© GREGORY VAN GANSEN/PHOTO NEWS

Le CD&V veut-il mourir avec la Belgique ?

Nicolas De Decker
Nicolas De Decker Journaliste au Vif

Les sociaux-chrétiens semblent vouloir s’obstiner à marier le PS et la N-VA. Cela semble toujours plus impossible. Pourtant, le CD&V aurait tout à perdre en cas d’élections anticipées, et la Belgique aussi. A quoi joue-t-il ?

Une minute cinquante-deux secondes de la vie d’un social- chrétien. Lundi 10 février au petit matin, il n’a fallu que ce temps-là à Joachim Coens, président d’un parti en danger dans un pays qui tremble, pour dire cinq fois le mot  » stable « . Un gouvernement stable, avec une majorité stable pour une situation stable, il a répété, durement, sur Bel RTL qui l’avait invité, Joachim Coens. Comme un honnête homme qui vouerait son salut à l’intercession du saint diable. Lui et son parti veulent  » obtenir un gouvernement stable avec une majorité des deux côtés de la frontière linguistique « . Ils poussent Koen Geens, missionnaire royal prolongé d’une semaine ce même lundi 10 février à ajouter une perle à ce vain chapelet votif égrené depuis le 26 mai 2019, le PS et la N-VA doivent s’entendre. Le premier a dit mille fois non, la seconde a montré deux mille fois qu’elle n’en voulait pas. Pussent-ils s’entendre sur une règle de vie commune que celle-ci ne reposerait que sur un unique principe, l’instabilité. Pas grave. Quand on est président du CD&V, en 2020, on doit croire que le stable est l’instable, faire croire que l’impossible est possible, prier les dissociés de s’associer.

Soit le CD&V lâche la N-VA, soit on va aux élections. Le CD&V s’effondrera, et peut-être la Belgique avec lui.

C’est que c’est têtu, un social-chrétien. C’est têtu parce que c’est malin, un social-chrétien. Tous partis confondus, on le constate : les notes de travail les plus fournies sont celles rédigées par le CD&V et ses experts. Mais, surtout, ça s’entête parce que ça a l’habitude de décider, un social-chrétien, même quand ça perd comme jamais, même quand c’est plus comme avant. Même quand s’entêter c’est mourir, et même quand mourir c’est faire mourir la Belgique avec soi.

Parce que c’est ambigu, aussi, un social-chrétien.

C’est ambigu parce que c’est si labile que ça provient d’un parti qui en était un déjà avant la Révolution belge de 1830 mais que l’Eglise n’autorisa à s’instituer vraiment qu’en 1884. C’est si labile que ça marie le léopoldiste et le flamingant, un social-chrétien, comme ça acoquine l’ouvrier et son parton, le paysan flamand et le fermier hesbignon, l’ultramontain et le personnaliste, le tisserand scaldéen et le startupeur de la Lys. C’est ambigu comme un président qui démissionne parce qu’il a divorcé – Johan Van Hecke en 1996, et comme un président qui meurt parce qu’il a demandé l’euthanasie – Wilfried Martens en 2013, un social-chrétien. C’est ambigu, aussi, parce que le pays que ça a fondé, dirigé, compliqué, un social-chrétien, c’est la Belgique, et que la Belgique, ce pays ambigu, a un rapport ambigu avec son parti ambigu. Déjà au xixe siècle, les premières expressions populaires d’exaspération flamande face à la domination francophone, comme le Meetingpartij à Anvers ou le daensisme dans le Denderstreek, divisent surtout le monde catholique. Dans l’entre-deux-guerres, Frans Van Cauwelaert, bourgmestre catholique d’Anvers, résumait la congénitale ambiguïté du Volkspartij qui était le sien à l’égard du plat pays :  » Met België als het kan, zonder België als het moet « , disait-il. Après la guerre même, cette Volksunie à laquelle la N-VA allait succéder en 2001 s’était d’abord baptisée Christelijke Volksunie. Ambigu, toujours, maladroit, aussi, le social-chrétien, lorsqu’il sauve les héritiers de la Christelijke Volksunie en 2004, qu’il les couve dans l’opposition, puis les laisse s’envoler en 2008 pour revenir au pouvoir fédéral, le social-chrétien.

Le CD&V veut-il mourir avec la Belgique ?
© SOURCE: PASCAL DELWIT SCIENCEPO ULB

C’est ambigu, un social-chrétien, parce que c’est devenu petit mais que ça continue à aider le parti qui est devenu gros grâce à lui, comme en 2014. Le CD&V, au pouvoir alors que la N-VA est dans l’opposition, gagne un siège à la Chambre et 80 000 voix. Il décide de sortir la N-VA, qui en avait il est vrai gagné 230 000, surtout aux dépens du Belang, de l’opposition, et d’y envoyer les socialistes, le social-chrétien qui reste au pouvoir. Puis, en 2019, il perd 180 000 voix et six sièges à la Chambre. Toutes les enquêtes démontrent que les électeurs qui le quittent le font principalement pour la N-VA, qui en a elle-même perdu 300 000, surtout au profit du Belang, et pourtant il continue à vouloir rester au pouvoir avec la N-VA.  » Met N-VA als het kan, zonder N-VA kan het niet « , il a l’air de répéter, le social-chrétien. Mais est-il vraiment aussi têtu qu’il s’en donne l’air ?

