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« La peur et la contrainte empêchent la réussite »

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Le patron de Colruyt Group, l’un des poids lourds de l’économie belge, n’est pas un gagnant pour rien. La stratégie de l’entreprise est pensée à la virgule près, avec la planète Terre en point de mire. L’évolution de la société l’inquiète. Mais il a quelques recettes pour ne jamais baisser les bras.

Il est président des conseils de direction et d’administration de Colruyt Group. A 57 ans, Jef Colruyt, le mieux payé parmi les patrons du Bel 20, co-dirige avec son cousin Frans un bataillon de près de 28 000 hommes. Chiffre d’affaires : quelque 4,5 milliards d’euros. Part de marché : 31,6 %. Bénéfice : 182,5 millions d’euros. Un ténor économique belge, donc. Qui prône l’innovation tous azimuts, mais rigoureusement pensée.

Le Vif/L’Express: Colruyt Group, qui est entre autres actif dans l’éolien, est souvent précurseur dans l’art de dénicher de nouvelles économies à réaliser, et, en même temps, d’épargner la planète. Vous avez aussi créé une Colruyt Academy, qui apprend aux clients à lutter contre le gaspillage alimentaire. Vous dépassez donc très largement votre stricte mission de distributeur. Qu’est-ce qui vous incite à sortir de votre champ d’action initial ?

Jef Colruyt : Avec le temps, j’ai acquis la conviction que c’est aux acteurs de terrain, aux entreprises et aux consommateurs, à prendre les choses en main. La durée des mandats politiques est trop courte. Ce n’est pas de ce côté que viendra l’impulsion. Chez Colruyt Group, toutes les décisions à prendre sont analysées sous l’angle économique, écologique et sociétal. Si on ne travaille que sur un seul de ces segments, tôt ou tard, il y aura un problème : soit avec nos enfants, qui hériteront d’une planète invivable, soit avec notre personnel qui tombera malade, soit avec nos finances. Pour chaque projet, nous visons le maximum sur les trois axes, tout en trouvant un équilibre global. C’est dans notre ADN. C’est l’avantage aussi d’avoir des actionnaires familiaux qui sont majoritaires : ils nous donnent la possibilité de réfléchir à vingt-cinq ans. Ils ne sont pas là juste pour toucher des dividendes.

Mais le contexte général n’incite pas à l’optimisme…

Nous constatons que notre force a des limites. Nous avons besoin que d’autres s’investissent. Nous avons par exemple misé sur le CNG (gaz comprimé), comme énergie alternative. On a prévu des stations d’essence Dats qui en fourniront pour les véhicules ad hoc. Mais à long terme, il faudra sans doute d’autres sources d’énergie. L’hydrogène, par exemple, qui n’est pas encore rentable. Il représente une forme de stockage d’énergie, qui nous est précieuse parce que l’éolien n’est pas constant. Si nous disposons d’hydrogène sur nos sites, ne peut-on pas changer nos machines en fonction ? Si. Nous avons donc décidé d’acheter 200 piles à combustible. Ça peut vous paraître peu. Mais jusqu’à présent, il y en avait 5 000 dans le monde et 90 en Europe. On vient d’un coup d’en ajouter 200. Ça fait bouger les choses.

A ce compte-là, vous pourriez tout aussi bien construire vous-mêmes des voitures !

Il faut y être attentif. Si certains, dans la société, ont vraiment envie de lancer telle activité, même si ce n’est pas notre métier de base, on y va, à condition d’y croire, bien entendu. Quitte à ce que cette activité incarne à un moment une identité propre, et qu’une nouvelle société, comme Dreamland par exemple, soit créée pour qu’elle continue son chemin propre.

En agissant de la sorte, avez-vous envie de montrer l’exemple, d’être copié ?

On essaie d’inspirer. Et on demande aux autres de nous suivre. Même si ce n’est pas toujours facile de les convaincre. Depuis trois ou quatre 4 ans, de plus en plus d’entreprises se lancent dans des projets durables. Je reviens au CNG. Nous avons investi dans ce secteur. Mais pour pouvoir utiliser cette énergie, il nous faut les voitures appropriées. Au début, seuls Fiat et Volkswagen se sont laissé persuader. Aujourd’hui, Volvo et Toyota embraient. C’est nous qui les avons convaincus. Mais ça prend du temps…

Ce constat vous rend-il plus optimiste ?

