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« Le fédéralisme belge fête 50 ans, mais il est devenu trop complexe et peu lisible » (entretien)

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Notre système manque d’esprit de coopération. Il est à la traîne pour apporter des réponses rapides, fortes et lisibles. C’est le constat posé par des chercheurs de huit universités. On songe à la revoir de fond en comble. Entretien.

Le fédéralisme belge a cinquante ans. Avec d’autres jeunes politologues, juristes et économistes de huit universités, Catherine Xhardez publie un livre passionnant pour tirer les leçons de cette longue histoire, tirer des constats et tracer des lignes pour l’avenir. Docteur en sciences politiques (à Paris et Saint-Louis Bruxelles), elle l’évoque pour Le Vif/L’Express.

Le fédéralisme belge a cinquante ans, et pourtant on n’en fait pas grand cas…

La première réforme de l’Etat date du 24 décembre 1970 et avait en effet été publiée au Moniteur belge le 31 décembre. C’était en pleine période de fêtes. On en a pas entendu beaucoup parler de cet anniversaire, c’est vrai. Sans doute parce qu’il y a toujours un débat sur le moment où le fédéralisme a vraiment débuté : la première réforme a amorcé le processus, on n’a parlé officiellement d’Etat fédéral dans la Constitution qu’en 1993. Ce qui est sûr, à nos yeux, c’est que la fédéralisation a débuté en 1970 avec la création d’entités territoriales avec leurs propres pouvoirs. Il est intéressant aussi de voir que cela fait cinquante ans que ce processus est enclenché, avec différentes étapes. Dans l’histoire du fédéralisme, le fédéralisme belge est jeune. C’est, en outre un Etat qui est devenu fédéral en dissociation alors que la plupart le deviennent en association. Cette expérience de cinquante ans méritait d’être étudiée.

https://twitter.com/CathXhardez/status/1342120761176305665Catherine Xhardezhttps://twitter.com/CathXhardez

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Ce qui est sûr, c’est qu’on ne parle plus aujourd’hui de BHV, mais bien de sujets fondamentaux ou tabous comme l’autonomie fiscale ou la sécurité sociale.

Nous avons connu un fédéralisme des petits pas avec, chaque fois, des étapes, des discussions et des moments parfois très conflictuels. En raison de ces petits pas ou de ces longues négociations, on ne se rend pas toujours compte du chemin parcouru. Les francophones ont toujours exprimé leurs craintes que l’on ne finisse par toucher à la sécurité sociale à force de grignoter de la sorte cette coquille de plus en plus vide. Après cinquante ans, des sujets que l’on pensait tabous se trouvent pourtant de plus en plus au centre du jeu. En outre, notre processus s’est surtout basé sur la dissociation et de la décentralisation, sans réflexion sur le fait de savoir si cela marche mieux quand on le fait ensemble ou sans se poser la question de savoir ce que l’on veut encore faire ensemble. C’est sûr que nous arrivons à un moment clé. Un anniversaire, c’est bien sûr symbolique, mais cela permet de prendre de la perspective et de se demander où nous en sommes. Une longue route a été faite et des évolutions impensables ont eu lieu.

Votre constat est celui d’un système institutionnel devenu très complexe ou incohérent à beaucoup d’égards.

La complexification est effectivement une évolution importante. Quand on remonte aux écrits passés sur notre fédéralisme, il y a quand même eu toute une génération de constitutionnalistes qui n’avaient pas de problèmes avec cette complexité, pour autant que cela fonctionnait et que cela apportait une réponse à nos confrontations.

Ce fut même la raison de notre double système Régions/Communautés.

Absolument, ou de la sonnette d’alarme, des majorités spéciales… Il y avait presque une fierté de cette complexité. Je trouve qu’il y a eu un basculement qui se voit très fort dans les écrits des nouveaux chercheurs : la complexité est désormais vue comme un problème parce qu’elle a poussé si loin que c’est au dépend de l’efficacité ou de la lisibilité. On n’avait pas auparavant imaginé que ce devait être lisible pour les citoyens. Avec les crises ou l’impact de certains dossiers sur la vie des gens, cela devient un problème parce que les gens ne comprennent pas ces mécanismes. Plusieurs auteurs, dans notre livre, soulignent que la complexité est désormais considérée comme une tare.

C’est un constat que l’on pose depuis la sixième réforme de l’Etat de 2011?

Oui, mais cela date sûrement d’avant cela. Et dans les faits, notre fédéralisme trébuche de plus en plus souvent en raison de ces compétences qui sont écartelées entre différents ministères ou niveaux de pouvoir, avec l’Europe au-dessus. On se prend de plus en plus souvent les pieds dans le tapis et c’est de plus en plus mal ressenti sur le terrain.

