Le chantier du Grognon, à Namur. © belga image

La Wallonie veut se doter d’un bouwmeester: bonne ou mauvaise idée ?

Christophe Leroy
Christophe Leroy Journaliste au Vif

La Wallonie doit-elle désigner un maître-architecte régional, comme le prévoit cette législature? Indispensable, selon le professeur d’urbanisme Jacques Teller (ULiège). Pour l’ordre des architectes, le « oui » est moins franc. « D’autres options sont possibles », estime son président, Philippe Meilleur.

Le contexte

Dans sa déclaration de politique régionale (DPR), en 2019, le gouvernement wallon s’est engagé à créer une fonction de maître-architecte pour les projets publics, en collaboration avec la Fédération Wallonie-Bruxelles. « Dépendant directement du gouvernement, le maître-architecte sera son conseiller en charge de la cohérence spatiale et de la qualité architecturale », précise la DPR. La fonction, également désignée sous l’appellation « bouwmeester », existe depuis 1999 en Flandre, 2009 à Bruxelles et notamment à Anvers, Liège et Charleroi. Mais son rôle ne fait pas l’unanimité en Wallonie, comme en témoignent les critiques émises, en off, par certains experts que Le Vif a contactés, qui y voient une démarche purement politique.

Jacque Teller, professeur d’urbanisme (ULiège): « Un bouwmeester wallon pourrait résoudre bien des problèmes »

Le rôle de bouwmeester s’avère indispensable, estime Jacques Teller, professeur d’urbanisme à l’ULiège. Y compris pour mettre fin à l’explosion fréquente du coût des projets publics.

La Wallonie dispose déjà de l’expertise des fonctionnaires délégués et de leurs équipes pour régler les questions urbanistiques, eux-mêmes alimentés par le monde académique. Un maître-architecte régional est-il vraiment nécessaire dans ce contexte?

Il y a énormément de confusion dans ce débat, en partie liée à la manière dont celui-ci a été introduit ces dernières semaines, puisqu’on a voulu étendre de plus en plus le rôle du bouwmeester, jusqu’à en arriver à quelque chose de très nébuleux suscitant certaines craintes. Pour moi, sa première fonction est de travailler sur l’exemplarité des bâtiments exclusivement publics. Afin d’améliorer la qualité du bâti et de notre environnement quotidien, plusieurs moyens existent. Le premier, le plus évident, consiste à établir des règlements et des schémas permettant d’arriver à un certain niveau de qualité. Une autre voie vise à cibler un pourcentage très réduit de bâtiments, en vue de leur conférer un statut d’exemplarité. Par la suite, les réussites pourront être reproduites dans le reste de la production architecturale.

Le rôle d’un bouwmeester n’a donc rien à voir avec l’aménagement du territoire, contrairement à ce qu’ont répété maintes fois certains observateurs ou partis politiques dans le contexte postinondations.

Effectivement, ce n’est pas du tout cela. Il s’agit bien de prôner la réalisation de bâtiments exemplaires. L’approche la plus raisonnable à mon sens, et de loin, consiste à travailler sur la commande. C’est la puissance publique qui, dans un premier temps, doit indiquer ce qu’elle veut. Pour y parvenir, on doit mettre en place de la technicité dans la commande: organiser des appels d’offres, sélectionner en plusieurs étapes des architectes aux propositions de plus en plus détaillées, le tout afin de s’assurer, à travers les règles du jeu, que le résultat final ne soit pas strictement le moins-disant du point de vue du prix ou de la valeur du terrain.

Ce n’est donc pas toujours le cas à l’heure actuelle…

Certains concours sont très mal organisés. Il arrive que des lauréats proposent une idée géniale, avant que l’on s’aperçoive, quelques mois plus tard, que leur projet fait exploser les coûts. Le fait de rabattre les ambitions ou d’accepter ces hausses de coûts s’avère injuste pour les candidats écartés. On a aussi des situations dans lesquelles on demande des tâches excessives aux architectes, sans qu’ils soient rémunérés pour cela. L’apport de l’équipe d’un bouwmeester dans la mise en place de ces procédures permettra, par ailleurs, de relever le niveau de compétences de l’ensemble des partenaires. Il ne s’agit pas seulement de créer un entonnoir pour choisir le meilleur projet. La puissance publique doit aussi se familiariser à ces enjeux.

Quelles seraient les limites au rôle du maître-architecte?

A mon sens, il n’a pas vocation à intervenir jusqu’au dépôt de la demande de permis: une telle confusion entre sa mission et celle du fonctionnaire délégué ne pourrait qu’amener des conflits. Il ne s’agit pas non plus de dire que l’urbanisme s’occupera désormais des vérandas et le bouwmeester des projets exceptionnels, bénéficiant d’une procédure bis, mais plutôt de travailler en aval et en amont. Regardez le miroir d’eau à Bordeaux ou les nouvelles constructions dans la Roer: chaque fois que vous avez des aménagements de qualité, la procédure de sélection s’est révélée déterminante. Une personne de l’ombre a systématiquement réfléchi aux conditions de la commande, à la manière de sélectionner les porteurs de projets, d’analyser les coûts en amont. C’est pour moi essentiel. Le bouwmeester et son équipe peuvent prendre en charge cette mission. Pas seulement pour les places publiques et les bâtiments culturels, aussi pour des passerelles, des boulevards, des équipements sportifs de petites communes… Un tel service pourrait leur être mis à disposition, sans qu’il soit obligatoire.

La présence d’un maître-architecte wallon est donc indispensable pour insuffler cette culture de l’exemplarité?

Il me paraît effectivement indispensable pour définir la commande publique et les procédures. Enormément de ratés sont liés à des erreurs de cet ordre. Vous n’imaginez pas le nombre de projets qui auraient été différents si les règles du jeu avaient été mieux préparées et encadrées. Un bouwmeester pourrait résoudre bien des problèmes.