Oui. De plus en plus. Pour reprendre l’image de la grenouille plongée dans une casserole d’eau de plus en plus chaude, je pense que c’est la société tout entière qui doit sauter hors de la marmite. Le temps et l’expérience aidant, j’ai la conviction que l’intention est primordiale. Si l’on y croit, si on le veut, on peut réussir. En revanche, si l’idée de la peur nous habite, ou si nous faisons les choses par obligation, ça ne marche pas.

Derrière tous ces projets durables, que faites-vous par rapport à la menace du réchauffement ?

En 2020, nous aurons réduit nos émissions de CO2 de plus de 20 % par rapport à celles de 2009. Ces cinq dernières années, nous avons économisé la moitié d’une consommation annuelle en termes d’efficacité énergétique. C’est donc possible. Mais pour ça, il faut accepter que nos ingénieurs travaillent, parfois pendant sept ans, pour trouver un nouveau procédé qui nous aidera dans cette voie. Il faut avoir la foi… Doit-on réaliser une croissance en volume, en profitabilité, en durabilité ? Nous avons mené un travail de réflexion il y a deux ans avec tous les actionnaires familiaux. Le message qui en est sorti était très clair : nous misons sur la durabilité. Peut-être avons-nous tort ! Mais si je ne peux plus travailler comme ça, cela ne vaut plus la peine de continuer.

Vous pratiquez la méditation et le bouddhisme vous inspire. Vos choix rejoignent donc des convictions qui vous sont propres ?

Oui. A 5 ou 6 ans, je me sentais déjà comme faisant partie d’un tout quand je jouais à l’extérieur, sentais le soleil, entendais les oiseaux chanter. Ce sentiment m’est toujours resté. Il donne du sens et rend heureux. En 2007, quand j’ai subi une crise cardiaque, je me suis dit que j’avais encore du travail à accomplir. Et j’ai pris un engagement, vis-à-vis du monde.

En quoi la méditation vous aide-t-elle ?

A trouver un équilibre. Après avoir passé ma journée en réunions, très interactives et porteuses d’émotions, je suis, le soir, comme une guirlande de sapin de Noël qui clignote. Il faut alors que je laisse les choses se poser et que j’analyse ce qu’il reste de tout ça. J’ai mal à la gorge ? Qu’est ce qui bloque ? Qu’est-ce qui doit sortir ? Cette réflexion me permet d’apprendre sur moi et m’aide à définir ce que je dois faire demain. La méditation m’aide à prendre du recul par rapport à mes conditionnements propres. C’est essentiel pour moi d’en faire tous les jours, trente minutes matin et soir. De cette manière, je peux essayer de voler à 2 000 mètres d’altitude et de ne pas toujours être dans la boue.

Rencontrez-vous parfois l’échec ?

Oh oui ! Nous avons perdu 15 millions d’euros dans un projet lié à la biomasse, pour lequel nous avons été trop ambitieux et trop optimistes. Mais dans l’entreprenariat, c’est bien d’expérimenter l’échec : on en apprend. Comme quand on commence à rouler à vélo, il faut rencontrer l’asphalte.

Vous partagez aujourd’hui la gestion opérationnelle du groupe avec votre cousin Frans. En quoi cela vous aide-t-il à mieux concevoir une vision à long terme pour l’entreprise ?

Ça me donne plus de temps pour y penser. Nous avons créé des groupes de travail avec les membres du personnel et nous les avons fait plancher sur leur vision du monde à vingt-cinq ans. Ils pouvaient imaginer quatre types de mondes différents. Nous nous sommes demandé ce que nous ferions, comme distributeur, dans chacune des hypothèses ; notre scénario préféré et les actions à entreprendre pour lui donner le maximum de chances de se concrétiser, même si nous devons être prêts à vivre tous les mondes possibles. Sur cette base, nous avons conçu notre stratégie pour les cinq ans à venir, en gardant une vision à vingt-cinq ans. Tous les deux ans, on refait l’exercice. Dans le même esprit, nous avons réfléchi sur nos valeurs communes et sur le sens que nous mettons derrière les mots. Ça nous donne une identité commune, une fierté, un sens : je sais ce que je fais ici, ce que j’apporte et ce que ça m’apporte.

