Tom Van Grieken, leader du Vlaams Belang

Le cordon médiatique brisé du côté francophone: l’interview du Belang fait polémique

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Il y a ceux qui sont outrés par l’initiative du magazine Wilfried et ceux qui la soutiennent. Son rédacteur en chef, François Brabant, argumente longuement pour ouvrir le débat.

L’interview accordée par Tom Van Grieken, président du Vlaams Belang, à Wilfried, fait débat en Belgique francophone, où cela fait longtemps que le cordon médiatique contre l’extrême droite n’avait pas été brisé de façon aussi nette. Pour rappel, un cordon sanitaire politique est bel et bien de mise, par lequel les partis démocratiques s’engagent à ne pas gouverner avec les extrémistes. Sur le plan médiatique, un consensus existe dans les médias francophones pour ne pas donner la parole à des tels partis liberticides. Du moins sous la forme d’entretiens « questions/réponses » ou, à la télévision, en direct, sans possibilité de contrôler la parole donnée.

L’interview en question de Tom Van Grieken s’inscrit dans un vaste dossier consacré par le trimestriel au poids de la violence et de l’imaginaire guerrier dans la vie politique belge. Le titre évoque la volonté du parti de casser la baraque belge, dans tous les sens, aux prochaines élections (s’il n’y a pas de scrutin anticipé) : « Notre horizon, c’est 2024 ». Il ouvre la porte à une grande réunion du Mouvement flamand : « La N-VA, le Vlaams Belang, et auparavant la Volksunie, c’est comme une grande famille qui s’est fragmentée ». Le fait même d’interviewer le leader extrémiste, dont le parti caracole désormais en tête des sondages, a fait l’objet d’un vif débat en interne au sein du magazine.

Dès l’annonce de cette interview, et alors qu’il ne sera finalement que demain dans les librairies, le sujet a fait l’objet d’interventions dans des sens divers de la part de journalistes et observateurs politiques.

Il y a d’une part les avis très critiques, ceux qui se disent abasourdis par cette initiative. « Très (très) déçu de ce choix, écrit ainsi Jérémie Tojerow, militant PS et observateur aiguisé de la vie politique. Triste aussi. Créé un précédent. L’audace, déranger, transgresser, ce n’est pas se soumettre à l’air du temps. C’est y résister souvent. » Il ajoute : « En réalité, cette rupture du cordon médiatique s’inscrit dans une séquence de banalisation à grande vitesse de l’extrême droite: le Vlaams Belang reçu pour la première fois par le Roi après le scrutin; le Vlaams Belang participe pour la première fois à des négociations pour former un gouvernement. »

A son message, qui reçoit du soutien, Philippe Walkowiak, journaliste politique à la RTBF, rappelle la règle de mise dans le service public : « Pour rappel, à la RTBF notamment, seule la parole en direct à l’extrême-droite est proscrite. Lorsque l’info le recommande parole a été donnée à l’extrême-droite… en différé. »

D’un autre côté, il y a les réactions plus favorables, estimant qu’un tel débat peut avoir lieu. Alain Gerlache, ancien chef politique de la RTBF et ex-porte-parole de Guy Verhofstadt Premier ministre, devenu un chroniqueur indépendant très suivi, lance ainsi : « La rédaction de Wilfried a fait le choix de publier une interview de Tom Van Grieke, le président du Vlaams Belang. Elle a eu raison. Les francophones doivent être considérés par leurs médias comme des adultes capables de se forger leur opinion. » Là encore, de nombreuses réactions, dont certains se demandant si les électeurs sont vraiment des adultes, tandis que d’autres affirment qu’une telle réflexion aussi, en réalité, pour tous les partis.

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Conscient de l’émoi suscité par cette première, François Brabant, rédacteur en chef de Wilfried et auteur de l’interview, argumente longuement. Voici de larges extraits de son plaidoyer, qui ouvrent le débat:

« Un : Le numéro 11 du magazine Wilfried, qui paraît ce vendredi matin, consacre de nombreuses pages à la thématique de la guerre et de la violence dans l’histoire et le présent politique belge. L’une des pièces de ce dossier est un entretien avec le président du Vlaams Belang, Tom Van Grieken, actuellement le premier parti de Flandre et de Belgique selon les sondages. Fallait-il ou non donner la parole à Van Grieken ? Cela n’a pas été une décision facile à prendre. Nous en avons discuté collectivement lors du conseil éditorial du 27 février, en pesant le pour ou le contre. Et décidé en fin de compte que, oui, ça valait la peine de regarder la vérité en face.

Deux : Cette interview n’a de sens à nos yeux que parce qu’elle constitue un élément d’un dossier plus large : la place de la violence et de l’imaginaire guerrier, sous toutes ses formes, dans la vie politique belge. On ne peut la lire ni la comprendre en l’isolant des pages qui la précèdent et la suivent. Que contiennent notamment ces pages ? Un portrait du bourgmestre de Malines, Bart Somers, ennemi numéro 1 en Flandre du Vlaams Belang. Une chronique du journaliste Paul Piret qui retrace l’histoire et la raison d’être du cordon sanitaire. Un entretien croisé avec les ex-dirigeants écologistes Jos Geysels et Marcel Cheron, qui discutent de la façon adéquate de lutter contre l’extrême droite. Un récit sur les enfants et petits-enfants de Wallons qui ont collaboré avec les nazis en 40-45, récit au travers duquel on peut lire les blessures durables qu’a laissé l’extrême droite fasciste dans les familles et les esprits. Un éditorial, enfin, qui explique pourquoi il importe de garder « les yeux ouverts dans le noir ».

