Carte blanche

La haine de l’Autre n’est pas la phobie de l’autre

Dans notre actuelle société ou « cage aux phobes« , pour reprendre Ph. Muray (1), des phobies déferlent : homophobie, hétérophobie, islamophobie ou afrophobie. Bientôt, probablement : gilletjaunophobie, migrantophobie ou climatophobie ! Pourquoi pas ?

Un être qui, aujourd’hui, n’aime donc pas, par exemple, les homosexuels sera traité d’homophobe. Mais un extrémiste machiste ou sexiste qui hait et maudit les homosexuels et nous le fait savoir par l’appel à leur exécration/exclusion/disparition ou en lynchant ou abattant froidement quelques uns d’entre-eux, sera également traité d’homophobe. La phobie couvre donc autant le champ des êtres qui, tout bonnement, ne se sentent pas obligés d’aimer ou de partager la conception du monde de l’Autre (homosexuel, musulman…) – personne n’est, au fond, obligé d’aimer tout le monde! (2) – que le champ des êtres qui ne cessent de, publiquement, Le stigmatiser et/ou qui, sauvagement et ignominieusement, Le lynchent ou L’assassinent. Il y a, incontestablement, deux poids, deux mesures que l’actuelle phobie-mania s’évertue donc à catégoriquement nier.

Nous appelons ainsi phobie-mania cette manie sociale de toujours vouloir affubler du suffixe -phobe ou -phobie autant de pacifiques absences d’amour vis-à-vis de l’Autre (voire d’innocentes et curieuses approches artistiques de l’Autre) que d’abjects propos ou d’effroyables actes tragiques proférés ou perpétrés contre l’Autre. Si en apposant ce suffixe aux premiers, la phobie-mania culpabilise des innocents, en l’apposant aux seconds, par contre, elle innocente descoupables. En émoussant en effet le tranchant féroce de ces propos ou actes sous un suffixe, somme toute, mignon (phobie), la phobie-mania tente de nous faire oublier l’implication subjective (haineuse, baveuse ou criminelle) de leurs auteurs. La phobie-mania s’évertue, incontestablement, à nous délester des troumatismes susceptibles de nous réveiller de ce rêve creux qui se niche derrière sa manie : Une Humanité harmonieuse où toutes les différences seraient enfin respectées, voire adulées et aimées !… Du coup, au lieu de penser, traiter les causes des diverses haines ou crimes contre l’Autre qui, aujourd’hui, éclaboussent notre quotidienneté, la phobie-mania nous invite plutôt à les panser, à les oublier sous ce suffixe : (x)-phobie. Cette phobie-mania, pour terminer, nous semble plus une pente politique gauchiste que droitiste. En passant, sordidement, d’une tragique « lutte des classes » au risible et exotique « respect des différences« , la Gauche d’aujourd’hui prône, assurément, l’existence d’une société Tout-amour où chacun de nous se devrait d’aimer son prochain, d’oublier les différences (culturelles, religieuses, sexuelles…) qui le sépareraient de l’Autre (différent) au seul et unique profit de l’humanité qui le traverse, lui, tout comme l’Autre. Du coup, tout humain qui, désormais, ne se plie pas à cette tyrannie, somme toute, religieuse sera traité de (différento)-phobe ! La phobie-mania, c’est donc l’impossibilité de différends entre les différents susceptibles d’introduire des débats et d’enrichir ou d’élargir l’horizon de pensée des dits différents. En ce sens, la phobie-mania est réellement… différendophobe !… Et en l’étant ainsi, différendophobe, elle ouvre au pire : En évacuant le différend de tout débat, elle prend en effet le risque, réel et majeur, de voir revenir ce différend sous la forme de passages à l’acte violents ou sordides !…

Est-ce donc réellement la phobie de l’Autre qui anime, d’une part l’idéologie religieuse des radicaux-djihadistes (ou « mécréantophobes » !) et l’idéologie politique des radicaux-nationalistes (islamophobes), et d’autre part leurs actes terroristes tragiques (Paris, Bruxelles, Nice…) dont le plus récent, celui de la Nouvelle-Zélande ? Pour répondre à cette question, une petite plongée dans la phobie est requise.

Qu’est-ce qu’une phobie ? Pour la psychanalyse, la phobie est, essentiellement, une protection contre le surgissement de l’angoisse de castration. Le phobique, au sens strict, ne hait pas l’objet – chien, serpent, araignée, la foule…-, il en a peur. Face à l’objet, le phobique, panique, sans même connaître le sens ou la raison de cette panique. La phobie dépasse donc le sujet qui la subit. Elle est plus forte que lui. Du coup, afin de ne pas se faire mordre, piquer ou étouffer par l’objet, il l’évite. Lorsque cet objet est, du coup, éloigné, le phobique n’y pense pas : il vaque à ses occupations. Si il ne hait ainsi point l’objet, le phobique n’est donc animé d’aucune pulsion destructrice ou meurtrière à l’égard de l’objet qu’il craint. Tant que cet objet se tient en effet à une distance raisonnable, c’est-à-dire hors du champ de perception du phobique, ce dernier en n’y pensant ainsi pas, l’oublie, lui fiche la paix. Il est, en ce sens, rare de voir ou d’entendre des phobiques écrire ou dire des insanités ou monstruosités sur l’objet de leur peur : puisque rien que d’en parler, c’est prendre le risque de voir revenir l’objet qu’ils craignent ! Et encore plus rare de les voir devenir de zélés idéologues racistes – pardon : phobiques ! – prônant l’éradication de l’objet et de ses semblables (A mort toutes les araignées!) ! Bref, il n’y a nulle fascination de l’objet chez le phobique.

