Franklin Dehousse

La Belgique à la dérive vers la crise de régime (carte blanche)

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

« Sans approche ambitieuse, la situation actuelle peut très vite dériver sur une crise majeure, écrit Franklin Dehousse, cocktail délétère d’un dérapage financier, d’un affrontement communautaire, d’un éparpillement des partis, d’une haine montante des experts et d’une ascension des extrêmes dans les deux communautés. »

« Savourez bien la guerre, car la paix sera terrible. Comme Ian Kershaw le rappelle, dans La fin, cette inscription ironique apparaissait souvent sur les murs de Berlin au début de 1945. En Belgique, pour le moment, on pourrait écrire: « savourez bien la pandémie, car son extinction sera terrible ». Depuis le début de l’année, les nombreux handicaps structurels de la Belgique ont disparu des préoccupations immédiates, mais non de la réalité. L’un d’entre eux, le trou des finances publiques, a même connu une détérioration tout à fait spectaculaire.

Les autres restent menaçants. Ainsi, la transition climatique a pris du retard (ce qui va vite devenir un problème dans la négociation des conditions climatiques du plan de relance européen), la stratégie énergétique demeure un mystère 17 ans après la décision de sortir du nucléaire, la mobilité reste largement polluante et obstruée, la justice un chancre, et la fiscalité un mystère réservé aux experts en cryptographie. En réalité, depuis 2014, le gouvernement Michel n’a quasiment rien réalisé à ces égards, sinon des cadeaux fiscaux, camouflés en « tax shift », et le F35, tous deux impayables à terme. Le déficit structurel s’est même détérioré, malgré les multiples avertissements reçus depuis 2017, dont le trio responsable Michel/VanOverveldt/Wilmes n’a tenu aucun compte. Avant le coronavirus, on cherchait déjà 12 milliards d’économies; depuis son explosion, on évite simplement d’évaluer l’effort requis à terme – pour éviter le vertige.

Provisoirement, la loi de la gravité financière a disparu. Les budgets vivent en apesanteur reportant les choix difficiles. La Banque centrale européenne, enfin audacieuse, pratique un financement monétaire des déficits requis par une situation extrême. (Cela évitera peut-être à l’Europe la même catastrophe qu’après 2008, où elle s’est révélée l’économie la plus mal gérée de la planète jusqu’à l’arrivée de Draghi). La Commission, elle, a abandonné pour la même raison le pacte de stabilité. Toutefois, tôt ou tard, l’endiguement relatif du virus ramènera la gravité financière. Le Bureau du Plan a donné une estimation de la situation possible. « À l’horizon 2025, un déficit public de l’ordre de 26 milliards d’euros (quelque 5 % du PIB) subsiste dans le scénario macroéconomique retenu ici où la reprise économique n’est ni immédiate à court terme, ni intégrale à moyen terme. » Ceci va évidemment constituer un défi majeur pour le financement de toutes les politiques publiques en Belgique, même dans le meilleur des scénarios (pas de forte deuxième vague du coronavirus en hiver, un vaccin en 2021, une récession en V, et une gestion correcte de la crise par l’Union européenne). Or, ce meilleur scénario est très loin d’être sûr.

Face à cette lourde menace, les partis font une crise de nerfs sans fin. Pendant quinze mois, ayant presque tous perdu les élections de 2019, confrontés à la balkanisation du paysage politique, ils ont erré de revendications en exclusives, en démolissant toutes les options les unes après les autres. Quoi qu’ils déclarent, leur propre survie semble beaucoup plus les préoccuper que celle de l’Etat. Sous la pression des réseaux sociaux, la nouvelle génération politique créée une cacophonie totale. La primauté des personnes écrase toute stratégie (jamais on n’a discuté autant du choix du premier ministre … avant même le début des négociations, par exemple). Tout cela mène à l’incompréhension et l’hostilité grandissantes d’une bonne partie du public.

Elle peut vite provoquer une crise de régime majeure. Les faits sont têtus, et il convient d’en rappeler quelques-uns. 1) Les deux principales communautés du pays continuent depuis 2007 à s’écarter l’une de l’autre. 2) Une nouvelle réforme de l’Etat apparaît inévitable à moyen terme, notamment en raison des dysfonctionnements actuels. 3) Elle réclame, mieux que les précédentes, une préparation sérieuse et des consultations étendues. 4) L’éclatement des partis au Parlement risque de croître encore. 5) Un effort budgétaire important sera requis à moyen terme. 6) Une coalition minoritaire dans une des deux communautés sera mal armée pour affronter ces multiples défis. 7) Une nouvelle élection dans le climat délétère actuel aggravera tous ces problèmes. Le cumul de ces évolutions pourrait menacer à terme la survie même de l’Etat.

