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L’YPO, là où les patrons se mettent à nu

Conflit avec les actionnaires, enfants en pleine crise d’adolescence, couple qui part en vrille… Bienvenue dans le chapitre belge du réseau YPO, là où les CEO tombent le masque et osent parler de leurs émotions.

Pas un mot, nulle part, jamais. Les membres du réseau YPO, abréviation de Young Presidents’ Organization, connaissent tous cette formule répétée à l’ouverture de chaque « forum » mensuel. Six mots pour sceller la confidentialité absolue de ces réunions de quatre heures, au cours desquelles les patrons se livrent, s’écoutent, partagent leurs problèmes professionnels, familiaux et personnels et s’aident mutuellement à « devenir un meilleur homme, à la fois meilleur patron, meilleur père et meilleur mari », comme le résument de nombreux membres.

Méconnue voire inconnue, YPO est pourtant une très grosse machine internationale lancée à New York en 1950, à l’initiative d’un jeune héritier devenu un peu trop vite le patron de l’entreprise familiale, au décès de ses parents. Ray Hickok voulait briser sa solitude de patron par l’échange d’expériences entre pairs. Aujourd’hui, le réseau compte 375 sections locales (les « chapitres ») et 22 000 membres à travers le monde, réunis par une même devise : Better Leaders Through Education and Idea Exchange (devenir de meilleurs dirigeants grâce à l’éducation et à l’échange d’idées). YPO se présente comme « le réseau le plus prisé au monde par les chefs d’entreprise ».

Sélectif en tout cas. Très sélectif. On y entre par cooptation et pour autant que plusieurs critères objectifs, chiffrés, soient rencontrés. Il faut avoir moins de 45 ans, être le CEO (chief executive officer) ou en tout cas le numéro un effectif d’une entreprise affichant un chiffre d’affaires de minimum 10 millions d’euros et employant 50 personnes (ou une masse salariale d’au moins 1 million d’euros). La cotisation annuelle est à l’avenant : 2 500 euros pour la section belge de YPO et 3 000 dollars pour la structure internationale, qui propose de multiples conventions, séminaires et autres voyages, sans parler du carnet d’adresses mondial.

Entrepreneurs, managers, héritiers

La section belge, le Brussels Chapter, compte une quarantaine de ces premiers couteaux, majoritairement francophones. Ils se retrouvent régulièrement en couple lors d’événements destinés à socialiser (un spectacle, un dîner, une conférence privée…), ils partent parfois en voyage ensemble (comme au Tibet à l’automne prochain) mais, surtout, ils participent à ces « forums » mensuels, programmés un an à l’avance pour être sûr que tout le monde soit là. Le chapitre belge compte cinq forums, lesquels regroupent sept à dix personnes, toujours les mêmes, et mêlent trois profils patronaux. Il y a les entrepreneurs, ceux qui ont lancé leur business, tels Bruno Venanzi (Lampiris) ou Eric Everard (Artexis). Il y a les managers professionnels, les hired guns (mercenaires) comme on les surnomme en interne, tels Dominique Leroy (Belgacom), Bernard Delvaux (Sonaca), Arnaud Feist (Brussels Airport Company), Laurent Levaux (Aviapartner) ou David Moucheron (bpost banque). Et puis il y a les héritiers, ceux qui ont repris les rênes de l’entreprise familiale, tels Guy Velge (Polytra), Gregory De Clerck (Domo), Philippe Van Damme (Locks International) ou encore Pascal Gerken (Gerken SA) et Philippe Moorkens (Buro Market), l’actuel président du Brussels Chapter. Ceux-là aussi ont droit à un surnom, pour rire : lucky sperm. (1)

Le mélange de ces trois profils est voulu, « parce qu’ils ont des expériences et des raisonnements différents », souligne Laurent Levaux. « Les entrepreneurs viennent avec leur créativité et leur énergie, les managers avec leur approche rationnelle tournée vers l’efficacité, quand les héritiers accordent beaucoup de place aux valeurs et au long terme. Cela se complète très bien et fait toute la richesse de nos échanges. » On évitera aussi de placer des concurrents directs dans un même groupe, comme on s’interdira formellement de faire des affaires. D’autres business clubs existent pour cela.

« Les histoires sensibles sortent »

Chaque forum tient réunion tous les mois pendant quatre heures, le plus souvent au domicile de l’un des membres, pour une séance d’échanges modérée par un forum officer. Le premier tour de parole est consacré à un update au cours duquel chacun fait le point sur sa situation, sur le mode : qu’est-ce qui m’apporte et m’enlève de l’énergie ? « Cela permet de voir si certains d’entre nous sont confrontés à quelque chose d’important et d’urgent », situe Guy Velge. De ce premier tour de table ressortent deux voire trois sujets qui sont traités en profondeur, selon une méthode bien précise. D’abord, la personne concernée (ou son coach, désigné pour l’exercice) expose son problème. Le sujet peut être professionnel, familial ou personnel. Cela peut aller très loin : une grosse acquisition qui se complique, un conflit avec les actionnaires, une dispute fratricide au sein de l’entreprise familiale, des enfants en pleine crise d’adolescence, un couple qui part en vrille, une maladie qui change tout, la perte d’un parent. « Le pacte de confidentialité fait que la confiance s’installe petit à petit et finit par être totale, atteste un membre. Alors on se met à nu, les histoires sensibles sortent, on n’a pas peur de faire parler les émotions. Il n’est pas rare qu’on se retrouve tous à pleurer en écoutant les difficultés que l’un d’entre nous traverse. »

Vient ensuite le temps des questions. D’éclaircissement d’abord, pour affiner le sujet, puis d’approfondissement. Le groupe entre alors dans le coeur du sujet, creuse le problème pour faire avancer l’orateur dans sa recherche de solution. « Nous écoutons, nous posons des questions toujours ouvertes, témoigne Guy Velge. Avec la confidentialité totale, le non-jugement est l’autre règle absolue du forum, et c’est ce qui fait son intérêt : on n’est pas là pour juger, on est là pour aider la personne à se poser les bonnes questions et à trouver elle-même la réponse qui est en elle. » Ecouter sans juger : tout un apprentissage, avouent ces CEO à l’ego souvent hyper-dilaté, plutôt habitués à trancher vite et à donner le ton.