Comme son père qui était un ministre social-chrétien, le président du CD&V, Joachim Coens, est un social-chrétien. Koen Geens aussi est social-chrétien, comme son beau-père qui était un ministre social-chrétien aussi. Donc ils sont ambigus aussi, mais avec cette forme de conséquence dans le flou qu’il a toujours offerte, le social-chrétien : quitte à être ambigus avec tout le monde, avec la Belgique et la Flandre, avec les paysans et les citadins, avec les patrons et les ouvriers, autant l’être avec nous-mêmes, et surtout entre nous.

Koen Geens, en particulier, est ambigu depuis le début.

Il a des amis côté cour, au Palais : le chef de cabinet du roi, Vincent Houssiau, a été son propre chef de cabinet, aux Finances puis à la Justice, et c’est dit-on sans en avertir ses camarades, côté jardin, que Koen Geens a accepté de se faire missionner par le souverain. Au premier bureau de parti qui a suivi sa désignation, le lundi 3 février, ses camarades du côté jardin lui ont bien fait répéter que c’était  » Met N-VA als het kan, zonder N-VA kan het niet « , et il ne fait rien pour les contredire, Koen Geens.  » La meilleure formule reste avec le PS et la N-VA « , a-t-il encore répété lundi 10 février, juste après que le roi eût prolongé sa mission. Pourtant, on se reprend à penser qu’il se rejoue un peu de l’éternelle ambiguïté entre le 89 et le 16 de la rue de la Loi, entre le siège du parti et celui du gouvernement, le retour comme toujours du tour de la cour au jardin et du jardin à la cour. La vieille comédie sacrificielle des Tindemans contre Martens contre Eyskens contre Dehaene contre Van Rompuy et ainsi de suite jusqu’à Leterme.  » Depuis le 26 mai, Geens a mené une diplomatie parallèle. Il a vu tout le monde, il a parlé à tout le monde, il est allé bouffer avec tout le monde. Je suppose que c’est avec l’accord de la présidence du parti, mais je n’en suis pas certain « , pense un négociateur francophone.  » C’est bien pire que ça, selon moi : les notes qui circulent et sur lesquelles on appose l’étiquette CD&V sont en fait rédigées directement par le cabinet de Geens. L’appareil du parti n’a pas du tout la main sur les négociations « , ajoute un autre.  » Il a la Vivaldi en tête, je n’ai aucun doute là-dessus, mais il ne peut pas le dire « , complète un troisième. C’est donc que Koen Geens a besoin d’ambiguïté, là, dans son parti peut-être, mais en dehors à coup sûr. C’est le prix et le moyen, comme l’écrivait notre confrère de Knack, Walter Pauli, pour que son parti et lui  » redeviennent l’acteur central de la politique flamande  » : aller brutalement contre la N-VA, c’est passer pour un traître à la Flandre. Mais ne pas aller contre la N-VA, c’est faire trépasser la Belgique. C’est soit mourir, soit se faire absorber – on a reparlé d’un cartel, ces dernières semaines, mais dont le CD&V ne serait plus le senior partner. Ne pas aller contre la N-VA, face à un PS encore plus têtu que soi, c’est rappeler la Belgique dans l’isoloir.

Et rappeler la Belgique dans l’isoloir, c’est mourir, pour le social-chrétien. Mener une campagne avec, pour seul argument, d’avoir empêché la N-VA de se retrouver dans l’opposition, c’est enlever toute raison de voter CD&V plutôt que de voter N-VA. C’est augmenter gratuitement la taille du bloc nationaliste flamand, et c’est mettre la Belgique en danger de mort.

Koen Geens le sait. Joachim Coens le sait. Ses six concurrents à l’élection présidentielle le savaient aussi. Les  » douze apôtres  » chargés de l’analyse des raisons de l’échec électoral du 26 mai 2019, et qui ont invité le parti à resserrer le lien avec les organisations du pilier chrétien, y compris syndicales et mutuellistes, le savaient aussi. Les bourgmestres CD&V sondés par Het Laatste Nieuws (106 sur 123 ont répondu, à trois quarts en faveur d’une coalition avec la N-VA) le savent aussi.

Tout le monde le sait, parce que c’est malin, normalement, un social- chrétien. Mais personne n’ose le dire encore, parce que ce n’est pas toujours très franc non plus, un social-chrétien. C’est pour ça que c’est ambigu.  » L’obstacle majeur à un éventuel renouveau du CD&V est constitué par les innombrables tjeven (NDLR : le surnom de ses membres) qui sont, pour ainsi dire, formés à la clémence et à la soumission à la N-VA « , ajoutait Walter Pauli.  » Le calcul est simple. Soit le CD&V lâche la N-VA et participe à une coalition Vivaldi, soit on va aux élections, le CD&V s’effondrera, et peut-être la Belgique avec lui « , résume un libéral francophone. Il a raison. Mais c’est têtu, c’est malin, c’est ambigu, un social-chrétien. Sauf que c’est maladroit parfois aussi, un social-chrétien. Ça ne serait pas la première fois. Mais cette fois, ce sera peut-être la dernière.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire