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« Le devoir des Mittal ? S’enrichir en famille »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Choc des cultures. La famille Mittal doit accomplir son « dharma », lié à sa caste. A savoir : s’enrichir quels que soient les moyens utilisés. Un mode de gouvernance incompatible avec nos valeurs. Eclairage avec Philippe Lukacs, enseignant à l’Ecole centrale de Paris.

Un coup de massue, et de la colère. Même si elle n’était pas totalement inattendue, l’annonce par le groupe ArcelorMittal, ce jeudi 24 janvier, de sa volonté de fermer sept de ses douze dernières lignes de production dans le bassin sidérurgique de Liège a sonné travailleurs, syndicalistes et politiques. Ce sont 1 300 emplois qui sont directement menacés. Bientôt, il n’en restera plus que 800 dans une région qui fut le berceau de la sidérurgie en Europe. Les politiques évoquent une « trahison » et disent entamer un « bras de fer » avec le géant de l’acier. Un duel perdu d’avance. Car, même menacés de nationalisation, les Mittal ne cèdent jamais. Pourquoi ? Parce qu’un Mittal est un Marwari et qu’en affaires, un Marwari ne se soumet pas. Un Mittal DOIT accomplir son « dharma », son devoir, ses obligations, liés à sa caste. Celui des Marwari est très simple : s’enrichir, quels que soient les moyens utilisés. Un « détail » ?

Le Vif/L’Express : Lakshmi Mittal vient d’annoncer la fermeture de la phase à froid à Liège, tandis que notre Premier ministre, Elio Di Rupo a protesté, affirmant son « incompréhension totale ».

Philippe Lukacs : Pourtant, il n’y a rien de surprenant à ce qui se passe actuellement à Liège. Aujourd’hui, nous nous plaignons que Mittal n’a pas respecté ses promesses et adopte un mode de gouvernance très centralisé et familial. En réalité au moment de l’OPA de Mittal sur Arcelor (NDLR : juin 2006), toutes les informations qui nous auraient permis de prévoir ceci étaient disponibles. Mais, jusqu’à aujourd’hui, les responsables fonctionnent selon un même modèle : leur regard est étroit, fermé, ils restent fixés sur le court terme, sur les chiffres. Une plus grand ouverture curiosité aurait pu éviter des erreurs…

Des erreurs ?

Absolument ! De façon très ethnocentrique, nous n’avons prêté aucune attention au fait qu’un Indien, en particulier un hindou, ne se vit pas comme nous, ne se vit pas comme un individu isolé qui interagit avec d’autres individus isolés.

Oui, mais concrètement qu’aurions-nous gagné, dans le business, à être attentifs à la culture des Mittal ?

Un Indien fonctionne dans le respect d’une trajectoire familiale spécifique. Et un peu d’attention nous aurait permis de voir que la famille Mittal fait partie des Marwari, un ensemble de familles qui regroupe parmi les plus riches et les plus puissantes de l’Inde. Cette communauté, car elle se soutient fortement, contrôle une très grande part de l’industrie sidérurgique, des mines, une grande partie de l’industrie manufacturière et du commerce du thé et des textiles. Ce succès exceptionnel s’appuie précisément sur le respect de règles strictes. Notamment qu’une entreprise Marwari doit être contrôlée par la famille : la famille doit être majoritaire dans le capital, et les enfants, les frères, les gendres y jouent le plus souvent un rôle central. Il aurait suffi d’ouvrir le Wall Street Journal, en juillet 2006. On y aurait lu que, en acceptant de n’être actionnaire qu’à 45 % du nouveau groupe Arcelor Mittal, après avoir contrôlé près de 90 % du capital de Mittal Steel, Lakshmi Mittal enfreignait une règle marwarie. On pouvait y lire aussi qu’un puissant membre de la communauté Marwari indiquait, sous forme de litote, que toutes les familles marwaries n’auraient pas accepté ce deal. Mais il précisait que si les Mittal l’avait fait, c’est probablement parce qu’il gardait d’une autre façon le contrôle…

C’est donc un choc des cultures qu’on aurait pu prévoir ?