Trois : Si nous avons publié cette interview, c’est parce que nous étions convaincus que nous ne pouvions parler de la violence et de guerre sans parler de l’extrême droite, et que nous ne pouvions parler de l’extrême droite sans aller au contact de ses leaders actuels. Pas question de détourner le regard. Notre préoccupation première est d’informer au mieux nos lectrices et lecteurs sur une réalité politique essentielle de notre pays, la Belgique. Qu’on le veuille ou non, le Vlaams Belang est devenu un acteur incontournable de notre vie politique. Avec 18 députés fédéraux, il est le troisième parti le plus important à la Chambre, derrière la N-VA et le PS. Les derniers sondages, même s’ils ont été éclipsés par le coronavirus, le donnent à des hauteurs inédites : avec 28 % des intentions de vote en Flandre, il est non seulement loin devant la N-VA, mais les projections en sièges en feraient même le premier parti du pays.

Quatre : Comment, en tant que journaliste, traiter l’extrême droite ? Question toujours épineuse. En presse écrite, on peut interpréter cette notion d’accès direct comme la faculté laissée à l’extrême droite de déverser son idéologie sans aucun filtre, sans mise en perspective, sans éléments de contexte ou d’analyse. Ce n’est pas ce que nous avons fait, puisque l’interview de Tom Van Grieken est balisée par un important appareil critique.

Cinq : Il faut rappeler que le cordon sanitaire n’est pas le cordon médiatique, contrairement à ce que laisse penser une confusion largement répandue du côté francophone. Ce sont deux concepts très différents.

Six : Le cordon sanitaire découle d’un engagement politique. Je ne crois pas que les journalistes soient tenus de faire de la politique. Leur première responsabilité est de rendre compte de la réalité, de la vie même, avec le plus de nuance et de justesse possible, y compris dans ses aspects dérangeants. Leur seconde responsabilité est de donner aux lectrices et lecteurs les meilleurs outils pour comprendre le monde, et leur permettre ainsi d’exercer une citoyenneté éclairée. Il serait très infantilisant vis-à-vis de ses lectrices et lecteurs que de taire des vérités essentielles sur la vie du pays.

Sept : Le cordon médiatique, dans son interprétation la plus extensive, dominante dans les rédactions francophones, a produit beaucoup de cécité. A force de détourner le regard, nous sommes devenus aveugles, ou du moins malvoyants, à ce qui se passait du côté néerlandophone. Cette cécité ne rend pas service à la Belgique. L’unanimisme régnant du côté francophone a eu deux conséquences. D’abord, les journalistes souhaitant interviewer des élus du Vlaams Belang n’ont plus osé le faire, par peur de l’opprobre (je sais de bonne source qu’au sein des rédactions, de nombreux journalistes désapprouvent ce cordon médiatique extensif). Ensuite, de nombreux médias ont jugé inutile, non seulement de donner la parole au Vlaams Belang, mais aussi de suivre au plus près l’actualité de ce parti, dans toute sa complexité. Au détriment de la bonne information des Wallons et des Bruxellois.

Huit : Interviewer quelqu’un, personnalité publique ou anonyme, de droite ou de gauche, extrême ou modéré, ce n’est pas faire sa publicité. Certains attachés de presse rêvent aujourd’hui de transformer les rédactions en succursales de leurs départements marketing. Il faut le déplorer et s’en alarmer. De nombreux journalistes, heureusement, ne se laissent pas faire et continuent de faire leur métier avec ténacité et esprit critique.

Neuf : Il existe de très bons arguments en faveur du cordon médiatique. Je tiens ici à dire, au nom de toute la rédaction de Wilfried, que je respecte la position des confrères qui voient les choses différemment. Je ne prétends pas que nos choix soient les seuls valides. Je demande en revanche que nos arguments soient écoutés et que nos positions soient commentées sans caricature. Le moment d’ailleurs pour les périodiques et les quotidiens qui ont fait un autre choix que le nôtre – celui de ne jamais donner la parole à l’un des plus importants partis du pays – justifient de manière plus explicite ce qui motive leur choix. Cela éviterait de donner l’impression que c’est par habitude, par commodité, voire par paresse intellectuelle, qu’une interprétation aussi extensive du cordon médiatique s’est imposée dans l’espace francophone. Tellement extensive qu’elle en devient selon moi déraisonnable.

Dix : Les règles de bannissement médiatique reposent toujours sous une forme d’arbitraire. Pour cette raison, elles sont toujours très difficiles à justifier sur le plan démocratique. Si on refuse de donner la parole aujourd’hui au Vlaams Belang, à qui le refusera-t-on demain ? On ne s’en souvient peut-être plus, mais jusqu’en 2010 environ, le cordon médiatique en Belgique francophone s’appliquait aussi au PTB. Plusieurs journalistes (à la RTBF notamment) peuvent témoigner de consignes explicites reçues de supérieurs hiérarchiques qui leur enjoignaient de ne pas interviewer des dirigeants du PTB, au motif que ce parti communiste n’était pas démocratique.

François Brabant conclut : « Je sais que cette interview risque de décontenancer nos lectrices et nos lecteurs. J’ai peur que certains se sentent heurtés, peut-être même blessés. Cette peur est inconfortable. Je leur fais part, en toute sincérité, de mes regrets pour cette conséquence. Mais avec la même sincérité, je leur réaffirme que notre démarche se veut honnête, émancipatrice. »

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