Or un être qui stigmatise, insulte, hait, voire tue l’Autre (les Juifs, les homosexuels…), lui, est réellement non seulement obsédé ou fasciné par l’objet, mais également point paniqué par sa présence. Le haineux – appelons-le ainsi -, contrairement au phobique, n’évite en effet pas la rencontre avec l’objet haï. Il peut même, on le sait, lepoursuivre, traquer sa présence, le harceler, le persécuter ou programmer, techniquement, son extermination. Pour cause : cet objet, l’Autre, le haineux ne cesse de le porter avec et en lui. Ce qui grouille en effet dans le corps du haineux et lui donne des nausées, ce sont toutes les pensées malsaines et dégoûtantes qu’il lie à l’existence ou à la présence de l’Autre. Et que sont donc ces pensées malsaines, dégoûtantes ? Le haineux suppose, généralement, que le mode d’existence de l’Autre (présumé profiteur, voleur, comploteur, dégénéré, sale, arriéré…) lui rend impossible la construction d’une pleine et totale identité (communautaire). Autrement dit, au regard du haineux, l’Autre cristallise « lapart maudite » (Bataille) qu’il conviendrait d’éliminer pour (r)établir une harmonie identitaire.

À une identité pleine et harmonieuse, les antisémites, tout comme les radicaux-djihadistes, nationalistes ou sexistes, assurément, y croient. Ils ne voient pas que leur identité (communautaire, sexuelle ou religieuse) loin d’être naturelle, n’est, en réalité, que le produit d’unealiénation incorporée ou intériorisée. Les haineux de l’Autre pensent, en effet, non pas avoir une identité, mais l’être. Du coup, l’existence de l’Autre (identité) introduit, en eux, ces vertigineuses pensées : Si l’Autre (Juif, Homo, Musulman…) est un humain, tout comme nous, alors notre identité ne serait que relative, ne résulterait, pour chacun de nous, que de la contingence d’une rencontre ou d’une aliénation identitaire autre ! Elle ne serait donc point du côté de « l’être » ou de la « nature », mais du côté du simple « avoir » !… Telles sont les pensées vraies que les haineux de l’Autre rejettent catégoriquement.

Mais ils rejettent également cette autre vérité : Si après l’aliénation (identitaire), l’humain – dieu merci ! – continue à exister comme un « je » qui, vivant, parle, désire ou aime et n’est ainsi pas totalement incorporé ou machiné par l’identité qu’on lui intime ou somme d’adopter, c’est précisément que cette colonisation aliénante ou identitaire de son être n’a pas été toute ou totale, qu’un reste, son « je » donc, résiste à son emprise. Résumons à dire que l’Autre n’est ainsi rien d’autre que le propre « je » du haineux ! La haine de l’Autre, c’est la haine du « Je ». En désirant ainsi une « totale » identité par l’évacuation de l’Autre, le haineux vise donc, à son insu, la disparition de son propre « je« , donc sa propre mort !

Comme on peut le constater, on est très loin de la phobie ! La haine de l’Autre n’est pas la phobie de l’autre. Le phobique en préservant l’existence de l’objet, sait, au fond, que cet objet lui est nécessaire : il le protège, avions-nous dit, de l’angoisse. Le haineux, lui, maudit, exècre, insulte, agresse, vomit, voue aux gémonies et parfois, sans remords ni état d’âme, abat l’objet (humain). Bref, c’est réellement faire outrage aux réels phobiques que de les affubler de penchants « criminels » !

De l’homophobie à l’islamophobie, en passant par la gynophobie, c’est de la haine – et non pas de la peur – qui se déverse sur des humains présumés, avec leur choix sexuel, appartenance religieuse ou sexuelle, nuire à l’établissement d’une identité harmonieuse ou consistante. En ce sens, le retour aux concepts classiques de racisme (haine des Juifs, Musulmans, Roms…) (3) ou de sexisme (haine des Femmes…) me paraît plus pertinent pour décrire certaines haines et tragédies d’aujourd’hui que l’actuel chant des sirènes de la phobie-mania qui, elle, banalise des crimes et des criminels, potentiels ou avérés, en nous évitant de nous confronter aux abjections ou traumas qu’ils portent ou ouvrent.

Ben Merieme Mohamed, philosophe

(1) Merci à Cécile Guilbert qui avec son article : « Les « Suppliantes » et le « blackface », la tragédie de la néo-censure » (lisible ici : https://www.la-croix.com/Debats/Chroniques/Suppliantes-blackface-tragedie-neo-censure-2019-04-10-1201014740), m’a, sans le vouloir, encouragé à écrire ce présent texte.

(2) On peut très bien ne pas aimer une certaine communauté, tout en tolérant son existence. On peut être, par exemple, hétéro et tolérer les homos. Mais la tolérance n’est nullement synonyme d’amour, mais de laisser-être l’Autre à son mode d’être.

(3) La haine des homosexuels est un racisme. Elle considère en effet que les homosexuels appartiendraient à une « race de dégénérés » !… Et il n’y a pas d’islamophobie ! Haïr l’Islam, c’est, ipso facto, haïr les êtres qui le pratiquent. Le tueur de Nouvelle-Zélande ne craignit-il pas « Le grand remplacement » ?…

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