Carte blanche

« La situation réelle du coronavirus en Belgique »

« Il existe un décalage assez étonnant entre la description de la situation – consciencieusement relayée dans les médias – par le Centre inter-fédéral de crise COVID-19 du SPF Santé publique et la situation réelle de l’épidémie dans notre pays. » Une réflexion de Philippe Laurent, ancien président de MSF et de la Croix Rouge.

Cette situation « réelle » n’est pas reconstruite à partir d’extrapolations scientifiques prudentes mais à partir des données rendues accessibles sur les sites du Centre et de Sciensano, particulièrement sur https://epistat.wiv-isp.be/Covid/.

L’impression qui se dégage est que finalement tout ne se passe pas si mal chez nous, alors que c’est effrayant ailleurs. « La France franchit le cap des 1.000 morts ! », mais le fait que la Belgique franchit celui des 2.000 – soit 11.680 si on le rapporte à la population française – ne suscite aucun questionnement particulier.

La situation réelle du coronavirus en Belgique

Il faut bien prendre la mesure de l’importance du nombre de décès. D’un point de vue moral, il résiste à l’oubli collectif. Nous devons enterrer les morts à la sauvette et nous les empilons dans des statistiques anonymes.

D’un point de vue épidémiologique, le nombre de décès livre la donnée la plus fiable pour configurer a posteriori le parcours réel de l’épidémie et anticiper ce qui va suivre. Ici, les morts ont donc encore la parole ; ils ont le dernier mot.*

Et que nous disent-ils, ces morts ?

D’abord que notre bilan n’est pas brillant. Au classement mondial des pays qui connaissent le plus de décès par rapport à la population, la Belgique se classe troisième derrière l’Italie et l’Espagne. (Voir le tableau 1 ci-dessous et https://www.worldometers.info/coronavirus/).

© PG

Notre stratégie, s’il y en avait une, n’a pas été heureuse, et, paradoxalement, moins heureuse encore que celle des pays qui avait opté pour le laisser-faire. Mais il y a plus grave encore : toutes les décisions pratiques concernant les tentatives d’enrayement de l’épidémie l’ont été suivant le principe que le virus obéissait scrupuleusement à notre clé de répartition démographique. Il n’en n’est rien. Les écarts de prévalence de la maladie entre Régions sont considérables.

Le Centre inter-fédéral de crise COVID-19 du SPF Santé publique, et Sciensano nous offrent chaque jour, méticuleusement, comme première donnée le nombre de personnes nouvellement contaminées. « En date du 7 avril, un total de 22 194 cas confirmés ont été rapportés ; 12 876 cas (58%) en Flandre, 6 543 (29%) cas en Wallonie, et 2 414 (11%) cas à Bruxelles. » De jour en jour cette proportion n’a jamais varié. Mais ce n’est pas du tout ce que disent les morts : ils sont en proportion inverse.

La conclusion s’impose : pour obtenir une clé de personnes contaminées assez semblable à la clé démographique, il a fallu pratiquer l’immense majorité des tests en Région Flamande et la portion congrue en Wallonie et surtout à Bruxelles.

Pourquoi ne peut-on pas obtenir la ventilation du nombre de tests pratiqués par Région ? Il existe donc un important déséquilibre entre les besoins et la répartition des moyens. Cela se manifeste de façon criante dans l’enjeu majeur actuel de limiter les dégâts dans les maisons de repos.

Il temps à présent, non pas de jeter les masques mais d’ôter le foulard confortable que nous avons sur les yeux.

Les tests disponibles pour Bruxelles et la Wallonie sont largement insuffisants en nombre et tardent à arriver, alors qu’il est déjà presque trop tard. Espérons que les premiers résultats inciteront à redoubler d’effort.

Aujourd’hui, le gouvernement prends des dispositions pour calibrer au mieux le déconfinementet la reprise des activités « normales », mais le calendrier et la nature des mesures qui devront être prises, tenant objectivement compte des déséquilibres, ne pourront être identiques sans accroître encore le déséquilibre : voilà l’équation que les experts ne pourront résoudre sans organiser dans les plus brefs délais une enquête de situation de l’épidémie en fonction à la fois de critères démographiques et sociologiques.

Sans cela, on continuera à jouer à colin maillard. Pour poursuivre dans cette métaphore, il temps à présent, non pas de jeter les masques mais d’ôter le foulard confortable que nous avons sur les yeux.

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Ce graphique montre l’évolution du nombre de décès dans les différentes régions belges. Le « crochet » de la courbe flamande – et par répercussion de la belge – correspond à l’adjonction, le 7 avril, de 241 personnes non comptabilisées décédées dans les maisons de repos.

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Les décès « NA » sont répertoriés sous ce code dans les données de Sciensano.

Il n’apparaît pas clairement si les décès en maison de repos ont déjà tous été répertoriés sous le code NA. 15 pour Bruxelles et 21 pour la Wallonie semblent largement en dessous du chiffre de 247 annoncé par l’ AVIC. Ces personnes décédées venant des maisons de retraites francophones sont-elles reprises d’une autre manière sur les listing ? Si ce n’était pas le cas, le tableau 2 montrerait un déchirement communautaire plus étendu encore. Quoi qu’il en soit, il importe de connaître précisément le nombre de personnes décédées ou probablement décédées du coronavirus hors milieu hospitalier. C’est une donnée indispensable pour prendre les mesures adéquates.

Dr Philippe Laurent, ex-président de MSF et de la Croix-Rouge, ex-président de l’AWIPH.

*Il y a deux « clés » qui permettent de reconstruire le parcours de l’épidémie dans le cas du COVID-19 : a) 100 contaminés symptomatiques donnent lieu à 20 hospitalisations (dont 4 en USI) et 2 décès ; b) la séquence médiane de la maladie est : Jour 0 : contamination ; J+5 : premiers symptômes ; J+12 hospitalisation ; J+13 , soins intensifs, J+19 décès

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