Conseil d’administration personnel

Lors d’un dernier tour de parole, si l’orateur le souhaite, les membres partagent leur expérience sur la même problématique, lorsqu’ils y ont déjà été confrontés. « Là, note l’un d’entre eux, on se rend compte, alors qu’on croit connaître le bon chemin pour aller de A à B, qu’il existe autant de bons chemins que de personnes autour de la table. » L’exercice se termine par un feedback de l’orateur aux autres membres, après quoi le même processus reprend avec un deuxième sujet, parfois un troisième s’il reste du temps. « Au fil des années, signale Eric Everard, ce sont des dizaines, des centaines d’études de cas qui défilent. Le forum vous fait gagner dix ans en maturité, c’est comme si vous étiez en permanence en MBA. En fait, c’est un conseil d’administration personnel, où neuf CEO sont là pour vous aider dans vos problèmes en toute confidentialité, quel luxe ! »

Ici, le patron se sent compris. Bernard Delvaux : « Vous ne pouvez pas parler de vos problèmes dans votre entreprise et ni votre famille, ni vos amis ne connaissent vos contraintes professionnelles. Mais là bien : vous aurez le soutien, le conseil que vous ne trouverez pas ailleurs. » Parce que YPO réunit des semblables. « Des gens de la même génération environ, qui expérimentent le même type de problèmes et sont à une période charnière dans leur vie à la fois professionnelle – ils deviennent numéro un -, personnelle et familiale », résume Gaétan Clermont (CBRE).

Après quatre heures intenses et souvent riches en émotions, un dîner informel clôture en général le forum, dont rien ne sortira. Pas un mot, nulle part, jamais. Pas même avec les amis les plus proches, pas même sur l’oreiller. « La règle s’impose d’elle-même car c’est d’elle que vient la richesse des échanges, relève un membre. C’est pour bien cela que, d’année en année, nous sommes si assidus au forum. » Une fois tout de même, la confidentialité a été brisée. Immanquablement, cela s’est su et l’indiscret a été banni illico. Tout le réseau lui a tourné le dos.

Cela avait mal tourné cette fois-là mais c’est bien la seule. Car, tous le disent, les forums sont une mine d’amitiés. « Depuis l’université, c’est un des rares endroits où je me suis fait des amis, confie l’un des quarante. Quand vous êtes CEO, vous portez toujours un masque et vous rencontrez très peu de personnes réellement désintéressées. Au sein du YPO, on se libère de nos statuts afin de pouvoir être la personne que nous sommes. On est tout nu. »

C’est encore plus vrai lors des retraites. Une fois par an, chaque forum s’arrache du monde pendant deux ou trois jours et se retrouve à la côte, dans les Ardennes, dans le Midi ou en Italie. S’y joint une « ressource externe » – un coach, un écrivain, un psy, etc. -, choisie par le groupe pour approfondir un point débattu au cours de l’année. Cela touche souvent, mais pas nécessairement, à des sujets assez personnels. « On prend le temps d’aller chercher loin en soi, on fait de la place aux émotions, comme on le fait sans doute rarement. »

« Cela a changé ma vie »

Cela aussi explique l’attachement fort exprimé par les membres envers leur réseau favori. L’argumentation évoluera selon l’interlocuteur mais le vocabulaire se révèle rarement neutre. Pour la version sobre, prenez Bernard Delvaux : « Je n’étais pas persuadé d’en avoir besoin et puis j’ai vite découvert à quel point c’était riche. Je ne dirais pas que cela a changé ma vie mais cela m’a été d’un grand support. » Pour un plaidoyer plus appuyé, voyez Laurent Levaux : « Nous avons tous pris des décisions que nos forums ont influencées. Reconnaître ses points faibles, écouter sans juger, apprendre à ne pas craindre les émotions, à commencer par les siennes. Le YPO m’a fait grandir et m’a rendu plus humble aussi. » Pour l’apologie, demandez par exemple à Sophie Eykerman (Sterop), l’une des trois femmes de la section belge, avec Dominique Leroy (Belgacom) et Virginie Dufrasne (Lixon) : « Devenir membre du YPO a changé ma vie. J’y ai appris à voir les événements de façon plus nuancée, à mieux écouter. Faire un update mensuel avec d’autres membres sur ma vie me permet d’avancer mieux, de garder le cap. Cela participe à mon équilibre de vie pour être au quotidien une meilleure femme, une meilleure mère, un meilleur chef d’entreprise. » (1) Précédemment, le réseau belge a compté dans ses rangs aussi des noms comme François Schwennicke (Delvaux) qui a lancé YPO en Belgique avec Olivier Coune (groupe Pierre Marcolini), Eric Mestdagh, Rodolphe Collinet (Carmeuse), François Blondel (ex-IBt), Etienne Van de Kerckhove (ex-IRIS), Benoît Scheen (Orange, ex-Mobistar), Alain Deneef (ex-SNCB), ou encore José Zurstrassen (Skynet et Keytrade notamment). Depuis trois ans, les membres du chapitre belge qui atteignent 50 ans (ou revendent leur business) peuvent rejoindre WPO (pour World President’s Organization), qui est le prolongement de YPO et fonctionne sur le même moule.

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