La crise du Covid a été un crash test à ce niveau, mais d’autres dossiers en témoignent comme la mobilité. Ce sont autant de mises à l’épreuve concrètes sur des sujets importants pour la vie des gens?

C’est vrai pour la santé ou la mobilité, indéniablement. De façon générale, on ne se rendait pas compte de ce que ce fédéralisme donnerait pour les nouveaux défis. On parle aujourd’hui de la Covid, mais il y a d’autres enjeux pour lesquels il peut être problématique. Moi, je parle du climat par exemple : on voit vraiment qu’il y a des problèmes en matière de gestion des objectifs, de collaborations entre les différentes entités, de qui est responsables des mesures… C’est le cas aussi en ce qui concerne la migration : le fédéral définit les objectifs globaux, mais l’intégration est gérée au niveau des Communautés, avec des sensibilités différentes.

Ces grands dossiers, je les appelle les « problèmes intergouvernementaux complexes » qui se multiplieront. Il faut prendre des décisions fortes, rapides, qui sont acceptées par les citoyens et notre système complexe, qui manque de coopération, n’est pas le mieux à même de le faire. Aujourd’hui, oui, il y a des Comités de concertations mais uniquement sur des problèmes ad hoc : il n’y a pas d’esprit de concertation. On peut avoir des politiques différentes, bien sûr. L’idée du fédéralisme, c’est que la différence est bonne. Mais il y a un moment où face à des problèmes globaux, il faut avoir des réponses au moins harmonisées.

Ces grands dossiers appellent en effet des réponses globales au niveau européen, voire mondial. En Belgique, c’est compliqué de s’entendre…

Ce n’est pas forcément le fédéralisme qui a créé ces tensions, bien sûr : c’est toujours le problème de l’oeuf et la poule. Dans des sociétés divisées comme la nôtre, c’est un paradoxe : le fédéralisme, c’est la réponse aux divisions ; mais les différences qu’il autorise accentuent un fédéralisme de dissociation. Le fédéralisme est-il le problème ou la solution? C’est la question qui se pose depuis le début. Il y a un téléscopage des conflits, d’intérêts nationaux ou sous-nationaux, une compétition entre certaines entités, des rapports de pouvoirs, des partis qui prennent le système en otage mais parce que le système le permet… Le problème, c’est qu’il n’y a pas de hiérarchie des normes, d’instance finale qui tranche : tout doit être décidé au consensus.

Il fut un temps où des observateurs de Jérusalem venaient étudier le système bruxellois de coexistence pacifique…

Oui, même des politologues britanniques ou américains affirment que la Belgique est l’exemple le plus abouti de démocratie consociative. C’est vrai que cette idée de travailler ensemble a permis d’éviter le séparatisme, de rester ensemble et d’éviter les conflits violents. Cela a permis la Belgique de grandir, c’est un système bien pensé qui a tenu le coup pendant cinquante ans et qui n’a pas explosé. On peut être fier de ce qui a été mis en place, avec des mécanismes très originaux pour protéger les minorités, tant au niveau national que bruxellois. C’est la face positive. Mais la face négative, c’est la complexité dont on parlait, l’effet boule de neige que cela a entraîné. Je me demande toujours si les auteurs des premières réformes savaient qu’ils ouvraient une boîte de Pandore, avec des choses qui sortent sans savoir quand cela s’arrêterait.

Y’a-t-il un point d’arrivée dans la fédéralisation ou y’aura-t-il sans cesse de nouvelles réformes?

On dit clairement dans la conclusion du live que l’on parle aujourd’hui, à nouveau, de réforme profonde de notre fédéralisme. Il est question d’un changement total du modèle : fédéralisme à quatre Régions, à « deux + deux », à cinq ou à dix. Ce n’est pas comme si on avait trouvé la solution en cinquante ans : si on avait vraiment réussi, on s’arrêterait, mais ce n’est pas le cas. On peut se demander pourquoi ? On peut toujours se dire que c’est la faute des partis politiques ou des acteurs, mais il y a toujours quelque chose qui s’emballe et qui nous fait aller plus loin.

Il y a forcément le nationalisme flamand qui appelle à davantage d’autonomie, mais ce n’est pas le seul à remettre le modèle en question : de nombreux partis appellent à réfléchir à une Belgique « plus efficace » pour remédier aux défauts actuels du système…

Au départ, les raisons pour lesquels on a décidé du fédéralisme étaient identitaires ou socio-économiques, mais cela évolue : il y a toujours des demandes identitaires, mais il y a davantage de revendications économiques ou sociales. La décentralisation, c’est aussi une manière de promouvoir un autre modèle de société, de s’opposer aux politiques fédérales ou une volonté de mener des politiques plus efficaces, plus participatives… des réflexions sur la valeur de ce qu’est l’Etat. La question, c’est de savoir si les décideurs sont capables de se mettre autour de la table pour trouver un modèle commun pour avancer ensemble.

