© Jean Bernard Boulnois

La parentification, ou l’inversion des rôles

Etre le parent de ses propres parents ? Mettre toute son énergie à combler leurs failles ? Vouloir les rendre heureux quitte à s’oublier soi-même ? Les enfants « parentifiés » sont plus nombreux qu’on ne le pense.

A 11 ans, Louis est un élève brillant. Premier de classe, il n’est pas non plus du genre à rester le nez dans ses livres toute la journée. Il aime aussi jouer avec ses copains et excelle sur le terrain de foot. Poli et généreux, il couvre sa maman de cadeaux à la moindre occasion. Il lui dit souvent qu’elle est jolie et se montre très affectueux, même en public. A l’âge où les autres garçons commencent à faire les quatre cents coups, Louis n’a aucune envie de braver les interdits. Ce qui ne l’empêche pas d’être populaire. Les autres ont en effet tendance à rechercher sa compagnie car Louis est fiable et mature. Bref, c’est l’enfant parfait !

A 9 ans, son frère Paul est incapable de faire ses devoirs ou de s’occuper seul. Il est aussi terriblement timide. Impossible pour lui d’aller vers les autres. « C’est un vrai bébé », dit sa maman. « Il faut toujours être derrière lui. Tout le contraire de son frère ! »

Malgré les apparences, Louis et Paul poursuivent pourtant le même but : réparer les carences affectives de leur mère. N’ayant jamais été valorisée par sa propre mère, celle-ci n’a aucune confiance en elle, ce qui la rend anxieuse et déprimée. Les choses ont encore empiré depuis son divorce. Louis, recevant ce message implicite, fait tout ce qui est en son pouvoir pour restaurer l’amour-propre de sa mère, en devenant pour elle une source de fierté. Si Paul « fait le bébé », c’est qu’il espère inconsciemment permettre à sa mère de « tout donner » et de réparer ainsi une enfance où elle-même n’a pas assez reçu.

Louis et Paul sont des enfants « parentifiés ». La parentification est un concept qui a été développé par le psychiatre américain d’origine hongroise Iván Böszörményi-Nagy, dans les années 1960. Souvent confrontée à ce phénomène lors de ses consultations, Stéphanie Haxhe, psychologue clinicienne et maître de conférences à l’Université de Liège, vient de publier un ouvrage sur le sujet (1). Elle y rappelle la nécessité de comprendre le processus de parentification, témoin et moteur de bien des souffrances familiales.

Parentification et parentalisation

Elle insiste sur la nécessaire distinction qu’il convient de faire entre parentification et parentalisation. « Un enfant parentalisé joue ou fait le parent pour son parent. Un enfant parentifié est un parent pour son parent », explique- t-elle. Ainsi, le phénomène de la parentalisation est plus connu et souvent largement stigmatisé. Il est cependant associé à un certain contexte : famille nombreuse, précarité, période de guerre… Claire, 11 ans, aînée d’une famille de cinq enfants, a l’habitude d’épauler ses parents dans les tâches ménagères. Elle s’occupe aussi de ses frères et soeurs car sa famille n’a pas les moyens de s’offrir les services d’une nounou. Certes, elle a peu de temps pour se consacrer à des activités d' »enfant ». Elle n’en reste pas moins une petite fille qui compte sur ses parents et se repose sur eux affectivement. Même si Claire ne répond pas à l’idée que notre société se fait d’une enfance épanouie, il se peut qu’elle soit moins en souffrance que Louis et Paul, qui s’évertuent à faire le bonheur de leur mère à tout prix.

« Un enfant parentifié, ça ne se voit pas forcément », souligne Stéphanie Haxhe. Sans avoir des airs de « petit vieux » ou de Cendrillon, l’enfant soumis à la parentification est pourtant fragilisé et stressé. « La parentification est associée à la peur qu’il arrive quelque chose au parent », poursuit la thérapeute. « L’enfant est hyperattentif à tout ce qui concerne son parent ; il essaie d’être constamment à l’écoute, de prendre soin de lui alors que par définition, étant plus petit, c’est lui qui est plus vulnérable. La relation va donc finir par s’inverser. » L’ensemble de la fratrie est souvent concerné, avec des formes de parentification très variable d’un enfant à l’autre.

