent, la grève sera inoffensive et l’employeur viendra même jouer aux cartes au piquet de grève ou manger une petite saucisse au barbecue. Dans ce cadre, parler de proportionnalité entre le droit de grève et le droit au travail en les mettant au même niveau, comme le font Jambon et le MR, revient à édicter un droit de grève.

Les propositions qui veulent reconnaître le droit au travail pendant une grève rappellent en effet l’article 310 du Code pénal supprimé en 1921. Selon la Constitution de 1830, on pouvait se réunir, mais les réunions d’ouvriers « qui se tenaient à proximité des usines et autour des usines et portaient atteinte à la liberté de travail » étaient interdites. Avec ce simple article, les ouvriers volaient en prison pour avoir exercé leurs droits fondamentaux. Un pays qui commémore la Première Guerre mondiale ferait mieux de s’attarder aux morts tombés pour la suppression de l’article 310.

Jan Buelens

Avocat pour Progress Lawyers Network

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