Vous doutez parfois ?

Tous les jours. Je me questionne sans cesse : est-ce mon ego qui me dirige ou la société a-t-elle vraiment besoin de cette décision ? Je dois essayer d’être honnête avec moi-même.

Y a-t-il quelque chose qui vous fasse peur ?

(Long silence.) On a un vrai travail à faire sur la multiculturalité. J’ai lu quelque part que les problèmes commencent quand quelqu’un se dit convaincu de quelque chose, sans l’avoir expérimenté. Souvent, c’est le cas des religions : des convictions, mais pas le vécu. Le conflit surgit, tôt ou tard. Ne pourrait-on pas plutôt trouver la religion de l’humanité ? Sommes-nous des humains ou notre instinct animal l’emporte-t-il ? Je pense qu’il n’y a que par la culture qu’on peut rapprocher les communautés : la musique, la peinture, la danse, la gastronomie, tout ce qui est de l’ordre du ressenti collectif, de la beauté. On mange tous libanais, mais aller au Liban, ouh ! c’est dangereux !

Colruyt Group emploie du personnel de 77 nationalités différentes. Etes-vous confronté à des difficultés spécifiques dans cette gestion de la diversité ?

On y est attentif. On travaille beaucoup sur la communication non violente, sur le sens du travail en équipes, sur l’ouverture à l’autre… Nous avons aussi quelques règles très strictes, sur lesquelles on ne transige pas. Si deux employés se battent, ils quittent immédiatement et tous les deux l’entreprise. L’agression n’est pas tolérée.

Comment préparez-vous la génération suivante des Colruyt ?

Elle est impliquée dans les groupes de travail qui se penchent sur la vision de long terme et sur les valeurs du groupe. Les jeunes sont incités à se former et à faire des stages, ailleurs ou dans la structure. Les membres de la famille ont aussi beaucoup travaillé sur les non-dits familiaux, ces héritages conscients ou inconscients qui se transmettent de génération en génération. Les jeunes portent parfois sur leurs épaules des histoires anciennes qui ne les concernent en rien. On y réfléchit depuis 2001, pour garder le meilleur des générations précédentes et abandonner le reste. Les jeunes auront assez à porter avec la gestion du capital, quand viendra leur tour.

Les règles de formation que vous imposez aux jeunes de la famille sont-elles nécessaires pour éviter l’implosion du clan ?

Oui. Mais ce n’est pas parce qu’un membre de la famille postule que sa candidature est d’office acceptée. Je ne veux pas de parachutage et tout le monde est d’accord là-dessus. C’est une question de santé à long terme pour le groupe. Nous avons parfois cassé le contrat d’un membre de la famille parce qu’il ne convenait pas. Ce n’est pas agréable, ça prend du temps pour cicatriser, mais c’est nécessaire.

Vous incarnez cette sorte d’autorité morale familiale ?

Disons que je rappelle de temps en temps les règles, mais il y a une adhésion collective à leur sens. C’est dans les gènes de la famille. Nos parents avaient coutume de dire : « Si tu te brûles les fesses, attends-toi à devoir t’asseoir sur tes brûlures. » Nous avons tous été élevés dans cet esprit : « Tu as beaucoup de libertés, mais tu es responsable des conséquences. »

Quel regard posez-vous sur le travail du gouvernement fédéral en matière d’entrepreneuriat ?

Il fait des pas dans la bonne direction. Il aurait pu en faire plus mais dans la situation politique actuelle, il a fait ce qu’il a pu. Ce qui manque le plus, à mes yeux, c’est une vision de long terme sur l’infrastructure de mobilité. Il y a des décisions à prendre et des investissements à consentir. Sinon, on risque de perdre nos atouts logistiques. Et je pense que le niveau d’efficacité des services publics peut encore augmenter.

La situation communautaire vous inquiète-t-elle ?

Nous sommes une société belge et nous travaillons avec tout le monde. Mais s’il y a trop de différences de règles d’une Région à l’autre, ça rend notre vie très compliquée. Un exemple : nous avons 80 taxes différentes à payer. Nous avons dit aux responsables politiques de créer un seul pot commun dans lequel nous verserions tout l’argent dû ; à eux ensuite à répartir cette somme entre les différents organes. En vain, jusqu’ici. Le système actuel n’est pas efficace.

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