Certaines sont aisément identifiables : c’est le cas de l’enfant « soignant », qui aide son parent à se lever ou à prendre ses repas, parce que celui-ci est alcoolique ou dépressif. Les enfants parfaits comme Louis ou « neutres » – moins brillants mais « transparents », « faciles » – sont beaucoup moins faciles à repérer. « Ce sont typiquement des enfants qui ne diront jamais qu’ils ont des ennuis, non seulement pour ne pas décevoir mais surtout pour ne pas inquiéter. » De même, l’enfant infantilisé qu’incarne Paul est aussi, paradoxalement, un enfant parentifié : s’il tend à rester un bébé, s’il tient à distance son besoin d’autonomie, c’est en réalité pour satisfaire le besoin qu’a sa mère d’être une mère « nécessaire ».

Bien sûr, tous les enfants veulent que leurs parents soient heureux. C’est un comportement normal et sain. Mais certains, très tôt, vont s’oublier dans ce désir. Et commencer à rendre avant même de recevoir. Le risque est alors de s’apercevoir, une fois adulte, qu’ils se sont construits comme « objet » de réassurance pour leur père et/ou leur mère et non comme sujet, par exemple en ayant pris une orientation professionnelle qui les rend malheureux mais qu’ils pensaient « bonne » pour le parent.

Des grands-parents défaillants ?

La parentification est un phénomène insidieux, qui doit se comprendre sur plusieurs générations. « On est souvent dans des structures où les parents ont eux-mêmes vécu des carences affectives étant jeunes. Ce que le parent attend, c’est que ses enfants s’occupent de lui comme ses parents ne l’ont pas fait », insiste Stéphanie Haxhe. Outre la menace d’un profond mal-être chez l’enfant, ces situations présentent aussi un risque incestueux. « Si pour le parent, l’affectivité est quelque chose qui a été plus sexualisé, il existe un risque de passage à l’acte. Par exemple lorsqu’une aînée prend l’habitude de se coucher auprès de son père dépressif pour l’apaiser. »

Bien sûr, il n’y a pas de fatalité. La personne fragilisée rencontre parfois un conjoint qui va lui permettre d’équilibrer la relation avec ses enfants. Parfois, la naissance de ses enfants va aussi la pousser à enclencher une autre relation avec ses parents, qui consolide alors l’ensemble de la structure. Lorsque la personne qui a été parentifiée sent que ses parents lui sont reconnaissants pour ce qu’elle a donné, les dommages sont aussi moins grands. Car, in fine, les situations les plus douloureuses sont celles où l’enfant ne retire aucune reconnaissance de ses dons, voire lorsqu’il est blâmé par ses parents pour ne pas avoir été à la hauteur. Le sentiment de s’être sacrifié « en pure perte » peut alors donner naissance à d’intenses sentiments d’anxiété, de dépression ou de colère. « Lorsque l’enfant devenu grand se rend compte que malgré tout ce qu’il a mis en oeuvre, son parent n’est pas heureux, il peut aussi y avoir un vécu d’échec », enchaîne Stéphanie Haxhe. C’est généralement le cas pour l’enfant « bouc-émissaire », sans doute la forme la plus complexe de parentification. « L’enfant bouc-émissaire, c’est celui qui porte à titre individuel une faute qui ne lui appartient pas, en général une faute commise par ses grands-parents : de graves négligences, maltraitances, abus. Son parent est en rupture de confiance totale vis-à-vis des autres et attend en quelque sorte que l’enfant répare sa vision du monde… L’enfant ne peut donc qu’échouer. »

L’imbrication de plusieurs générations dans ce processus justifie l’usage des thérapies familiales pour rompre le cycle. « Un suivi individuel ne sert à rien. La parentification n’est pas le problème de l’enfant. Il est simplement obligé de porter quelque chose qui est coincé ailleurs… » Nul doute que pour de nombreuses familles, prendre conscience des processus de parentification qui sous-tendent leurs relations est un formidable outil pour accroître la liberté des uns et des autres.

Julie Luong

(1) L’Enfant parentifié et sa famille, par Stéphanie Haxhe, Editions Érès, 200 p.

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