Cette mission wallonne ne risque-t-elle pas d’entrer en conflit avec les sensibilités potentiellement différentes des autorités communales, des fonctionnaires délégués ou des bouwmeesters de certaines villes?

Je n’imagine pas une procédure pour le choix de l’architecte d’un bâtiment exemplatif qui n’associerait pas l’ensemble de ces acteurs, quel que soit le maître d’ouvrage.

Certains craignent tout de même du favoritisme dans certains dossiers phares…

Oui, mais on peut aussi voir cette question à l’envers. On a intérêt à disposer d’une équipe qui puisse, par exemple, défendre les jeunes architectes. On l’a vu à Bilbao: derrière le musée Guggenheim, il y aussi eu le choix, à l’époque, d’utiliser la rénovation urbaine pour que des jeunes architectes basques puissent mettre en avant leurs compétences. Il ne faut pas oublier l’ampleur des coûts liés à la préparation des concours d’architecture. Beaucoup de bureaux de jeunes n’ont pas les moyens de travailler sur des préparations de projets nécessitant énormément d’investissements. De ce fait, ils se découragent d’entrée de jeu car ils savent déjà qu’ils n’ont aucune chance. La culture de l’architecture que le bouwmeester doit porter peut aussi amener un vent nouveau.

Philippe Meilleur (Ordre des architectes): « Le bouwmeester doit être un facilitateur »

Pour Philippe Meilleur, président du conseil national de l’Ordre des architectes, la désignation d’un maître-architecte wallon pourrait aider à faire éclore des projets publics de qualité, à condition d’en baliser le rôle.

Que pensez-vous de la potentielle désignation d’un maître architecte pour la Wallonie?

Il y a à peu près deux ans, le ministre Willy Borsus (NDLR: MR, en charge de l’Aménagement du territoire) nous avait posé la question. A l’époque, nous avions répondu que cela nous semblait positif mais ne pouvait pas se faire dans n’importe quelles conditions. Nous pensons toujours aujourd’hui que cela permettrait de donner une vision architecturale à l’échelle wallonne, même si la cohérence qui est souvent évoquée ne doit certainement pas être synonyme d’appauvrissement. La désignation d’un maître-architecte n’est toutefois pas la seule option.

Quelles seraient les autres solutions?

La réflexion pourrait émaner de l’administration, puisqu’elle dispose de fonctionnaires délégués qui s’appuient eux-mêmes sur des architectes en interne. On pourrait aussi étendre le débat à des professionnels extérieurs. Cela s’est fait à une époque, avec un groupe interne à la Région wallonne qui a fait appel à des architectes de l’Ordre, des associations et à des professionnels de la construction pour une série de questions relatives à l’examen de textes comme le CoDT (NDLR: le Code de développement territorial). Aujourd’hui, cette task force ne se réunit plus, mais le débat pourrait très bien avoir lieu par ce canal-là, ou par un groupe d’étude similaire. A l’Ordre des architectes, nous prônons plutôt la désignation d’un collège d’experts: cela nous paraît plus en phase avec la complexité de la Région et la variété de ses paysages, bien plus importante encore qu’en Flandre ou qu’en région bruxelloise.

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Quel devrait être le rôle d’un maître-architecte ou d’un collège d’experts équivalent, et où doit-il s’arrêter?

Pour moi, il doit être un facilitateur, c’est-à-dire un interlocuteur connaissant le métier et capable d’expliquer aux maîtres d’ouvrage publics comment, par exemple, monter un dossier pour transformer un bâtiment communal. Il doit aussi permettre d’entamer les réflexions en amont. C’est quelque chose qui manque chez nous: quelle programmation, quels besoins, quels budgets? Selon nous, le bouwmeester ne peut pas intervenir dans les marchés privés. C’est le cas à Bruxelles, mais ce n’est apparemment pas prévu en Wallonie, puisque la déclaration de politique régionale fait référence aux projets publics.

Même si cet argument divise le monde académique, l’architecture est parfois invoquée comme un moteur de redéploiement d’une région ou d’un bassin de vie. A juste titre, selon vous?

On le constate dans d’autres pays: en France, Lille l’a fait au début des années 2000, en s’appuyant sur quelques projets de grande ampleur. Bordeaux a fait de même et s’est complètement transformée. Dans beaucoup de pays, les exemples ne manquent pas pour démontrer que l’architecture, quand elle est bien utilisée, peut être au centre du dynamisme d’une région. Il est toutefois clair que les choix posent parfois question.

Pensez-vous que le clivage fréquent et souvent passionnel sur la place de gestes architecturaux dans le cadre de vie bride, en amont, la créativité de certains projets?

Cela doit indéniablement jouer. Il est certain qu’un promoteur immobilier avec un objectif de rentabilité n’a aucun intérêt à introduire trois fois une demande de permis. Même des architectes travaillant sur des projets de plus petite ampleur peuvent être tentés de ne pas trop se battre pour les faire aboutir. Trop souvent, on cède encore à la facilité et à la banalisation en Wallonie. Il est regrettable de devoir parfois se résoudre, en 2022, à une architecture passe-partout afin de ne pas déranger.

La réflexion évolue-t-elle malgré tout positivement?

Davantage encore dans la ruralité, il y a toujours cette peur de promouvoir un geste fort, bien trop souvent combattu. Dans les villes, cela commence à changer. On l’a d’abord vu à Liège, avec le débat sur la gare de Calatrava, qui a fait couler beaucoup d’encre mais semble aujourd’hui unanimement appréciée. Namur et Charleroi bougent elles aussi depuis quelques années. Mais de manière générale, le changement est encore trop lent.

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