La Belgique à quatre est davantage favorisée du côté francophone, la Belgique à « deux plus deux » davantage du côté flamand…

La question du nombre d’entités est centrale. Cela n’a pas changé depuis le début : il s’agit de savoir le nombre de personnes qui seront autour de la table. Souvent, dans les fédérations, comme les Etats-Unis, le Canada ou l’Allemagne, il y a précisément plus d’entités pour éviter les blocages d’une confrontation à deux communautés. En Belgique, l’asymétrie entre Régions et Communautés joue aussi un rôle : ce sont différents niveaux, avec différents pouvoirs, dont certains ont englobé d’autres… L’idée du quatre, c’est de faire disparaître cette asymétrie. Mais cela pose aussi la question de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce sont des enjeux fondamentaux de pouvoir et d’équilibre et cela discute âprement.

Nous avons souvent l’impression d’être au milieu du gué.

Ce sont des énormes décisions à prendre. Avec un regard cynique, c’est peut-être, en effet, parce que l’on n’a jamais tranché: chacun a toujours eu un peu ce qu’il voulait. On a créé les Communutés pour les uns, les Régions pour les autres et, depuis, il y a eu des fusions, des transferts de compétences, des jeux à différents étages: c’est cela qui est devenu très compliqué.

Faudrait-il repartir d’une page blanche?

Certainement pas parce qu’il y a de bonnes leçons que l’on peut tirer de ces cinquante ans. On peut être fier de cette période, on peut voir ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionen pas. Mais la question est de savoir si l’on poursuit la route indéfiniment et, à ce sujet, on n’est pas clair. La N-Va, elle, a le mérite de la clarté: elle évoque un modèle transitoire qu’est le confédéralisme, avant d’arrêter la route. Pour les autres, ce n’est pas toujours clair de dire si l’on poursuit comme c’est le cas aujourd’hui ou si l’on adopte une nouvelle route.

Même la N-VA n’est plus aussi claire.

Le confédéralisme est une étape transitoire qui l’arrange bien: on a plus de compétences, mais on reste dans l’Europe et on garde Bruxelles en la neutralisant… Chacun a son modèle avec le plus d’avantages pour ses propres intérêts, c’est un jeu normal dans ce genre de négociations.

Une des leçons, au bout de cinquante ans, n’est-ce pas le fait que le séparatisme est impossible en raison de Bruxelles, et non de la monarchie ou de la dette comme on le disait avant. C’est ne noeud absolu, non?

C’est sûr qu’après cinquante ans, c’est devenu le noeud de l’Etat fédéral, ce qui n’était pas le cas au début du processus. En 1970, cette Région n’était pas là, on y pense en 1980 et elle devient une réalité en 1989. C’est un liant, c’est un intérêt économique évident, c’est la porte d’entrée vers l’Europe qui accueille ses institutions ou qui accueille des grandes sociétés… C’est une Région à part entière, mais particulière. Le grand débat, c’est toujours de savoir si l’on peut ou si l’on veut se passer de Bruxelles. Pendant longtemps, on a cru que la N-VA allait la laisser tomber, mais cela ne semble plsu être le cas et toute solution doit la prendre en compte. Ce n’est pas toujours facile pour Bruxelles qui devient vite prise en étau dans de nombreu dossiers.

En 2030, la Belgique devrait fêter ses deux cent ans. Politiquement, c’es un enjeu, notamment pour la coalition Vivaldi actuelle. Est-il important au vu de ces cinquante années?

La sixième réforme de l’Etat commence à dater et il y avait une forme de volonté d’éviter une nouvelle réforme de l’Etat, mais ce discours risque de sauter au vu des problèmes constatés depuis plusieurs années. Les acteurs se réveillent en proposant des modèles différents et envisagent une septième réforme de l’Etat. La question est de savoir quelle sera l’envergure de celleci- et de savoir à quoi on touche. Il est évident que 2030 et une date symbolique et elle dépendra de ce que les acteurs veulent en faire.

Il y a quand même des tendances inquiétantes, et pas seulement en Belgique, de défiance et de désintérêt pour la politique, et une demande d’autres modèles démocratiques. La Belgique fédérale a été conçue par les élites entre elles, qui sont censées être capables de se parler, mais il semble y avoir un blocage important, désormais: l’idée d’associer les citoyens grandit de plus en plus. La nouvelle génération y est sensible et il y a quand même des déclarations politiques montrant une volonté d’innover en ce sens Cela permettrait de trouver de nouvelles idées: c’est peut-être cela, le défi de 2030!

« 50 ans de fédéralisation de l’Etat belge », Catherine Xhardez, Maxime Counet, François Randour et Christoph Niessen (dir.), éd. Academia, 268 p.

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