Seule une large majorité permettrait de l’éviter. Par exemple, dans le passé, il est arrivé que tous les principaux partis de gouvernement se rassemblent pour un cap très difficile. La répétition de ce procédé rassemblerait ici 9 partis. Pour éviter un résultat éléphantesque, le gouvernement fédéral pourrait se resserrer avec 12 ministres : 2 NV-A, 2 PS, 1 MR (qui doit payer le poste européen de Reynders), 1 CD&V, 2 Ecolo, 1 VLD, 1 Groen, 1 SPA, 1 CDH. Cela n’aurait de sens que si chacune des formations acceptait des concessions substantielles. Par exemple, les Verts accepteraient la prolongation temporaire de certaines centrales nucléaires, les socialistes un engagement de réduction progressive du déficit structurel, les libéraux une élévation progressive de la fiscalité environnementale, les sociaux-chrétiens un certain assouplissement de la législation sur l’avortement, et la NV-A une certaine élévation de dépenses sociales ciblées. Mais chacun atteindrait au moins une partie de ses objectifs, et on stopperait le pourrissement actuel de la situation politique, qui aggrave maintenant chaque mois les faillites et les licenciements.

De suite, un tel gouvernement se concentrerait sur deux objectifs prioritaires : l’endiguement de la pandémie, le redressement de ses conséquences économiques et sociales. En même temps, tous les problèmes structurels (le green deal, la mobilité, la réforme de l’Etat, la numérisation de la société, le financement à terme des pensions, le sauvetage de la justice…) feraient l’objet d’un processus de consultation rapide (avec des comparaisons systématiques couvrant nos partenaires européens et des consultations des milieux concernés). Il faut reconnecter le public, drogué par des promesses intenables dans tous les sens, avec les défis structurels. Après un an, le gouvernement lancerait alors son programme législatif pour mettre en oeuvre les différentes réformes. Une négociation s’ouvrirait également avec les Communautés et Régions pour trouver un terrain d’entente sur une première réforme. (Bon nombre de choses sont déjà possibles dans le cadre des lois spéciales). Tout transfert de compétence, dans un sens ou l’autre, devrait être soumis à un test de simplification et d’efficacité administrative. Après deux ans, un bilan permettrait soit de poursuivre, soit d’aller aux élections.

Le glissement confédéral de la Belgique (c’est-à-dire vers des rapports plus internationaux) pourrait être immédiatement incarné dans une rotation annuelle du poste de premier ministre (solution inspirée de la Confédération helvétique) entre les représentants du parti le plus important dans chaque communauté. Cela réglerait plusieurs problèmes. D’un côté, cela réduirait la personnalisation à outrance actuelle de la politique. De l’autre, cela éviterait des premiers ministres dysfonctionnels émanant de partis secondaires. Comme l’a montré le contre-exemple de Charles Michel, cela amène le titulaire à singer la fonction sans pouvoir la remplir. Le public apercevait bien que les confrontations du premier ministre avec la NVA dominante consacraient chaque fois … la prédominance de la NVA. Le glissement confédéral devrait aussi amener au respect strict de la parité dans les nominations administratives fédérales et européennes, où l’hégémonie flamande est devenue évidente. (Les partis flamands sont de grands adeptes du confédéralisme pour les budgets… mais de l’unitarisme pour les nominations.)

En tout cas, sans approche ambitieuse, la situation actuelle peut très vite dériver sur une crise majeure, cocktail délétère d’un dérapage financier, d’un affrontement communautaire, d’un éparpillement des partis, d’une haine montante des experts (qui commence à évoquer Trump ou les Brexiteers), et d’une ascension des extrêmes dans les deux communautés. Dans ce cadre, tous les partis devraient réaliser que leur comportement lui-même est devenu un facteur d’aggravation des multiples crises actuelles. La perpétuation sans fin d’un gouvernement peu représentatif et peu compétent, la multiplication des ultimatums dans tous les sens, la primauté des considérations de personnes ajoutent à ce cocktail délétère sur un fond d’angoisse et de conspirations amplifié chaque jour par les réseaux sociaux. Ceux qui appellent à de nouvelles élections, quand les responsables ont étalé pendant quinze mois leur constante incapacité de gérer les crises, tant politique que pandémique, et demain économique, risquent de très mauvaises surprises. La radicalisation de tous les politiques pourrait bien provoquer une réaction radicale de tous les électeurs, et une aggravation de tous les blocages.

Franklin DEHOUSSE

Professeur à l’Université de Liège,

Ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes,

Ancien juge à la Cour de justice de l’Union européenne

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