Tout à fait. Par ailleurs, là encore de façon ethnocentrique, nous avons considéré qu’un Indien et un Européen sont guidés par les mêmes valeurs universelles. Nous n’avons pas vu que, en réalité, les valeurs qui, dans la culture indienne, guident un hindou, les obligations qu’il doit respecter, ce qu’il doit accomplir pour réussir sa vie, son « dharma », est relatif à sa caste spécifique. Or le « dharma » des Marwari, leur devoir, leur « vocation », c’est de s’enrichir. Quels que soient les moyens utilisés. La devise qui figure sous le titre de leur propre journal (Marwar Magazine for the Marwari Community), l’indique clairement : « Ils sont puissants. Ils sont riches. Ils ont des modes de vie opulents. » Point. Nulle autre morale. Sur les 50 premières sociétés indiennes, 25 sont aux mains de familles marwaries. Les Marwari sont présents partout en Inde, où ils prêtent à des taux particulièrement usuraires et sont, à juste titre, la terreur des paysans. Le bien commun, le respect des contrats n’est en aucune façon dans leur « dharma ». Et leur « dharma », c’est justement ce qui a fait leur succès. Pourquoi dès lors les Mittal feraient-ils autrement ? Si nous avions été plus attentif à ceci, nous n’aurions pas accordé le même poids aux promesses qui nous étaient faites. Nous aurions pu nous rendre compte qu’il y avait un risque majeur que le mode de gouvernance devienne centralisé et familial. Nous nous serions dès lors montrés plus prudents, et, a minima, si la fusion avait été choisie, nous aurions verrouillé davantage l’accord de fusion sur ce point.

Le fils de Laksmi Mittal, Aditya (NDLR : directeur financier d’ArcelorMittal), a-t-il le même dharma que son père, sachant qu’il a étudié aux Etats-Unis, qu’il a été influencé par la culture anglo-saxonne ?

Pour nous, cela reste complexe à admettre, voire à comprendre, car nous privilégions l’idée que chacun de nous est un individu isolé, totalement libre de ses décisions. Nous ne prêtons pas attention au fait qu’en réalité, même nous, Européens, sommes inconsciemment marqués par la trajectoire de notre famille. Aditya ne peut évidemment pas ne pas être marqué par ce qui lui vient de son père, mais aussi de très nombreuses générations, et d’autant plus que jusqu’ici, cela leur a remarquablement réussi.

D’autres grands patrons indiens ont émergé dans l’économie mondialisée ? Votre analyse est-elle également valable pour ces derniers ?

Mes propos sont valables même pour les différences entre un patron belge et un patron allemand ! Mais prenons la famille Tata, qui fait partie d’une autre communauté d’Inde que Mittal, celle des Parsi. Ils ont d’autres codes de conduite : la gouvernance est moins familiale, plus professionnelle.

Quelles sont alors les leçons à tirer de l’affaire Mittal ?

Mittal, c’est plié, les erreurs sont derrière nous. Mais ce qui s’est passé est particulièrement illustratif : notre attention exclusive à l’immédiat visible, au court terme et aux chiffres mesurables, la poursuite d’une logique que l’on croit universelle sans la remettre en question, un manque d’attention à la culture de l’autre et au but ultime qu’il souhaite atteindre dans sa vie, ont été sources d’erreur. Ce mode de fonctionnement n’est malheureusement pas surprenant. En effet, jusqu’à aujourd’hui, le modèle majoritaire, dominant, du management est justement, non pas d’ouvrir son regard mais, tout au contraire, de se concentrer. Se concentrer sur son métier, externaliser ; se concentrer sur les facts and figures, les faits et les chiffres, voire sur le dernier chiffre, celui du bas, le résultat final. Le modèle encore dominant est qu’un manager doit être « focusé ». Or, le problème est qu’aujourd’hui, l’environnement économique est devenu totalement différent de celui où ce modèle pouvait fonctionner. Du fait de l’accélération des technologies, il est devenu instable et incertain. Dans ce nouvel environnement, l’analyse de réussites exemplaires montre qu’il est nécessaire de s’appuyer sur des alliances, le partage d’une ambition commune, stable, dynamisante, la plus élevée possible, pour laquelle chacun va donner toute son énergie. Il est donc devenu particulièrement nécessaire d’ouvrir son regard, d’être attentif à la culture de l’autre, au but ultime que poursuit celui qu’on a en face de soi…

Philippe Lukacs

Il est professeur de management de l’innovation à l’Ecole centrale de Paris, diplômé d’HEC mais aussi formé à l’ethnologie. Ancien directeur adjoint des ressources humaines du groupe Thomson, il anime Catalyser, qui conseille des entreprises fortement innovantes. Il a publié Stratégie pour un futur souhaitable (Dunod, 2008).

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