François-Xavier Druet

La prosopopée des réseaux soucieux (carte blanche)

François-Xavier Druet Docteur en Philosophie et Lettres

Avez-vous déjà recouru à la prosopopée ? Peut-être. Consciemment ou non. Car, comme Monsieur Jourdain, chez Molière, faisait de la prose sans le savoir, on peut faire des prosopopées à son insu.

Il suffit de faire parler un être absent ou mort, un animal, voire une chose personnifiée. Une prosopopée a marqué l’histoire de la littérature. Socrate, dans sa prison, attend son exécution. Pour dissuader ses amis, parmi lesquels Criton, de le faire évader, il donne la parole aux lois de la cité d’Athènes, qui lui démontrent pourquoi il leur doit respect et obéissance[1].

À la manière de Socrate, supposons que nous soyons sur le point de nous évader du réel quotidien banal vers le théâtre du virtuel. Ses acteurs vedettes, les réseaux sociaux se dresseraient devant nous. Soucieux de voir leur identité de plus en plus travestie, ils nous interrogeraient.

« Dis-nous, postulant du virtuel, qu’as-tu l’intention de faire ? Ce que tu entreprends, est-ce autre chose qu’une démission ou une transgression de ta mission réelle ? Tu veux quitter le plancher des vaches pour planer dans des sphères où les vacheries mettent le pied au plancher. Car il est bien loin, le bel esprit de contact amical et familier qui a présidé à notre naissance. C’est chez nous désormais que le consommateur d’inhumain sous toutes ses formes trouve les produits du dernier cri. Commence donc par voir si tu peux pactiser avec ceux-là.

Nos dérives nous désolent

Nous étions conçus comme des compagnons de route chargés de recueillir les messages personnels et de les transmettre. Nous n’étions pas censés monopoliser l’attention de nos adeptes. Or combien d’entre eux passent un temps infini à contempler l’écran de leur smartphone plutôt que de voir les humains autour d’eux. Dans les rues de Chongquing, en Chine[2], deux files sont prévues pour les piétons : à droite, les marcheurs normaux, à gauche, les lambins aux yeux vissés sur leur portable. Imagine-toi arpentant ces trottoirs chinois. Dans quelle file voudrais-tu te retrouver ?

Même quant à ton intégrité physique, méfie-toi de nous. En créant la manie des photos partagées à tout instant, nous avons amorcé l’épidémie du selfie. La volonté d’être à son avantage sur ces autoportraits a multiplié les recours à la chirurgie esthétique. Désormais, en France, la tranche d’âge des 18-34 ans y recourt plus que celle des 50-60 ans. Faut-il relever que l’objectif d’un smartphone, par sa proximité inusitée, déforme le nez en le grossissant d’un tiers ? Une simple prise de distance serait moins onéreuse qu’une rhinoplastie. Et parfois, il faut voir plus loin que le bout de son nez, car la vie même peut être en jeu. Statistiquement, sur notre planète, le selfie qui cherche à glorifier une situation périlleuse tue plus que les attaques de requins.

Nous l’avouons : nous nous sommes immiscés dans le processus démocratique en donnant la parole à tous, y compris donc aux hommes politiques. Certains – beaucoup – d’entre eux ont pris l’habitude de se répandre en déclarations impromptues, souvent irréfléchies et tonitruantes. Ils prétendent contourner les médias traditionnels et « informer » directement les citoyens. Les mensonges ne sont pas rares. Or un matraquage de mensonges finit par construire une « vérité parallèle » pour esprits réceptifs et serviles. Nous sommes impuissants contre le pilonnage et l’imposture, semences de violence et d’excès.

Nous retrouvons quelque espoir

Récemment, parmi nous, ce fut la stupeur. Nos patrons ont décidé de couper le sifflet à un agitateur. Ils lui ont réglé son compte en supprimant ses comptes. Tant pis pour la liberté d’expression ? Oui, si elle est utilisée pour attiser des paroxysmes meurtriers. De deux maux… Mais dans la même logique, combien d’autres faudrait-il en fermer, chez tous ceux qui sont incapables de la fermer à bon escient ? Nous restons pantois – et honteux – de véhiculer à chaque seconde des énormités de tout calibre.

Rassure-toi quand même, cher postulant. Nous n’avons pas causé que des désagréments. Combien de bonnes causes se sont fait connaître et défendre par notre canal. C’est réjouissant. Et c’est le meilleur argument des addicts pour se justifier à leurs propres yeux de privilégier le virtuel par rapport au réel. Grâce à nous, c’est vrai, tu peux soutenir de beaux projets à coups de pétitions ou financièrement. Mais, ce faisant, garderas-tu assez de coups d’oeil disponibles pour détecter les petites bonnes causes dans ton quotidien ?

Le like t’en laissera-t-il le loisir ? Le pouce en l’air récompense et dope son bénéficiaire, qui veut toujours plus entendre « j’aime ». Nous créons une dépendance qui obnubile l' »aimé » et le détourne d’autres amours. Réfléchis et vois si les like virtuels ne te rendront pas insensible et inaccessible aux reconnaissances réelles.

C’est toi qui décides

Tu le vois : nous jouons cartes sur table et ne tentons pas de dorer la pilule. Le mercantilisme nous a amenés, malgré nous, à rendre nos adhérents toujours plus adhérents. À toi de voir si tu peux venir habiter chez nous et rester libre de corps et d’esprit.

Au Nouvel An, nous avons entendu une animatrice de radio souhaiter à tous les auditeurs, parmi les bonheurs de 2021, de passer moins de temps sur les réseaux sociaux. Preuve que nous ne sommes pas les seuls soucieux. Nous nous réjouissons de cette prise de conscience collective. Comment rendre la vie au premier degré à ceux qui, en surfant sur notre second degré, l’ont mise entre parenthèses ? S’il faut pour ce faire nous mettre, nous, entre parenthèses, c’est d’accord. Après tout, nous sommes sociaux. »

Par François-Xavier Druet, Docteur en Philosophie et Lettres

[1]Platon, Criton, 50c-54d.

[2]Détails redevables à François Saltiel, La société du sans-contact. Selfie d’un monde en chute, Flammarion, 2018.

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