Thierry Fiorilli

Le bruit de la semaine: entre trompe-l’oeil (chronique)

Thierry Fiorilli Journaliste

Une chronique signée Thierry Fiorilli.

C’est l’histoire d’un type qui réécrit des scénarios pour le cinéma. Un producteur l’appelle, parce que c’est la merde, le réalisateur nous en a combiné de toutes les couleurs, ou bien c’est le scénariste qui tient quelque chose de vraiment potentiellement tout bon mais qui veut faire une putain d’oeuvre d’art, tu vois le genre, et on n’a pas mis des putains de millions dans le film pour qu’il ne plaise qu’à trois critiques bobos donc de gauche, alors y a que toi pour nous arranger ça, t’es le putain de meilleur. Et le type refait. Avec une technique simple : tout ce qui ne sert pas l’intrigue, on élimine. Les lieux, les personnages, les scènes. « Je simplifie la condition humaine. » Et ça devient un succès commercial.

Je pense parfois que tous les tyrans sont des u0026#xE9;crivaillons glorifiu0026#xE9;s, des hommes qui ru0026#xE9;u0026#xE9;crivent.

C’est Karoo, sorti en anglais en 1998 et en français en 2012 (1). Le deuxième et dernier roman de Steve Tesich, Serbe émigré aux Etats-Unis en 1957 et mort deux ans avant la parution du livre. Karoo, c’est le nom du type qui transforme les oeuvres en produits. Un bizarre type. Alcoolo, plein de mépris pour les mains qui le nourrissent, très fin, très lâche, très cultivé, très seul, incapable de manifester de la tendresse à sa famille, quinquagénaire qui voit sa vie partir en rien. Et lucide. Il sait qu’il ment, qu’il joue un personnage, qu’il feint l’ivresse, qu’il a réduit de véritables chefs-d’oeuvre à des machines à sous, qu’il se promet de dire cette fois sa façon de penser à cette ordure de producteur, les yeux bien dans ses yeux, il va voir où il peut se le carrer, son scénario remodelé, mais qu’il ne le fera jamais et donc marché conclu, merci d’avoir pensé à moi, on forme une putain de belle équipe.

Et en route pour la simplification de la condition humaine. Pour des gens qui savent, eux, ce que le public veut, ou comment on va se le mettre en poche, avec les liards, on va leur présenter un truc qu’ils vont acclamer, un triomphe, on peut viser un Oscar. Servile, Karoo. Mais pas fier. Puisqu’ « il m’arrive de me dire qu’Adolf Hitler, Joseph Staline, Pol Pot, Nicolae Ceausescu et d’autres ont intégré à leurs projets certaines techniques que j’utilise pour plier un scénario. Je pense parfois que tous les tyrans sont des écrivaillons glorifiés, des hommes qui réécrivent, comme moi. »

Jusqu’au jour où une mission sauvetage, donc massacre, qu’il a évidemment acceptée, évidemment confiée par cette ordure de producteur à qui je dirai un jour ma façon de penser, les yeux bien dans ses yeux, le soumet à une tentation : et si je réécrivais une vraie vie ? Si je modifiais le fil de l’existence de quelqu’un comme je reconstruis un film, en supprimant ça, en récupérant une scène coupée au montage initial, en introduisant ce personnage, en utilisant cette musique, en étant le scénariste, le narrateur et le réalisateur de cette nouvelle histoire, qui se terminerait bien…

Eblouissant, le roman de Tesich est, comme l’analyse un commentaire sur le site Babelio, une « critique féroce d’une société superficielle, égoïste et décadente ». Et dont les rouages du pouvoir sont huilés par un mélange de dénis, de parjures, de trompe-l’oeil et de vanités. C’est peu dire qu’il est plus que jamais d’actualité. Et sans frontières.

(1) Karoo, Steve Tesich, éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2012, 604 p.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire